Un fiasco et ses causes (1ère partie)
L'action politique de la gauche contre l'inégalité sociale, est-elle un succès ?
Depuis plus d’un siècle, des partis de gauche luttent en Europe pour une société moins inégalitaire. C’est ce qu’ils prétendent. Ne les contredisons pas sur cette intention affichée. Mais posons la question : avec quel succès ?
Les premiers partis ouvriers sont nés à la fin du XIXe siècle, souvent en filiation avec les syndicats. Selon l’économiste Thomas Piketty (Le capital au vingt et unième siècle, ouvrage indispensable pour qui s’intéresse à cette question), le tournant du dix-neuvième au vingtième siècle est l’âge d’or de la grande bourgeoisie. Le degré d’inégalité des revenus y atteint son sommet historique. Comme l’explique cet auteur, les deux guerres mondiales et la grande crise des années trente modifieront la donne. La bourgeoisie souffre le plus de ces événements : l’inégalité des revenus et la part du capital dans le revenu national diminuent toutes deux. Parallèlement, la société se réforme à l’avantage des travailleurs salariés : suffrage universel, construction progressive d’un droit du travail protecteur et mise en place d’une sécurité sociale. Cette période, la plus favorable aux salariés dans l’histoire, court plus ou moins jusqu’à la décennie 1970.
Une part du mérite dans l’amélioration du sort des travailleurs salariés pendant cette période revient certainement aux syndicats et aux partis de gauche, mais l’analyse de Piketty semble indiquer que, parallèlement, les guerres mondiales et la grande crise auraient eu un effet mécanique sur le niveau d’inégalité en malmenant le capital.
Depuis une quarantaine d’années, l’inégalité est repartie à la hausse et elle s’accompagne de la remise en cause d’acquis de la période précédente. La courbe de l’inégalité au XXe siècle a la forme en U (c’est-à-dire qu’elle décroît d’abord puis augmente après avoir atteint le creux). En ce début de XXIe siècle, elle retrouve un niveau élevé.
Une étude récente (étude Blanchet & al) analyse l’évolution de la répartition du revenu en Europe de 1980 à 2017. Qu’en ressort-il ? Le revenu moyen des Européens a évidemment augmenté pendant cette période assez longue. Mais la croissance a été inégalement répartie. Les 50% du bas de l’échelle des revenus ont capté 15% de la croissance du revenu avant impôt, soit moins que le 1% du haut qui en a capté 17%. On est donc face à une montée de l’inégalité sociale sur le long terme.
Alors, pour les organisations de gauche : succès ou pas ? Sur l’ensemble de la période, le résultat est en demi-teinte. Si l’on s’en tient au dernier demi-siècle, il paraît franchement mauvais. Puisque cette période nous concerne le plus, le constat est celui d’un échec. A l’inégalité croissante, l’histoire contemporaine associe un paradoxe politique qui rabaisse encore la performance de la gauche : comme la classe qu’elle est censée défendre subit des attaques plus sérieuses, on s’attendrait à plus entendre la gauche mais au contraire elle est devenue moins audible.
Voici une illustration frappante de son impuissance : au cours de la décennie 1990, plusieurs sommets européens se sont tenus, où onze chefs de gouvernements sur quinze étaient sociaux-démocrates. Une telle prépondérance laisserait présager un avenir radieux pour la classe dominée. Or, c’est exactement le contraire qui s’est produit. Que beaucoup présidaient des gouvernements de coalition est, certes, une explication mais elle ne contredit pas le diagnostic d’une grande impuissance ni ne dément le contraste saisissant entre l’influence réelle et ses apparences, qui donne à réfléchir.
La situation présente tient à un retournement qui s’est produit il y a quelques décennies en faveur de la classe possédante et dont la gauche fut la spectatrice impuissante. Il correspond à ce qu’on a appelé la contre-révolution conservatrice. L’arrivée au pouvoir de Margareth Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux Etats-Unis déclenchèrent l’onde de choc néolibérale qui gagna tout le monde occidental. Si elle a entretemps perdu son caractère de vague montante, elle n’en reste pas moins toujours à l’œuvre. Le revirement a touché les trois étages de la société :
─ L’économie : la dérégulation et le libre-échange l’ont libéralisée. Le rapport de force entre les classes sociales a évolué en faveur du capital.
