samedi 23 juin 2012 - par Bernard Dugué

Un smartphone ne se fume pas, ce n’est qu’un doudouphone

 La scène se passe à Toulouse au début des années 1980. Je sortais du Saint-Agne, l’équivalent du Rex, antre des cinéphiles au temps où les bobos n’existaient pas alors que les ex-babas devenus jeunes actifs se pressaient pour voir des films obscurs dans une salle non moins obscure qui parfois, projetait des copies d’une qualité douteuse avec un son plus que grésillant. Ce soir, le cinéma projetait Easy rider. Avec mes potes, sitôt sortis de la salle, avant même de quitter le cinéma, nos mains se précipitaient dans la poche où se trouvait le fameux paquet de cigarette. Enfin, sauvés, nos poumons allaient pouvoir respirer et notre sang se charger de la délicieuse et relaxante nicotine. Le briquet circulait et les clopes s’allumaient. Nous n’étions pas les seuls dans ce cas.

 La scène se passe récemment, à Bordeaux. Je flânais ce samedi après-midi en agréable compagnie et nous nous sommes posés sur un banc, place Camille Julian, face à la sortie de l’Utopia, antre des cinéphiles très prisé des gauchistes altermondialistes ou du front ainsi que des bobos bordelais. Au bout d’un moment, je vis des gens sortir du ciné. L’air distrait, j’observais avec nonchalance ces spectateurs visiblement satisfaits de se retrouver à l’air libre. Une dame s’assit à côté de nous, pris son smartphone. Apparemment, elle visualisait les numéros de son agenda puis composa un numéro pour prévenir une amie qu’elle venait de sortir de la séance et qu’elle pouvait la rejoindre je ne sais plus où. Je regardais alors la sortie du ciné et je vis d’autres personnes sortir leur smartphone du sac sans pour autant composer un numéro. Certains avaient l’air hagard, fixant le petit écran du téléphone, semblant égarés voire hypnotisés. D’autres tenaient leur appareil dans une main, le caressant du pouce, comme s’il fallait machinalement actionner l’écran tactile. Quelques-uns finissaient par fixer avec attention leur smartphone pour y glaner semble-t-il une information importante. Mais ce qui était assez saisissant, c’est de voir cette manière de tenir l’appareil et de s’y accrocher comme si c’était un paquet de cigarette.

 Finalement, ces petits détails du quotidien traduisent des traits bien contemporains. D’improbables psychologues en villes avaient émis la thèse de la cigarette comme objet transitionnel, évoquant alors le doudou tabac, en référence au doudou que transportent les très jeunes enfants et qui sert d’objet transitionnel censé combler l’absence de la mère et calmer le sentiment de séparation. La cigarette fait-elle figure d’objet transitionnel ? Oui, peut-être. Mais si c’est le cas, alors le smartphone s’avère constituer un objet transitionnel assez puissant. Comme si à travers ce petit écran et ce clavier, l’individu se rassurait d’être en relation avec le monde, notamment après avoir vécu un délicat moment de solitude, dans une salle de cinéma, à la messe, dans la mer, sous la douche où alors dans une réunion, autrement dit dans les rares endroits où il est nécessaire voire convenable ou encore obligatoire de conserver l’écran magique dans son étui. D’autres psys de villes détecteront sans doute des comportements addictifs, attestés par le fait que nombres d’utilisateurs intensifs de smartphone ne conçoivent pas de se séparer une journée de leur appareil doté du petit écran qui ensorcelle en diffusant l’épiphanie du monde hyper moderne. Et pour finir, quel paradoxe que cet appareil censé rapprocher les gens et qui dévoile un étrange sentiment de solitude à l’ère individualiste.

 Quant à moi, après m’être débarrassé de la cigarette voici presque 20 ans, je ne vais pas replonger dans cette manie en acquérant un téléphone cellulaire, même si ça craque moins le budget qu’un paquet de clopes quotidien.

 



4 réactions


  • Yaltanne 23 juin 2012 08:32

     :)
    He oui ! J’ai noté jeudi soir (fête de la musique) en longeant les berges de la Garonne que ceux que je croisais, s’ils n’étaient pas en groupe, étaient alors aux prises avec leur téléphone. En observant mieux j’ai affiné le principe : être en groupe ne proscrit pas de causer à son engin, être seul l’implique systématiquement.

    Bon…

    Sauf moi. Je me promenais seule, en pensant… comme d’hab…
    Pensent-ils encore les addicts de cette techno ? Je veux dire, seuls. Leur arrive-t-il encore de méditer des choses dans leur tête ?

