vendredi 26 septembre 2008 - par
Variations sur Culture et civilisation
Entendement populaire ou définition savante, le concept de culture, associé à celui de civilisation, a suscité, depuis sa naissance et lors de ces trois derniers siècles, de nombreux débats houleux. Il existe une compréhension populaire du terme qui paraît évidente tant le mot recouvre une réalité qui va de soi.
Sans avoir à décider ce qui, du savoir populaire ou du savoir savant dit la réalité première, attachons nous à voir comment le terme culture a évolué depuis sa récente naissance. Ce mot a été appliqué pour recouvrir des réalités différentes sous des sens variés au cours des derniers siècles et la difficulté à le définir demeure telle qu’à sa première utilisation.
La question se pose de l’existence d’une culture qui lierait toute l’humanité présente et qui déterminerait des dispositions universelles – dont une déclaration universelle des droits de l’homme mais aussi le principe pour nous essentiel de liberté individuelle – sur la base de modèles universels d’une société idéalement comptée comme la plus bénéfique pour la prospérité de l’Homme – humanité. De quel modèle s’agit-il donc et peut-on abolir aussi facilement les particularismes si vivants sur la planète, ces modèles, parfois aussi microcosmiques qu’insignifiants au regard de la mondialisation, mais qui offrent à leurs sujets des idéaux palpables, chargés de symboles et de sens ?
Alors que l’anthropologie et la sociologie ont souvent pensé les cultures selon des modèles de groupe, nous verrons ici ce que le concept de culture doit à la prise en compte des besoins de l’individu au plan personnel, dans son intimité, selon sa psychologie. Mais nous verrons aussi, à partir de l’exemple africain, que la science est souvent impuissante à réduire les préjugés et ceux-ci réapparaissent même au centre des théories les plus solides.
Ce texte est repris et développé à partir d’une conférence donnée au premier Congrès Maghrébin de Psychologie, « Culture et identité », 14-15-16 mars 1989 – Hammamet, Tunisie.
Le terme civilisation apparaît en Europe au XVIIIe siècle et il désigne les acquis du progrès continu que la raison a permis de cumuler. Ce substantif implique une distanciation vis-à-vis de la nature et de l’environnement. Ainsi le processus de civilisation permet à l’être humain de se voir libre en échappant aux doubles contingences de l’instinct et de la nature sauvage... À cette époque, l’Europe découvre les formidables puissances de la science et de la technique. C’est la pleine époque du mouvement mécaniste. L’Homme européen « prend devant la Nature l’attitude d’un fils émancipé et l’assurance d’un jeune maître ». (Robert Lenoble, Histoire de l’idée de nature Les savants s’amusent du bel objet que la raison leur a placé entre les mains : la science et sa fille la technique.
Ce sera donc d’abord au nom de la civilisation que l’on évaluera les sociétés. Mais à mesure que cette notion s’élargit et se relativise, les contenus premiers devront être nuancés, l’Occident chrétien demeurant, bien entendu le modèle et le référent de base. On parlera donc, au XIXe siècle, de « civilisations des peuples inférieurs ». (E. B. Tylor, La civilisation primitive)
Alors que les historiens continuent d’en préserver le sens ancien, à des nuances diverses, les ethnologues l’ont peu à peu dépouillé de ses notions de hiérarchie entre sociétés et on le différencie peu de culture.
Le terme culture doit beaucoup au romantisme allemand qui voulait opposer la vie de l’esprit au matérialisme et au rationalisme du moment. C’est à partir de ce débat initié par les romantiques que culture et civilisation semblent se confondre et revêtir une acception positive et valorisante, hors cette distinction, qui tient plus du postulat, selon laquelle une civilisation peut disparaître mais sa culture demeurer.
Sans nul doute, en contre fil, on discerne un autre débat idéologique entre nature et culture, instinct et norme, etc. L’idéalisme allemand influencera plus tard les thèses culturalistes des anthropologues américains.