─ La politique : non seulement les partis de gauche ont vu leur poids électoral fléchir, mais leur programme n’a cessé de battre en retraite. Le réformisme est oublié ; il ne s’agit plus que d’arrêter voire simplement de freiner le rouleau compresseur du tout au marché.
─ La culture et l’idéologie : alors que le marxisme passait au rang d’archaïsme, des doctrines inclinant au libéralisme conquéraient la pensée sociale, notamment le libertarisme en philosophie et l’école de nouveaux classiques en économie politique.
Les phénomènes historiques importants ont rarement une cause unique. Elles sont ici multiples. Sans prétendre à l’exhaustivité, citons :
Premièrement, l’essoufflement de la croissance économique. La reconstruction d’après-guerre avait entraîné trente années de croissance dont les taux élevés constituent une singularité dans l’histoire. Mais elle a fini par s’épuiser à partir du milieu des années soixante-dix, avec l’irruption de la première récession sérieuse de l’après-guerre, alors que l’inflation battait son plein. D’après Piketty, il s’agirait simplement du retour à des taux de croissance normaux. Mais depuis lors, le chômage tend à devenir endémique ; même lorsqu’il est circonscrit, il marque la classe salariée des stigmates de l’austérité. Le chômage met les syndicats en position de faiblesse, de même que les finances publiques très impliquées dans le progrès social. L’incapacité à maintenir la croissance élevée et le plein emploi représentent pour le capitalisme une carence qui aurait pu l’affaiblir, mais l’effet inverse l’a emporté : la menace du chômage a maté la classe salariée.
Deuxièmement, la hausse des coûts de production dans les pays riches et la baisse des coûts de transport. Elles ont motivé leurs élites économiques à délocaliser la production vers les pays à bas salaires. Cette évolution fut confortée par la vague des accords internationaux de libre-échange, dans la foulée desquels furent également libéralisés les mouvements internationaux du capital financier. Les leviers de la politique économique s’en trouvèrent affaiblis et l’évasion fiscale facilitée.
Troisièmement, déjà à l’époque des « trente glorieuses », les déficiences de la gauche. Le Welfare State était un géant aux pieds d’argile ; la force du discours et des acteurs politiques qui le soutenaient était en partie illusoire. La gauche était sortie renforcée de la deuxième guerre mondiale mais ce tonus était dû à des contingences historiques plutôt que fondé sur une raison intrinsèque. La social-démocratie ne voyait pas plus loin que le pragmatisme, les communistes étaient inféodés à Moscou et l’extrême gauche s’enthousiasmait pour la révolution culturelle de Mao. Les événements de 1968 ont créé l’illusion d’une déferlante quasi-révolutionnaire mais les slogans marxistes et anarchistes exprimaient surtout le mal-être de la jeunesse assujettie à un conformisme étouffant.
Quatrièmement, les succès des trente glorieuses ont mené la social-démocratie à croire la tâche accomplie. Il n’en fallait pas plus pour qu’elle s’endorme sur ses lauriers. Mais dans l’histoire, victoire et défaite ne signifient pas grand-chose sur le long terme. Il n’y a pas de cours irréversible. De génération en génération, les acquis ne se transmettent que partiellement. L’évolution du monde ne s’arrête pas ; elle dérobe l’assise des constructions du passé. Qui était clairvoyant aurait prévu la volonté de détricotage.
Une évolution économique spontanée et du volontarisme politique se sont donc conjugués pour " néolibéraliser " la société. Il est difficile de départager leurs influences respectives.
