La scène se passe à Toulouse au début des années 1980. Je sortais du Saint-Agne, l’équivalent du Rex, antre des cinéphiles au temps où les bobos n’existaient pas alors que les ex-babas devenus jeunes actifs se pressaient pour voir des films obscurs dans une salle non moins obscure qui parfois, projetait des copies d’une qualité douteuse avec un son plus que grésillant. Ce soir, le cinéma projetait Easy rider. Avec mes potes, sitôt sortis de la salle, avant même de quitter le cinéma, nos mains se précipitaient dans la poche où se trouvait le fameux paquet de cigarette. Enfin, sauvés, nos poumons allaient pouvoir respirer et notre sang se charger de la délicieuse et relaxante nicotine. Le briquet circulait et les clopes s’allumaient. Nous n’étions pas les seuls dans ce cas.
La scène se passe récemment, à Bordeaux. Je flânais ce samedi après-midi en agréable compagnie et nous nous sommes posés sur un banc, place Camille Julian, face à la sortie de l’Utopia, antre des cinéphiles très prisé des gauchistes altermondialistes ou du front ainsi que des bobos bordelais. Au bout d’un moment, je vis des gens sortir du ciné. L’air distrait, j’observais avec nonchalance ces spectateurs visiblement satisfaits de se retrouver à l’air libre. Une dame s’assit à côté de nous, pris son smartphone. Apparemment, elle visualisait les numéros de son agenda puis composa un numéro pour prévenir une amie qu’elle venait de sortir de la séance et qu’elle pouvait la rejoindre je ne sais plus où. Je regardais alors la sortie du ciné et je vis d’autres personnes sortir leur smartphone du sac sans pour autant composer un numéro. Certains avaient l’air hagard, fixant le petit écran du téléphone, semblant égarés voire hypnotisés. D’autres tenaient leur appareil dans une main, le caressant du pouce, comme s’il fallait machinalement actionner l’écran tactile. Quelques-uns finissaient par fixer avec attention leur smartphone pour y glaner semble-t-il une information importante. Mais ce qui était assez saisissant, c’est de voir cette manière de tenir l’appareil et de s’y accrocher comme si c’était un paquet de cigarette.
Finalement, ces petits détails du quotidien traduisent des traits bien contemporains. D’improbables psychologues en villes avaient émis la thèse de la cigarette comme objet transitionnel, évoquant alors le doudou tabac, en référence au doudou que transportent les très jeunes enfants et qui sert d’objet transitionnel censé combler l’absence de la mère et calmer le sentiment de séparation. La cigarette fait-elle figure d’objet transitionnel ? Oui, peut-être. Mais si c’est le cas, alors le smartphone s’avère constituer un objet transitionnel assez puissant. Comme si à travers ce petit écran et ce clavier, l’individu se rassurait d’être en relation avec le monde, notamment après avoir vécu un délicat moment de solitude, dans une salle de cinéma, à la messe, dans la mer, sous la douche où alors dans une réunion, autrement dit dans les rares endroits où il est nécessaire voire convenable ou encore obligatoire de conserver l’écran magique dans son étui. D’autres psys de villes détecteront sans doute des comportements addictifs, attestés par le fait que nombres d’utilisateurs intensifs de smartphone ne conçoivent pas de se séparer une journée de leur appareil doté du petit écran qui ensorcelle en diffusant l’épiphanie du monde hyper moderne. Et pour finir, quel paradoxe que cet appareil censé rapprocher les gens et qui dévoile un étrange sentiment de solitude à l’ère individualiste.
Quant à moi, après m’être débarrassé de la cigarette voici presque 20 ans, je ne vais pas replonger dans cette manie en acquérant un téléphone cellulaire, même si ça craque moins le budget qu’un paquet de clopes quotidien.