    J’utilise pour ma part un smart-phone, c’est « mon premier », je ne compte pas le changer pour un plus récent avant que ce soit absolument nécessaire (déjà assez pénible de savoir que je balade avec moi le produit de l’exploitation de quelques esclaves du bout du monde). Il m’est très utile pour faire tout un tas de trucs, sauf téléphoner.


  • Ruut Ruut 23 juin 2012 14:21

    C’est une sorte de drogue dur haha.
    J’imagine un black out électrique de plusieurs jours....


  • easy easy 23 juin 2012 16:59

    Un vrai sociologue serait allé au-delà de la seule analyse de l’autre. Il en aurait profité pour s’observer lui-même et analyser alors pourquoi la téléphonite des autres le touche.
    Le doigt, c’est le doigt qui est intéressant pas la lune qu’il désigne.

    Moi, je me souviens qu’à 15 ans, je jalousais un peu (ce n’était pas aussi clair que je le dis aujourd’hui) les bidules qui traînaient dans le sac de ma mère. Ils en avaient de la chance ces objets sur lesquels elle se précipite tout le temps et qui ne doivent donc jamais se trouver loin d’elle. Ils en avaient de la chance de pouvoir s’imprégner de son parfum (surtout les stylos à bille Bic bleu et transparent, ils prennent bien les odeurs). Il y avait aussi son paquet de clopes mais je les enviais tous ces objets.


    Ainsi, celui qui regarde le dépendant aux objets se demande toujours s’il ne serait pas moins précieux ou important que ce verre de whisky, que ce komboloï, que ce bâton de rouge à lèvres, que ce clavier que tiennent et caressent les autres à longueur de temps.

    L’observateur peut même vouloir être à la place des cheveux que se caresse tout le temps son père ou quelque belle. Etre à la place d’un volant poli, à la place d’un levier de vitesse, à la place d’un peigne, d’une cigarette, d’un bonbon, d’une chaussure...
    A la place d’un objet placé dans une précieuse vitrine et que caressent des yeux des milliers de regards.

    En frustration ou compensation, cet observateur va chercher à son tour à s’aliéner un objet et à s’y aliéner.

    Dans les cités qui sont tellement matérialistes, chacun sait qu’en caressant une poignée de porte ou une rampe d’escalier, on peut rendre jaloux celui qui nous désire (au sens large).

    Esay Rider montre incidemment cet effet, l’objet culte étant la moto.
    Et In the mood for love s’y attarde. le fume cigare, les jetons, la robe, le tissu, l’escalier, le bol, la vapeur, la soupe, les baguettes, le rimel, le rouge à lèvres, la goutte de pluie, la musique, tout ce que caresse la belle est jalousé.

    Chacun le sait, chacun sait que pour une part il souffre de voir les autres aimer autant des objets et qu’à son tour, pour ne pas se retrouver en reste, pour ne pas faire tapisserie, il sort un objet fétiche et l’exhibe aux autres ainsi qu’à lui-même.

    Quand on passe aux chiens et chats qui sont tellement câlinés par certains maîtres, qui sont enterrés avec 80 000 $ de diamants autour du cou, ce phénomène s’accentue.

    Mais là, nous en sommes arrivés à quelque chose de plus « grave docteur » puisque nous avons réussi à inventer le premier objet quasiment personne humaine qu’est le téléphone.

    (la radio et la télé étaient déjà sur ce créneau)

    Maintenant, comme vous l’avez remarqué cher Bernard, ce n’est plus un objet 100% objet avec lequel on s’aliène-s’attache. C’est avec un étonnant objet medium qui peut transmettre la parole d’une vraie personne qui est quelque part, n’importe où, n’importe quand et surtout, qui n’est pas unique. Il y a des milliers de personnes potentielles au bout de ce medium.

    Autrefois, on caressait ostensiblement un objet personnalisé par sa belle marque, Dupont, Zippo, Cartier.
    Maintenant, ne n’est plus la marque du smartphone qui rend l’objet vivant mais les personnes qui y parlent et s’y montrent. Toutes interchangeable au besoin.

    La jalousie de l’observateur est alors à son comble. D’autant qu’il peut subir cette interférence alors qu’il est en train de baratiner la belle.

    De frustration en compensation, chacun va à renchérir « Oh la la, pas maintenant Bernard. Paske là je suis sur booké et surfacebooké ! »

    Ce manège en hyperchaises musicales crée de la tension sociale puisque chacun se sent minimisé.

    Le calumet de la paix reste le seul objet précieux qu’on se passait entre personnes désirant s’appaiser mutuellement. Ca ne veut pas dire que les sauvages emplumés ne s’excitaient pas mutuellement de jalousies mais ils en avaient compris les mécanismes et les limites acceptables afin que la hache de guerre restât enterrée.


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