La définition de la culture comme un tout complet a été introduite dans la langue anglaise, au XIXe s., par Edward Burnett Tylor, sous l’influence de Gustav Friedrich Klemm, un pionnier de l’ethnologie. La culture recouvrait pour lui « les coutumes, l’information, l’artisanat, les faits de la vie privée et publique en temps de paix et en temps de guerre, la religion, la science et l’art ». Mais on devine d’abord, chez G. F. Klemm les rudiments d’une pensée qui discréditera l’anthropologie européenne durant longtemps. Sa hiérarchisation de l’humanité en « races passives » et « races actives », sa conception de l’évolution de l’état sauvage à l’état de « culture » établit des normes et des repères qu’il semble vouloir universels. Ces conceptions largement utilisées mais dévoyées par le courant anthropométrique de la fin du XIXe siècle donneront une caution scientifique à des idéologies qui alimenteront plus tard le National Socialisme. Les développements de Tylor resteront marqués par l’idée évolutionniste appliquée à l’anthropologie selon laquelle les cultures évoluent selon des degrés progressifs.
On a rapproché les définitions de Tylor et Klemm de ce que Hegel disait de « l’esprit d’un peuple » : une totalité singulière reflétant la vie d’un peuple. On retrouvera cette idée organisatrice de « l’esprit » chez Kant. Et rien ne permet d’interpréter l’idée dans un sens universaliste ou particulariste.
En ses origines, le culturalisme caractérise l’ethnologie anglo-saxonne. Dans les travaux d’un Tylor, au siècle dernier, la notion même de culture connaît une mutation capitale.
Jusqu’à sa nouvelle définition par les ethnologues anglo-saxons, le terme avait deux acceptions différentes :
Suivant le courant humaniste, plus spécialement français, dominait le sens cultivant – par analogie avec la nature que l’on cultive : cultiver, développer l’homme dans toutes ses facultés, en faire un « honnête homme », d’où, précisément, le terme : individu « cultivé ».
Le second courant, celui des historiens germaniques – fin XVIe siècle, début XVIIe – épris d’« histoire universelle », donne à « Kultur » un sens collectif : le progrès des connaissances des arts, des mœurs, des institutions sociales suivant en cela le sens donné à civilisation.
Dans l’un et l’autre cas, « culture » avait un sens normatif. Avec les ethnologues anglo-saxons – seconde moitié du XIXe siècle, « culture » prend un sens descriptif et social.
La référence à la Nature fait place à des valeurs collectives et sociales. La domestication de la nature n’est plus la préoccupation essentielle des humains, il s’agit plutôt de faire face aux conséquences induites par la folie mécaniste du siècle dernier. « La culture » ou la civilisation est cet ensemble différencié qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, le droit, la morale, la coutume et toutes les autres aptitudes qu’acquiert l’homme en tant que membre d’une société.
La « nature humaine » se trouve mise en question. Et, l’instinct, cette composante de la « nature » va prendre une place relative dans les occupations sociales. Après avoir joué en maître face à la Nature, l’Homme découvre l’impact de cette nature en lui, sous la forme des instincts et des passions. Il découvre également que la forme que prennent ces instincts varie selon le contexte, historique ou local. On est donc conduit à juger de l’universalité ou de la relativité des concepts de la psychologie.
Si, le cultivant fait place au culturel l’universalité de la « nature humaine » se trouve mise en question. Peu à peu, le savant est contraint au pluriel et au relatif : autant de cultures que de sociétés repérables, autant de « sub-cultures » que de groupes humains.
Dans la mesure où la psychanalyse paraissait proposer des modèles universels pour tout psychisme, Le complexe d’Œdipe, par exemple, elle devait rencontrer dans l’ethnologie ou dans l’anthropologie contemporaine un obstacle d’autant plus sérieux que le sens culturel pouvait s’imposer pratiquement à tous les observateurs.
La psychanalyse américaine a pour image principale d’avoir eu partie liée avec les tendances culturalistes (on en ressent encore l’impact dans les pratiques et les théories). Les courants psychologiques nord-américains paraissent alors dévoyer le sens premier de la psychanalyse en contestant les fondements universalistes de cette dernière, fondant ainsi ce que d’aucuns nommeront plus tard « relativisme culturel ». De telles simplifications sont cependant abusives. Deux mises au point s’imposent : d’une part, les représentants des tendances dites culturalistes ne sont pas tous d’origine américaine : Eric Fromm et Karen Horney, entre autres, viennent d’Allemagne pour échapper aux persécutions nazies ; d’autre part le culturalisme précède et déborde largement la psychanalyse. Aussi, pour définir et comprendre ce courant, importe-t-il de consacrer quelques lignes aux ethnologues ou anthropologue tels que Malinowski, Ruth Benedict, Margaret Mead et à des psychologues, tel que Kardiner, qui ont plus spécialement influencé les analystes Sullivan, Eric Fromm, Karen Horney – fort différents les uns des autres au demeurant. Leur point commun sera sans doute de s’écarter notablement de l’orthodoxie classique...
