vendredi 2 novembre 2012 - par jlhuss

Un vrai temps de Toussaint

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Le vieux cimetière de Vézelay

Une fois l’an c’est déjà bien de s’arracher une heure au torrent pour des disparus, une heure volée aux divertissements, aux désirs, aux devoirs. Une petite heure environ, tout compris : l’achat du chrysanthème, le cheminement jusqu’au caveau, le binage de la jardinière, l’installation du pot, le dépoussiérage du marbre, le bout de prière ou de recueillement, le brin d’effort mémoriel. -Tiens, et la tombe d’Aurélie, pendant qu’on y est ? Je ne sais plus trop, troisième allée à droite, je crois … Sortir, regagner le parking, s’enfourner ragaillardis dans l’automobile encore tiède. Brrr, un vrai temps de Toussaint !

Tout est dit sur l’afflux annuel des familles au pied des tombes, comme au chevet des morts, ces grands malades de notre oubli. Tout est dit mais rarement l’indicible, le flou, l’intime, justement ce « bout de prière et de recueillement » devant la dalle, primordial et pourtant si furtif, si vite expédié dans l’affairement prosaïque où notre embarras donne le change.

La prière est commode, avec ou sans la foi. De préférence la prière codifiée, bien établie dans les automatismes d’enfance, Notre Père, Je vous salue Marie, seule capable d’encager la pensée, ce vif oiseau qui voltigerait partout. Surtout se garder de l’improvisation, de l’oraison poreuse par où remonterait le fond de rationalisme pour vous souffler que le Créateur s’il existe, (ce qui n’est pas plus improbable que l’inverse), a sans doute mieux à faire que d’écouter vos approximations métaphysiques.Le recueillement mémoriel, là, debout, sur commande, est également sujet aux dérives. Magma d’images, fragments de saynètes, bouts de répliques, et le désir intellectuel de recoudre noblement ce froid fouillis, d’en formuler une quintessence jolie du défunt pour les petits-enfants, qui autour de vous piaffent déjà. La phrase synthétique ne vient pas, et voilà que vous fulgure scandaleusement l’idée de votre taxe d’habitation pour le quinze du mois, du rendez-vous jeudi chez le dentiste avec la petite… Eh non ! on ne convoque pas les morts comme des domestiques. Patience. Un son, une odeur, demain, dans huit jours, au détour d’un chemin, dans une boutique, vous ramènera peut-être l’aimé tout à coup, tout entier, pour vous seul, vif comme au premier jour, à le toucher.

On peut aussi, pendant cette minute de silence sur la tombe de nos disparus, ces lâcheurs, se donner à soi-même en secret une petite leçon d’effacement. J’indique la méthode à qui souffre parfois du poids d’être quelqu’un. On sait que longuement prononcé tout mot se vide de sens. Vous dites casserole, casserole, casserole, casserole, casserole autant de fois qu’il le faudra jusqu’à la dissolution du concept : restent des syllabes sans représentation, des sons mais la chose n’est plus là. De même au cimetière, prenez le premier nom que vous voyez gravé sur la dalle de la famille -René Manceau. Moulinez-le mentalement : René Manceau, René Manceau, René Manceau (comme l’Antoine Doinel de Truffaut dans l’Amour en fuite). Soudain le défunt, déjà bien maltraité dans le cercueil, se dévitalise dans l’idée, fait pfutt comme une ballon, n’est plus qu’une hypothèse, une songerie, et vous-même, par filiation, brume, vapeur, parfum de feuilles. Oui : un vrai temps de Toussaint.

ARION

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2 réactions


  • easy easy 2 novembre 2012 12:45

    Sauf à être collé à une tâche, je ne parviens pas à prier, à me concentrer sur une seule pensée, pas même trois secondes. Il n’y a que quand j’écris que je parviens à rester sur un fil conducteur, et encore...

    Cette photo de cimetière me montre une formule peu banale que j’apprécie.

    Il y a un autre cimetière pas banal à Clamart. Il comporte une partie traditionnelle en moule à gauffres et une partie beaucoup plus paysagère.

    Ca me fait penser qu’il faut que je me cherche un endroit.
    Ou un nulle part.

    Pourquoi faudrait-il, alors qu’on n’aura jamais vécu sous terre, y être enterré à sa mort ?
    Parce que ça offre une formule d’endroit ? Parce que c’est relativement invulnérable aux profanations ?

    Comment se fait-il que nous soyons si peu nombreux à s’envisager, ne serait-ce que pour la forme, un endroit plus éclairé et chaud que dans un trou ?



  • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 2 novembre 2012 20:27

    Du vécu ,en polynésie dans de nombreuses iles il n’existe pas de cimmetières ,les défunts voulant se faire entérrer sur leurs terres .
    J’y ai ainsi observé des gens qui pouvaient vivre avec la tombe de leurs aieux à quelques mètres de leurs habitations ,dans leur cour,alors que ces memes fuyaient en courant ,s’ils travaillaient dans le térrassement ,à la découverte d’une tombe pré-chrétienne ....


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