jeudi 4 juin 2020 - par Fergus

Une discrimination peu connue : la « glottophobie »

La « glottophobie », quésaco ? Derrière ce surprenant néologisme, dont la paternité appartient au linguiste Philippe Blanchet, se cache une discrimination qui peut au premier abord paraître anecdotique, voire faire sourire. La « glottophobie » est pourtant à l’origine de comportements de stigmatisation sociale relevant d’une forme de xénophobie…

C’est un fait : la France est, en comparaison des autres nations de taille comparable, le pays de la planète le plus diversifié en matière de paysages et d’architectures régionales (cf. L’extraordinaire diversité des paysages de France et L’extraordinaire diversité des villages de France). Ce n’est donc pas un hasard si – hors période pandémique –, la France attire tant de visiteurs étrangers, fascinés par ces étonnants contrastes.

Une diversité que l’on retrouve dans les cultures régionales, si fortement imprégnées – sur un territoire d’une superficie pourtant relativement modeste – de langues aussi diverses que l’alsacien, le basque, le breton, le catalan, le corse, le flamand, le gallo, le gascon, le normand, l’occitan, le picard, le provençal ou le savoyard, sans oublier les différentes formes de créole en usage dans les départements d’outre-mer.

Une diversité qui se fait entendre également, non sans une légitime fierté de la part des locuteurs, dans les formes d’expression, les particularismes syntaxiques, et bien sûr les accents de nos compatriotes. Autant d’éléments de singularité des provinces du nord par rapport à celles du sud, des régions de l’ouest relativement à celles de l’est, et plus encore de la France dite « périphérique » vis-à-vis de la capitale.

Encore convient-il de ne pas oublier les éléments de diversification que l’on peut observer entre les milieux socio-professionnels. Ou bien ceux qui érigent des barrières entre les générations. Un jeune apprenti de quartier populaire ne s’exprime en effet pas comme un col blanc imprégné de la dialectique d’entreprise. Pas plus qu’un ouvrier ne parle comme un paysan. Ni un commerçant comme un policier ou un gendarme. Chaque secteur d’activité génère ses propres codes dont la communication verbale est l’une des caractéristiques les plus significatives.

Or, dans tous les cas mentionnés ci-dessus, les différences d’expression entre les groupes humains suscitent des réactions, parfois surprises ou amusées, trop souvent de rejet plus ou moins assumé. Tel jeune de banlieue, par sa manière de s’exprimer, est plus sûrement « catalogué » que s’il portait un sweat-shirt à capuche. Tel Provençal dont on apprécie l’accent dans les films de Pagnol ou dans les tribunes de l’Olympique de Marseille peut se voir refuser l’accès à un poste en contact avec le public. Tel Alsacien ou tel « Ch’ti » peut être moqué pour son accent ou son recours à des formules idiomatiques locales. 

Le français tel qu’il doit être parlé

Dans de tels cas, c’est bien de glottophobie qu’il est question. Autrement dit, d’attitudes relevant de facto d’une discrimination linguistique pouvant engendrer, ici et là, des formes d’ostracisation, de mépris, voire d’agressivité. Un problème plus profond qu’il n’y paraît dans la mesure où il est sous-tendu, ici par de véritables enjeux de pouvoir, là par des sentiments de supériorité clairement apparentés à de la xénophobie.

Comment pourrait-il en aller autrement dans un pays dont les autorités ont, au fil des derniers siècles, volontairement dénigré puis ouvertement combattu l’usage des dialectes régionaux au profit d’une langue officielle, plus sûr moyen que les armes et la répression physique pour asseoir la puissance du pouvoir central, qu’il soit d’essence monarchique ou républicaine ?

Progressivement marginalisés, les locuteurs minoritaires et les personnes parlant avec un accent prononcé sont, en 2020, toujours en butte aux moqueries et à la condescendance des « beaux parleurs » des quartiers résidentiels, des élites intellectuelles, et pire encore des cohortes du salariat tertiaire, qu’il appartienne au domaine public ou au secteur privé, toutes catégories hiérarchiques confondues. Des compatriotes minoritaires qui sont même carrément pointés du doigt par des imbéciles imbus d’une prétendue maîtrise du français « tel qu’il doit être parlé », ou écartés d’emplois dont ils ont pourtant le profil par des DRH enfermés dans leurs préjugés !

« Il n'y a pas deux personnes qui pratiquent exactement la même langue de la même façon », affirme avec raison Philippe Blanchet, enseignant en sociolinguistique à l’Université Rennes 2, dans un essai paru en 2016 chez l’éditeur engagé Textuel : Discriminations : combattre la glottophobie. Et de fait, le linguiste énonce là ce qui semble être une évidence : le français normé par les élites est une insigne absurdité, d’autant plus que la langue est en constante évolution et s’enrichit sans cesse d’apports venus de l’étranger, de la province et des quartiers populaires !

Cela n’empêche malheureusement pas nombre d’entre nous de considérer, consciemment ou pas, celles et ceux dont l’expression verbale est différente de la nôtre, au mieux comme des curiosités folkloriques, au pire comme des personnes ne méritant pas d’accéder à des postes de responsabilité, du fait de leurs « évidentes carences linguistiques ». 

À cet égard, il ne faut pas se leurrer, cette forme de discrimination est omniprésente dans notre société, et ses effets sur les relations sociales suffisamment prégnants, voire nocifs, pour qu’on la prenne enfin au sérieux. Encore faudrait-il pour que l’État s’en mêle que les hommes de pouvoir aient conscience des humiliations que la glottophobie fait subir à tant de nos compatriotes. Or, ce sont ces décideurs-là qui, le plus souvent, illustrent cette discrimination de la plus consternante manière. À défaut de pouvoir compter sur ces gonzes, il appartient à chacun de nous de défendre avec détermination les accents régionaux et les locutions de nos terroirs, crévindiou !




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