Apport des ethnologues et psychologues
Le plus marquant, sinon le premier, des ethnologues à proposer des voies au relativisme culturel fut, sans conteste, Malinowski. Dans son ouvrage La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, il s’attache à prouver la relativité culturelle des complexes : « Le complexe familial ne peut être le même dans toutes les races et chez tous les peuples dont se compose l’humanité. Il doit varier avec la configuration de la famille [...]. Le complexe d’Œdipe correspond essentiellement à notre famille aryenne fondée sur la descendance en ligne paternelle, ainsi que sur la reconnaissance de la patria potestas et de la domination du mâle, poussée à un degré de développement très prononcé, s’appuyant sur les deux piliers de la loi romaine et de la morale chrétienne et renforcée de nos jours par les conditions économiques de la bourgeoisie aisée et bien pensante ». Il n’en va pas de même par exemple dans une société « sauvage » du nord-ouest de la Mélanésie, où la descendance et la transmission des biens s’opèrent par la ligne maternelle. Le bébé va dépendre longuement de la mère (assistée par l’oncle maternel) et cette dépendance modifie les premiers stades, oral ou anal : pas de traumatisme d’un sevrage précoce, pas de répression de l’activité anale, etc.
Dès lors, la nature des complexes va se modifier ; Malinowski parle de complexes d’inceste avec la sœur, de haine pour l’oncle maternel, etc., bref, de « complexes matrilinéaires ». En toute hypothèse, les complexes résultent du milieu social : ils sont les fruits de l’éducation et représentent une synthèse de l’instinct et de la culture. Certes Malinowski nuance ses critiques en convenant de ce que la psychanalyse freudienne fournit des instruments irremplaçables pour comprendre le psychisme profond et la mentalité des « primitifs » ; mais il propose deux correctifs :
1. la malléabilité culturelle des instincts ;
2. la capacité, pour une culture, d’accomplir les instincts plus encoreque de les refouler.
Aussi Malinowski propose-t-il, dans l’instinct, de distinguer deux niveaux : celui des besoins biologiques et celui des mobiles plus spécialement marqués par les cultures.
À l’instar de Malinowski ou à sa suite, maints ethnologues ou sociologues : Sorokin, von Wiese, Lord Raglan, Kroeber, Wilhelm Schmidt, Van Gennep, Schoene, etc. s’en prennent aux dernières œuvres – à leurs yeux par trop hypothétiques et aventureuses – de Freud, à son « roman » de la horde primitive. Ils contestent la place primordiale octroyée à la libido sexuelle pour la compréhension des phénomènes humains. En outre, ils rendront difficilement tenable une psychanalyse réduite à la seule dimension individuelle (ou inter-individuelle et hors du politique) à l’exclusion précisément de la dimension sociale ou culturelle du psychisme. Noussavons aussi comment un Wilhelm Reich, marqué par l’influence de Malinowski, fera de la libération génitale comme moteur d’un engagement politique le centre d’une théorie para-psychanalytique.
Aux U.S.A., une seconde génération d’anthropologues culturels réagira à l’égard de la psychanalyse en prolongeant ou en nuançant les critiques de la génération précédente.
Ruth Benedict souligne le pluralisme, la variabilité des cultures et, par là même, la relativité des personnalités comme des formes de sexualité. L’étude des sociétés dites « primitives » « nous aide à faire une discrimination entre les conclusions qui sont spécifiques à certains types de civilisations particuliers et celles qui sont communes à l’humanité tout entière ». (Roger Bastide, Sociologie et psychanalyse, 1972)
La frontière entre le normal et le pathologique se déplace donc selon les sociétés ou les groupes sociaux. Mais nous verrons que, malgré de réels efforts pour déplacer la compréhension que nous avons des valeurs fondamentales de l’espèce humaine, l’ethnocentrisme demeure vivace comme le soulignera très tôt Robert Jaulin (La paix blanche).