Revenons à la décadence électorale récente de la gauche européenne. Le constat est encore plus pénible si l’on remarque que depuis le début du siècle présent, un des principaux bénéficiaires en est l’extrême droite. En fait, dans beaucoup de pays, une part importante de l’électorat ouvrier migre de la gauche vers l’extrême droite. L’extrême droite accomplit cette performance alors qu’historiquement, aucun gouvernement auquel elle a participé n’a jamais appliqué une politique favorable à la classe ouvrière. Il y a toujours eu échange de bons procédés entre ces gouvernements et la classe capitaliste. C’était le cas notamment du nazisme, en dépit de ce que sa propagande des débuts laisse supposer. Rien dans le programme social de l’extrême droite ne devrait attirer les défavorisés du capitalisme, programme sur lequel sa communication reste curieusement discrète ou vague. Le transfert électoral s’explique par la déconnexion de la social-démocratie embourgeoisée d’avec l’électorat ouvrier. Si tant de gens ordinaires sont réceptifs à la rhétorique anti-migrants de l’extrême droite, c’est parce qu’ils se sentent délaissés (à juste titre), ce qui leur donne l’impression que les nouveaux arrivants sont mieux traités qu’eux. Régulièrement dans pas mal de pays, la social-démocratie forme une coalition gouvernementale avec les conservateurs. Dans ces conditions, le grand atout de l’extrême droite, c’est le formidable cadeau que lui fait la social-démocratie : être la principale force d’opposition, Sauf dans les très rares cas où l’extrême gauche est suffisamment influente, plus aucune force ne s’oppose politiquement à la domination du capital. Le principal parti de gauche a déserté le combat. Il ne reste qu’une opposition qui, quoi qu’elle en dise, n’en est pas une. L’extrême droite n’a de cesse de vitupérer contre " le système ", mais son discours reste délibérément vague quant à la substance et au contour de ce qui est honni. Et pour cause : elle ne rejette pas les bases du système socio-économique. Elle désigne comme coupables quelques politiciens et des partis politiques qui en réalité ne maîtrisent pas grand-chose. Quant aux dirigeants des partis d’extrême droite, rarement dans le besoin, leur carnet d’adresses est souvent garni de noms appartenant à la classe dominante. En toute discrétion.
La gauche se montre impuissante et subit une érosion électorale alors qu’elle défend une classe majoritaire. Un tel paradoxe mérite une explication à la hauteur du constat. C’est l’objet de la présente réflexion, mais avant ça, voyons deux causes régulièrement mises en avant par les théoriciens de la gauche et qui servent d’excuse à leur piètre performance.
Premièrement, rappelons-nous la sentence de Marx selon laquelle les idées dominantes sont les idées de la classe dominante, dont voici l’énoncé complet :
Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. (K. Marx, F. Engels. L'idéologie allemande, Paris, Les Editions sociales, 1968, p. 75).
La morale, la religion, la philosophie, la science, la culture en général sont empreintes de l’idéologie bourgeoise qui vise à convaincre la classe dominée que la société fonctionne sur une base équitable et équilibrée. De tous temps, les classes dominantes ont voulu démontrer que l’intérêt général coïncide avec leur intérêt propre. Sa puissance économique fournit au capital les canaux par lesquels son idéologie est diffusée. Les grands médias lui appartiennent. Le financement des campagnes électorales est plus aisé pour les candidats amis de la classe fortunée. Marx n’est évidemment pas le seul à avoir exprimé cette idée.
Deuxièmement, les partis de droite ont dans leur manche la carte qui leur sert souvent d’atout : le chauvinisme nationaliste, dont il existe une multitude de formes : antisémitisme, inimité entre peuples voisins, hostilité aux migrants… Y a-t-il un meilleur moyen de détourner les classes défavorisées des tentations revendicatrices ? Toute l’énergie captée par l’animosité contre « l’autre » vient en déduction de l’intérêt que les peuples peuvent vouer aux oppositions sociales internes à la communauté nationale. L’histoire de ce type de manipulation est longue et riche ; probablement aucune civilisation n’y a échappé. Toute classe dominante peut avoir besoin à un moment donné d’un bouc émissaire. En comparaison avec d’autres époques, l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale est heureusement pauvre en guerres. Mais la guerre des Malouines (1982) illustre parfaitement notre propos. Alors que le gouvernement de Margareth Thatcher était au plus bas dans les sondages en 1981, le déchaînement nationaliste suscité par cette guerre et la victoire britannique offre au parti conservateur un triomphe électoral en 1983. Ce n’est pas tant l’attitude du gouvernement Thatcher qui est blâmable que celle de ses supports et tout particulièrement de la presse tabloïd qui a raffolé de cette guerre. Le parti conservateur n’a eu qu’à cueillir les fruits.
