Violences urbaines : les inquiétudes des Espagnols
Y a-t-il un problème des banlieues en Espagne ? Le modèle d’insertion sociale des immigrés y est-il marqué par l’indifférence, ou au contraire par le volontarisme des pouvoirs publics ?
Alors que l’Espagne, qui connaît des succès dans de nombreux domaines (vitalité économique et démocratique), est confrontée à des problèmes anciens et à d’autres plus nouveaux (terrorisme de l’ETA, tensions entre catholiques et laïcs, attentats islamistes, forte immigration), les révoltes dans les banlieues françaises sont observées avec à la fois une grande attention et une certaine crainte de l’autre côté des Pyrénées.
Pas encore un problème ?
A la question : « Croyez-vous que des évènements similaires aux révoltes urbaines qui ont lieu en ce moment en France pourraient arriver en Espagne ? », parmi les personnes interrogées par le quotidien El Mundo le 10 novembre 2005, 62% répondent positivement. Les Espagnols se sentent concernés, en premier lieu parce qu’ils se posent eux aussi la question globale de la possibilité de maintenir une cohésion sociale en ces temps de mondialisation.
Ainsi, l’article de Josep Ramoneda, paru dans El Pais du 7 novembre, cherche à analyser les comportements des jeunes des banlieues et leurs motivations, en évoquant le passage de l’État social à l’État pénal, résultat inévitable et brutal des processus de globalisation qui conduisent à une perte de repères et une précarité socio-économique. Cette transformation de l’action de l’État menace, selon lui, l’Espagne, comme tous les pays de l’UE. Les inquiétudes en Espagne se font jour du fait également de la vague d’immigration sans précédent qu’elle connaît : elle est désormais le nº1 européen de l’immigration, absorbant depuis 2003 plus de 500 000 nouveaux immigrés par an, pour la plupart des Marocains et des Latino-Américains.
Et si l’Espagne jouit actuellement des bonnes performances de son économie, facilitant ainsi l’accueil de ces étrangers, les drames de migrants subsahariens morts sur les barbelés de Ceuta et Melilla (enclaves espagnoles sur la côte nord du Maroc), déportés dans le désert du Sahara par les autorités marocaines, ou noyés dans l’Atlantique et la Méditerranée, sont un avertissement sérieux. Cette vague d’immigration, et la croissance démographique qu’elle entraîne, accroissent les exigences d’insertion sociale et spatiale des immigrés, et aussi des couches populaires.
De nouveaux flux migratoires, et des zones grises.
Tout d’abord, concernant l’immigration, il faut signaler une différence majeure avec la France : alors qu’en France ce sont -pour une grande partie- des personnes issues de la deuxième ou troisième génération d’immigrés nord-africains qui semblent revendiquer brutalement une existence à part entière dans la société, l’immigration nord-africaine, et notamment marocaine, en Espagne est beaucoup plus récente. Par conséquent, la situation espagnole ne serait pas encore trop détériorée, et du temps pour l’action serait disponible. À ceci, deux commentaires : tout d’abord, les émeutes xénophobes en Andalousie, en 2000, contre les travailleurs clandestins immigrés venus d’Afrique du Nord, nous rappellent que le problème du racisme est déjà présent en Espagne, tout particulièrement dans les zones rurales du sud du pays. Même si les réponses des autorités publiques et des associations ont permis de sortir cette situation de grandes tensions, les attentats du 11 mars 2004 à Madrid ont ravivé les comportements et actes anti-maghrébins.
Deuxièmement, l’incompréhension culturelle et les inégalités sociales et économiques, facteurs parmi d’autres de la révolte des banlieues françaises, marquent aussi les rapports entre les immigrés d’Espagne (essentiellement ceux d’Afrique du Nord) et le reste de la population.
Concernant la répartition géographique des immigrés, il faut noter qu’ils ne sont pas systématiquement repoussés à la périphérie des villes. Au contraire, à Madrid par exemple, ils logent dans des appartements petits, insalubres et chers du centre. Dans la périphérie, on trouve des banlieues, dans lesquelles les immigrés ont pu trouver un emploi, mais aussi des zones où la délinquance juvénile se développe fortement (notamment à cause des bandes de jeunes d’origine sud-américaine). Cette situation hétérogène est rendue plus délicate à gérer à cause de la forte croissance démographique que connaissent les grandes métropoles espagnoles.