Empruntant ses catégories à la pensée de Nietzsche, Ruth Benedict opère plutôt une large distinction entre les « cultures apolliniennes » qui exaltent l’harmonie pacifique et les « cultures dionysiaques » qui exaltent les tendances agressives de l’homme : « La conduite dionysiaque est accentuée dans certaines civilisations parce que c’est une possibilité permanente de la nature humaine ; toutefois, si elle est accentuée dans certaines civilisations et non dans d’autres, la cause en est dans les événements historiques qui ont suscité son développement dans certains endroits et dans d’autres l’ont exclu ». (Échantillons de civilisations)
Margaret Mead nuance davantage son propos, car elle tient compte, à la suite de la psychanalyse, de la petite enfance pour la formation de l’individu. Elle étudie plus spécialement les troubles de la sexualité, par une méthode comparative, confrontant les troubles de l’adolescence dans la société américaine aux phénomènes du même âge parmi les indigènes des îles Samoa, des îles de l’Amirauté et de trois tribus de la Nouvelle-Guinée. Elle démontre à son tour le pluralisme culturel et ses conséquences sur la formation des complexes : ainsi, pour les enfants des îles Samoa, le complexe d’Œdipe paraît absent par suite de l’absence de relations étroites entre parents et enfants. Par contre, des troubles de puberté analogues à ceux des enfants américains se font jour parmi des fillettes élevées par des missionnaires. La distinction entre les normes (« standards ») du masculin et celles du féminin est largement marquée par les cultures. La société joue un rôle décisif dans la formation des névroses, etc. Toutefois Margaret Mead tient compte, plus que Ruth Benedict, des apports spécifiques de la psychanalyse. Ainsi elle reprend à son compte les concepts clefs de la psychanalyse : libido orale, anale, phallique... dans l’étude des phénomènes divers. Elle démontre surtout, dans ses travaux sur les indigènes des îles de l’Amirauté, que les personnalités d’enfants diffèrent par suite des rapports diversifiés avec les membres de leur famille et cela jusque dans les aspects les plus profonds du moi, de la sexualité, de l’agressivité, de la domination, etc. Voilà qui nous rapproche de données plus classiques en psychanalyse.
Outre les ethnologues, un psychologue tel qu’Abram Kardiner compte, avec Margaret Mead et Ralph Linton, parmi les figures les plus significatives du courant « Culture et personnalité ». Il marquera ainsi durablement l’école culturaliste en psychanalyse. À vrai dire, ce chercheur a, le premier, mis en œuvre des équipes pluri-disciplinaires de sociologues, psychologues et psychiatres... Son concept central : la personnalité de base, est le fruit de ces confrontations. Pour tous, l’objectif était de « découvrir les limites dans lesquelles les hommes peuvent être conditionnés et quels schèmes de vie sociale imposent le moins de contrainte à l’individu ». (L’Individu dans la société. Essai d’anthropologie psychanalytique –1939)
À cette fin, les chercheurs étudient les institutions, les méthodes pédagogiques, les conditions économiques ou socio-politiques, l’histoire des changements brusques, utilisent les outils de la psychologie tels les tests projectifs, etc. La personnalité de base – notion-clé de tous ces travaux – est une « assise psychologique commune à tous les membres du groupe, sur laquelle se greffent des traits individuels ». « Assise » veut dire que cette « personnalité de base » ne se confond pas avec la personnalité tout entière. Elle résulte de la communauté des expériences infantiles – émotionnelles, éducatives, etc. –, de la communauté des procédés de conditionnement ou d’apprentissage. Chaque communauté, et ce jusqu’à l’échelle nationale, marque la douceur ou la dureté des moyens d’éducation, le tabou sexuel, l’allaitement ou le sevrage, etc.
Selon Kardiner, entre le contexte culturel et les systèmes d’éducation, entre le sociologique et le psychologique, les rapports sont « circulaires », c’est-à-dire de conditionnement réciproque. « II y a action et réaction constantes du social sur le psychique et du psychique sur le social, ce qui fait que, d’un côté, les nécessités de base et, entre autres, la sexualité doivent s’adapter aux institutions, aux idéaux du groupe ; mais cette adaptation, en frustrant certaines tendances, en les forçant à se transférer sur d’autres objets, à inventer des compensations symboliques, a, à son tour, une action sur la société, modifiant les institutions existantes, créant une mythologie et un folklore particulier » (L’individu dans la société)
Kardiner dit aussi que les institutions secondaires, comme les croyances religieuses, reflètent la personnalité de l’individu et expriment ses réactions à l’influence des institutions primaires. Ce point est tout particulièrement important car il tend à dire que l’individu trouve dans les systèmes de croyance une compensation réactionnelle aux institutions primaires. Il rejoint de cette façon un des axiomes de Marx.