Ces deux facteurs, bien réels, ont certainement favorisé le maintien du système de domination existant, mais même l’addition de leurs effets ne suffit pas à expliquer l’ampleur du fiasco.
Une explication alternative s’impose. Ce qui nous amène à notre thème central : l’impuissance de la gauche s’explique surtout par les égarements de la plupart de ses acteurs.
Commençons avec l’idéologie. Impossible de taire l’influence du marxisme lorsqu’on brosse le tableau de l’histoire politique du vingtième siècle. La vision du monde prévalant à gauche porte profondément l’empreinte de la pensée de Marx. Celle-ci comportait quelques avancées salutaires mais aussi pas mal d’erreurs et de lacunes qui la rendent inapte à servir de socle intellectuel à la construction d’une société plus juste. C’était déjà vrai au vingtième siècle, ce l’est encore plus au vingt et unième.
Au-delà de l’œuvre de Marx elle-même, si l’on considère ses pseudopodes intellectuels et politiques, on peut affirmer que le marxisme a fait perdre un siècle à la gauche. Un siècle où l’on se posait des questions inutiles. Un siècle de dogmatisme : la parole était aux exégètes. Pour déterminer objectifs et stratégies, on cherchait à savoir ce que Marx pensait de tel cas précis ou comment il fallait l’interpréter, plutôt que de considérer la problématique en elle-même. Ce dogmatisme était, au demeurant, de façade, car le but était toujours de faire dire à Marx ce que dictait l’intérêt particulier des dirigeants. Et que dire de ce spectacle où grand-prêtres et sectateurs vouent un culte plein de conservatisme à la doctrine et à son auteur. Un culte dont les fidèles étaient d’ailleurs loin de la communion, car le dogmatisme ne va pas sans de sempiternelles querelles de chapelles.
Les conduites fautives des partis de gauche ont encore plus contribué à la perte de leur crédibilité que les carences de l’idéologie. Illustrons-le avec deux exemples, sans doute les dérives qui ont le plus marqué les esprits ; la première est le fait des partis communistes et de certains partis d’extrême gauche, la seconde concerne la social-démocratie.
On ne peut passer sous silence l’amitié des communistes occidentaux avec les régimes qui tyrannisèrent les peuples de l’Union Soviétique et de sa zone satellite. L’admiration des maoïstes pour la révolution culturelle chinoise est du même acabit. Les communistes dénonçaient, souvent à bon droit, des défauts de la société capitaliste dans laquelle ils vivaient mais fermaient les yeux sur les perversions plus graves du système instauré par les partis amis. Comme les régimes de l’Est étaient non seulement tyranniques mais aussi ubuesques en ce sens qu’ils semblaient fonctionner suivant des règles absurdes, ces amitiés perverses ont valu à leurs protagonistes l’accumulation d’une bonne dose de discrédit dont il leur sera difficile de se défaire, même longtemps après la chute du communisme. Cet aveuglement est d’autant plus surprenant que la dénonciation de ces systèmes n’aurait même pas impliqué la remise en cause de la lutte pour le socialisme à l’Ouest.