Les
réponses du gouvernement socialiste de M. José Luis Rodriguez Zapatero
ont été multiples. Alors que l’Institut national espagnol de
statistique (INE) estime que sur les 3 700 000 d’étrangers
- essentiellement Maghrébins (Marocains), Latino-Américains
(Équatoriens), et d’Europe de l’Est (Roumains)- qui représentent 8,4%
de la population résidant en Espagne, plus d’un million sont
clandestins, une procédure sans précédent de régularisation de 700 000
immigrés sans papier a été lancée entre février et avril 2005. Même si
de nombreux observateurs affirment que cette mesure est plus économique
qu’humanitaire, elle a eu vraisemblablement des effets d’apaisement,
puisque, par exemple, l’exploitation du travail des clandestins -qui
avait notamment conduit aux émeutes d’Andalousie- est
considérablement réduite.
Concernant la répartition géographique des immigrés, un effort de construction de logements sociaux a été fourni, alors que les secteurs de logements sociaux minimaux et des secteurs privés de loyers de basse qualité ont régressé au cours des dernières années, et que les dépenses des gouvernements en politique du logement représentent moins d’1% du PNB. Le gouvernement entend en effet mener une politique d’aménagement urbain et de construction de logements qui contribue à faciliter l’intégration des étrangers et à améliorer la qualité du cadre de vie de ceux qui résident en périphéries des grandes villes. Enfin, un Forum pour l’intégration sociale des immigrés a été créé en 2001 ; il a pour fonction de formuler des propositions et des recommandations tendant à promouvoir l’intégration des immigrés et des réfugiés dans la société espagnole.
A côté de cette mesure de politique intérieure, le Président du gouvernement espagnol a lancé une initiative internationale de grande envergure, destinée à renforcer les liens entre l’Occident et le monde arabo-musulman. Cette « Alliance des civilisations » (Alianza de civilizaciones) proposée par M. Zapatero a pour but de travailler à des réponses politiques, culturelles et éducatives face à la méfiance croissante qui s’instaure entre ces deux aires politico-culturelles. Cette initiative a, elle aussi, fait l’objet de critiques, selon lesquelles on ne peut combattre la violence et le terrorisme avec des mesures éducatives et économiques, puisque les terroristes sont des personnes très éduquées et provenant de pays arabes riches. Pourtant, elle montre combien l’Espagne entend prendre ses responsabilités et trouver une alternative à la politique menée par les États-Unis d’Amérique.
L’Espagne possède également des instruments structurants de sa politique extérieure à l’égard des pays d’origine des immigrés : elle reste en effet un élément moteur du partenariat euro-méditerranéen né du processus de Barcelone (voir notre policy paper à ce sujet).
Espagne, terre de conflits
On affirme désormais assez souvent qu’une des raisons de l’embrasement des banlieues en France réside dans l’absence de correspondance, voire dans la contradiction entre la devise de la République -liberté, égalité, fraternité- qui énonce les principes du modèle de vie commune à la française, et la réalité de cette vie commune (voir notre article dans ce dossier). Qu’en est-il en Espagne ?
L’Espagne est bien évidemment, depuis 1978, un État démocratique qui défend les droits et libertés fondamentaux de tous ses résidents, mais elle n’a pas été -jusqu’à une époque très récente- un pays d’immigration. Le problème de l’intégration ne se posait donc pas, sauf en termes purement juridiques. Aujourd’hui, alors que la situation évolue, les immigrés venant en Espagne n’ont pas comme référentiel la prétention d’une devise républicaine et d’un modèle unificateur. L’Espagne expérimente constamment le conflit depuis le retour de la démocratie : conflit entre l’État espagnol et les communautés autonomes sur leurs compétences respectives et la reconnaissance des langues et des cultures régionales, conflit entre l’Église catholique -qui prétend maintenir son influence sur la société- et les gouvernements socialistes successifs - qui souhaitent une société et notamment une éducation plus laïques-, ainsi que des décennies de conflit armé entre les séparatistes basques de l’ETA et les autorités publiques.
Dans ce contexte, l’intégration des immigrés dans la société espagnole a, pendant longtemps, fait l’objet d’une indifférence des autorités publiques. Cette indifférence a signifié autant une possibilité pour les immigrés de garder leur identité culturelle tout en s’insérant économiquement, qu’une négligence de la part des pouvoirs publics.
Aujourd’hui, les élus locaux et nationaux sont appelés à agir rapidement et de manière cohérente, pour éviter que des poches de marginalité ne se créent dans les villes du pays, et qu’un nouveau clivage dans la société espagnole n’apparaisse.
Auteur : Julien DIJOL, Euros du Village