Du relativisme culturel à la contestation politique
Dans les années 70, l’archéo-anthropologie bénéficie d’un grand renouveau dans les méthodes d’exploration et d’exploitation des données. L’interprétation se fait plus prudente mais s’appuie sur des éléments irréfutables. C’est ce qui conduira à une mutation importante de l’idée que l’on se faisait de la civilisation.
Sous l’influence d’un anthropologue français, André Leroi-Gourhan, on découvre que l’Homme moderne est le même qu’il était il y a plus de 10 000 ans, dès l’aube de cette tranche d’humanité. Bien plus, l’intelligence et la main de l’Homme fabriquent les mêmes outils depuis la même période. Il n’y a pas de différence fondamentale entre une perceuse électrique que tout bricoleur possède et les outils de percussion-perçage que Cro-Magnon utilisait pour fabriquer ses vêtements ou ses hameçons. Le fameux film « La guerre du feu » revêt alors des allures de conte à dormir debout...
C’est un coup porté à l’orgueil humain et principalement à celui qui voulait demeurer comme le modèle du civilisé, à la pointe de l’humanité, au bout d’une longue chaîne d’évolution et de perfectionnement. Il n’y aurait donc pas d’Homme sauvage, ni de primitif, seulement une fine adaptation aux conditions du milieu, à l’environnement, une très grande intelligence dans l’utilisation des ressources locales et une lente évolution au cours de laquelle Sapiens-sapiens a su d’abord s’insérer dans le processus de la Nature dont il exploitait les ressources selon ses besoins puis il a rompu cette alliance en se servant d’un outil de connaissance, la science, et d’un moyen de domination, la technique. Mue par la certitude d’être élue, une civilisation a conquis la Nature et assujetti tous les peuples de la planète.
Dans ce même temps où, grâce à André Leroi-Gourhan, l’anthropologie initiait une nouvelle représentation de la succession des civilisations et une autre lecture de l’histoire, un chercheur africain, Cheikh Anta Diop lance un débat passionné dans le cercle intimiste des historiens. Selon A. Diop, l’humanité doit bien plus à l’Afrique que ne le laissait supposer les antiques manuels d’histoire. La culture grecque, notamment, aurait largement été inspirée par l’Égypte antique.
Affirmant le caractère africain de la civilisation égyptienne, il dénonce le caractère falsificateur de l’écriture de l’histoire. Il affirme également la grande unité de la civilisation africaine et du peuplement de ce continent. Il est également le premier à affirmer l’origine africaine de l’humanité...
C’est à cette époque, au seuil des années 60, dans le numéro d’octobre 1959 du Courrier de l’UNESCO, que l’historien anglo-saxon Basile Davidson introduit son propos sur la Découverte de l’Afrique par la question suivante : « Le Noir est-t-il un homme sans passé ? » On devine le débat qui s’ensuivra entre les tenants de l’antique vision de l’histoire et les premiers anthropologues à reconnaître la validité des hypothèses de Cheikh Anta Diop.
« En refusant le schéma hégélien de la lecture de l’histoire humaine, Cheikh Anta Diop s’est, par conséquent, attelé à élaborer, pour la première fois en Afrique noire une intelligibilité capable de rendre compte de l’évolution des peuples noirs africains, dans le temps et dans l’espace [...] Un ordre nouveau est né dans la compréhension du fait culturel et historique africain. Les différents peuples africains sont des peuples historiques avec leur État : l’Égypte, la Nubie, Ghana, Mali, Zimbabwe, Kongo, Bénin, etc. leur esprit, leur art, leur science. Mieux, ces différents peuples historiques africains s’accomplissent en réalité comme des facteurs substantiels de l’unité culturelle africaine ». (Théophile Obenga, L’œuvre de Cheikh Anta Diop – La Renaissance de l’Afrique au seuil du troisième millénaire).
Les témoignages sont unanimes pour le présenter comme une grande figure de l’humanisme : Dans son intervention au colloque d’Athènes de l’Unesco, en 1981, Cheikh Anta Diop explique : « Le problème est de rééduquer notre perception de l’être humain, pour qu’elle se détache de l’apparence raciale et se polarise sur l’humain débarrassé de toutes coordonnées ethniques. » « Je n’aime pas employer la notion de race (qui n’existe pas) (...). On ne doit pas y attacher une importance obsessionnelle. C’est le hasard de l’évolution. »
L’œuvre de ce chercheur, même encore méconnue, a profondément marqué les mentalités de la jeunesse africaine. On reprochera cependant son militantisme politique en faveur d’un africano-centrisme qui reprendrait les mêmes arguments que ceux de ses adversaires défenseurs de la primauté et de l’universalisme de la civilisation chrétienne.