Les sociétés communistes du XXe siècle sont un des systèmes les plus inhumains de l’histoire. Comment en est-on arrivé là alors que ces régimes sont issus d’un mouvement luttant pour l’émancipation ? Beaucoup d’explications ont été avancées, mais, prisonnières de préjugés, elles affirment sans comprendre. Selon les uns, le communisme est naturellement totalitaire parce qu’il veut diluer les individus pour obtenir une masse uniforme. Pour les autres, Staline et ses successeurs ont trahi les idéaux de la Révolution d’Octobre. Tant à droite qu’à gauche, une majorité admettait la prétention du système à être socialiste et à viser la société sans classes. Et pourtant, il s’agissait d’une illusion mystificatrice, dont le moteur, comme souvent, n’est autre que le désir de l’opinion d’être trompée. D’abord la droite, qui pouvait ainsi imputer les crimes du régime à l’idéal socialiste, son ennemi intime. Ensuite, les communistes incapables de renoncer à leur attachement à la révolution qui avait renversé le capitalisme.
La parution de l’ouvrage « La nomenklatura » de Michael Voslensky en 1980 est un moment essentiel de la démystification. Comme le montre l’auteur, le système soviétique est une nouvelle forme de société de classes, une société où une classe inédite, la nomenklatura, exploite le prolétariat et la paysannerie. Elle se compose principalement des strates supérieures de la bureaucratie du parti et de l’Etat ainsi que des dirigeants des usines et des exploitations agricoles. L’Etat est propriétaire des moyens de production et la nomenklatura en dispose effectivement car sa dictature la rend « propriétaire » de l’Etat. L’idéologie de cette classe consiste à nier ou plutôt dissimuler son existence ; elle se présente comme un secteur spécialisé au sein du prolétariat, une « avant-garde », ce qui est aberrant au vu de ses privilèges exorbitants. Le parti communiste sert de réservoir à l’intérieur duquel sont cooptés les nomenklaturistes. Pour disséquer la société soviétique, Voslensky recourt malicieusement aux catégories marxistes : classe dominante, exploitation, accumulation primitive, idéologie…
L’histoire tragique du nomenklaturisme était inscrite dans ses débuts foireux. Ce n’est pas la dictature tsariste mais le nouveau pouvoir démocratique issu de la Révolution de Février que la Révolution d’Octobre renversa en 1917. La Révolution d’Octobre est en quelque sorte le péché originel du système : ayant accédé au pouvoir par la force, le parti communiste devenait dépendant d’elle pour s’y maintenir. Selon les mots de Voslensky, Lénine dirigeait un groupe de révolutionnaires professionnels qui ont commis un coup d’Etat. Ils furent ensuite éliminés par la nouvelle classe dirigeante, la nomenklatura, qui émergea à l’ombre de Staline, son accoucheur. C’est par la terreur la plus brutale qu’elle instaura sa domination.
Voslensky n’est évidemment pas le premier à avoir compris la nature de classe du système soviétique, même si personne ne l’avait encore analysé aussi clairement. Des auteurs de gauche notamment Castoriadis (1949), Djilas (1957), Debord (1968) l’avaient précédé. Leur dénonciation n’eut qu’un impact limité sur l’opinion. En fait, Voslensky est le premier à avoir nommé cette classe avec ce terme, nomenklatura, entré dans le langage courant. Castoriadis et Debord parlent de « classe bureaucratique » ; ce terme déjà paré d’une autre signification ne pouvait faire impression. Djilas parle de la « nouvelle classe », comme si toutes les classes n’avaient pas été nouvelles. Pour bien analyser les choses, il est essentiel de pouvoir les nommer. L’absence de nom a longtemps profité à cette classe si désireuse de vivre cachée.
La nature réelle du système a échappé aux analystes marxistes, alors qu’un peu de logique eût suffi à saisir cette subtilité : lorsque les moyens de production sont propriété de l’Etat, la propriété n’est authentiquement sociale que si règne la démocratie ; sinon, le groupe qui contrôle l’Etat dispose de facto des moyens de production et devient une classe dominante. Il n’y a donc pas de symétrie avec le capitalisme dans lequel le caractère démocratique ou dictatorial de l’Etat est déconnecté du mode de propriété et n’altère donc pas la nature sociale du système. Ce qui signifie que le vrai socialisme n’est possible que si règne la démocratie politique et que la non-satisfaction de cette condition mène nécessairement au nomenklaturisme qui est un mode de production en soi.