Universalisme et particularisme peuvent être associés au sein d’un vaste projet humaniste qui retiendrait de manière cohérente les valeurs universelles qui font l’unité de l’espèce humaine tout en acceptant les particularismes locaux, ethniques, historiques. C’est cette dernière avancée que l’on tient désormais pour fondamentale.
Il existe donc bien un universalisme, qui serait lié à l’unité de l’espèce humaine, mais l’Hellénisme ou le Christianisme ne sauraient représenter à deux seuls les vastes mouvements de civilisation qui ont traversé la planète. Il est temps d’accepter que ce ne sont que des avatars au même titre que d’autres, des cultures locales, puissantes certes, mais autant inscrites dans l’Histoire que le sont le Bouddhisme, le Taoïsme, l’animisme amérindien, voire les nombreux restes dispersés des dynasties égyptiennes, etc.
Comme le prétendait Anta Diop, c’est précisément au plan politique que le débat persiste et que des dogmes d’un autre âge, anti-humanistes, refont surface. Le terme « choc de civilisation » employé par un président américain illuminé par sa « seconde naissance » – Bush junior, repris en chœur par les caciques d’une guerre totale pour la « démocratisation » du monde passe outre les notions essentielles qui firent d’abord le ciment de l’humanité. En soubassement ce sont encore les idéologies de la suprématie chrétienne qui mènent la danse. Que les sectes évangélistes soient, partout dans le monde, en concurrence avec les religions locales n’est pas un hasard. Si l’on y regarde bien, ce sont plutôt des idéologies apocalyptiques qui sont à l’œuvre.
La création de rumeurs et la réactivation de préjugés anciens a toujours fait partie des stratégies des guerres de l’ombre. Cela n’a rien à voir avec la science, c’est l’imaginaire des peuples dont on tente de dévoyer la puissance. Si cela relève toujours de l’histoire et de l’anthropologie, il ne s’agit plus de culture ou de civilisation mais bien plus d’un début de chasse aux sorcières, à l’échelle du monde. L’histoire nous a déjà appris que des civilisations peuvent régresser dans la barbarie.
D’un autre côté, la légende du bon sauvage – actuellement nommés peuples premiers – n’est pas nouvelle, on la voit reparaître comme un symptôme dans toutes les civilisations qui s’épuisent, d’où la fable de Jean de Lafontaine : Le paysan du Danube. À ceux qui désespèrent et qui ne trouvent plus dans la raison des motifs d’adhérer au progrès, l’espoir renaît au contact des sources antiques, dans le renouvellement du pacte naturel. À trop vouloir, nous avons déraisonné, la nature nous frappe et nous devons retourner à l’élément pur des temps premiers. Mais nous ne pouvons plus calculer nos vies selon ces critères anciens. Impossible retour en arrière ! Que faire, alors, de nos cultures, quels sont les avenirs de nos civilisations – la nôtre en premier. Si elles s’avèrent désormais inéluctablement mortelles, quel avenir attend nos enfants ?
Que nous le voulions ou non, l’humanité doit faire face à des défis que le « progrès » n’avait pas prévu. Pour la première fois, la civilisation se trouve menacée par ce qu’elle avait elle-même créé, la domestication et l’exploitation outrancière de la nature. On pourra toujours prétendre que la fin de l’Histoire n’est pas d’actualité mais, l’universalité d’une culture qui serait un modèle pour toutes les autres apparaît désormais comme un non-sens. Dès lors, si le projet de sauvegarde de l’humanité devient nécessaire, il devra faire une place aux peuples, cultures et civilisations de la planète. Après 4 siècles de servitude, la nature s’invite au banquet planétaire et les idéologies antiques, celles qui s’enthousiasmaient de soumettre à volonté l’eau, la terre, l’air et le feu, devront s’effacer devant les titans libérés par elles. La culture, celle qui voudrait tant dominer le monde, vit son agonie et il faudra bien associer universalité et particularisme dans un même débat, un même avenir.
Références :
Le lecteur pourra poursuivre sa lecture par la consultation des biographies des auteurs cités. On trouvera, sur le Net, des éléments pour avancer dans un premier temps. Savoir aussi que les sources anglophones sont plus nombreuses et plus faciles d’accès...