Venons-en maintenant au deuxième exemple de conduite inappropriée. Ces dernières décennies, les scandales ont fréquemment occupé le devant de la scène politique ; tant en Europe qu’ailleurs, peu de pays y ont échappé. Parfois, il s’agissait de corruption pure et simple, parfois, sans que la frontière de la légalité ne soit franchie, des mandataires de l’ombre ou des élus s’octroyaient des avantages excessifs ou profitaient de prébendes. Il faut bien reconnaître que les sociaux-démocrates ont trempé dans ces scandales plus souvent qu’à leur tour. Toute malhonnêteté en politique est déplorable, peu importe l’horizon idéologique des individus et partis coupables. Mais quand il touche un parti de gauche, le scandale est accablant pour un motif supplémentaire. Le désir d’enrichissement personnel est à l’opposé du sentiment de solidarité qui sous-tend le projet de la gauche. Quand il touche la gauche, l’image qui vient à l’homme de la rue spectateur est celle de politiciens ou de militants qui ne croient plus à leur message. Une impression qui correspond probablement à la réalité. Peut-être est-ce même là le fond du problème. Les scandales arrivent parce que ces personnes ne croient pas suffisamment à leur message. Il y a à cela une explication.
Les partis sociaux-démocrates ont la particularité de compter deux types d’adhérents. Outre les militants progressistes tels qu’on s’attend à les trouver, des opportunistes s’affilient en vue d’obtenir des postes avantageux dans l’appareil d’Etat. Sur le terrain, la distinction est évidemment moins nette, car l’opportunisme n’exclut pas une certaine adhésion aux valeurs progressistes. La proportion d’opportunistes n’est pas plus élevée chez les élus que chez les autres adhérents : les partis ont aussi à pourvoir des postes publics non électifs. Les universitaires d’opinion social-démocrate tendent à être plus attirés par les carrières dans le secteur public que par les emplois de cadre dans le secteur privé. Néanmoins, l’accès aux mandats et aux emplois publics ainsi que les avantages qu’ils procurent sont régis par des règles plus contraignantes. Ces militants y souscrivent intellectuellement mais elles les dérangent dès qu’elles affectent leur propre carrière ; le jeu consiste alors à contourner ces règles.
Les opportunistes sont plus susceptibles de céder au chant des sirènes de l’argent qui les mènera au scandale. L’éclatement d’un scandale n’est d’ailleurs que la partie émergée de l’iceberg. Dans les allées du pouvoir, tout un monde s’affaire et veille sur ses privilèges. Les opportunistes se trompent fort s’ils croient que le peuple ne remarque pas leur jeu. L’effet de cette observation est dévastateur, car le " tous pourris " ajoute de l’eau au moulin de l’extrême droite et même lorsqu’il ne conduit pas à cette extrémité, il démobilise le désir d’engagement social.
Le marasme électoral est un marqueur contemporain très visible de la crise que traverse la gauche. Mais celle-ci paie aujourd’hui non seulement les fautes actuelles mais également celles qu’elle a accumulées au cours du temps. En termes imagés, disons que son karma n’est pas très bon. Ce serait une erreur de blâmer seulement l’époque actuelle. Des rendez-vous ratés ont émaillé tout le vingtième siècle. Pensons au SPD allemand et à la SFIO française qui ont tous deux rejoint le camp de la guerre en 1914, au Parti Communiste Français qui a attendu l’invasion allemande de l’Union Soviétique pour lutter contre le nazisme… Il n’y a donc pas d’époque bénie révolue qui mérite de la nostalgie.
Les amitiés perverses des communistes et la prévarication des opportunistes sociaux-démocrates sont des fautes. On pourrait multiplier les exemples de comportements inadéquats. Mais le plus important est de comprendre que ces fautes sont révélatrices d’un problème plus général, d’une conception erronée ou d’un manque de conception de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Ces fautes sont des formes visibles et concrètes, sans doute les plus graves parmi beaucoup d’autres, qu’a prises une attitude politique dégénérée. C’’est ce que j’expliquerai dans la deuxième partie de cet article, qui sera publiée dans quelques jours.