samedi 12 octobre 2013 - par Vincent Verschoore

La Cliodynamique, une méthode scientifique pour prédire les crises sociales

Les crises sociales, historiques telle la chute de l’Empire Romain, ou actuelles tel le shutdown américain, sont-elles soumises à des règles que la science peut découvrir, comprendre et modéliser pour prédire l’avenir ? Voilà qui flaire bon le scientisme bon marché, mais l’affaire semble nettement plus sérieuse car un modèle a été développé et semble bien coller avec la réalité historique.

Appelée Cliodynamique par son inventeur, le mathématicien Peter Turchin, professeur d’”écologie mathématique” à l’Université du Connecticut, la capacité prédictive de cette nouvelle science attire l’attention de nombreux sociologues. Avant de s’intéresser à l’Histoire, Turchin a énormément travaillé sur la dynamique des populations animales. Il développe ce nouveau modèle depuis quinze ans, l’ayant testé sur base des données historiques telles le développement des grandes religions, ou la montée et la chute des empires, La Cliodynamique utilise les vastes volumes de données disponibles à tout un chacun pour tirer des règles statistiques génériques, qui ensuite fondent le modèle. A l’inverse de la démarche historienne classique, qui contextualise et personnifie les acteurs historiques afin de former des récits ayant du sens, la Cliodynamique généralise les faits et processus historiques pour en tirer des règles applicables quelle que soit la période ou le contexte historique particulier.

Partant du principe que le sort d’un empire dépend principalement de sa cohésion sociale, Turchin a commencé par analyser trois grandes civilisations, la République de Rome, l’Europe médiévale et la Russie tsariste, à la recherche des moments de violence collective (assassinats politiques, révoltes, etc..) ayant marqué ces époques. Il a pu en déduire que ces trois civilisations répondent toutes à la même combinaison de deux cycles superposés, l’un d’une durée de deux à trois siècles et l’autre, d’une cinquantaine d’années.

Pour Turchin, l’explication la plus plausible pour le cycle long nous vient d’une idée développée dans les années 80 par Jack Goldstone de l’Université George Masson, Virginie : la théorie démographico-structurelle. Celle-ci propose que, dans toute civilisation relativement prospère, la croissance de la population et/ou le développement technologique mène à une sous-utilisation de la main d’oeuvre disponible (chômage, en termes actuels) dont l’effet premier est l’accélération de l’enrichissement des élites, qui peuvent jouer de cette concurrence de main d’oeuvre pour “optimiser” leur rentabilité. Mais dans un deuxième temps, l’accroissement de l’élite elle-même (via l’accès généralisé aux études supérieures par exemple) crée un état de compétition au sein même de l’élite, où il n’y a plus assez de places au soleil pour tout le monde. Les factions se montent les unes contre les autres, la cohésion sociale de la civilisation ou de l’Etat en question diminue, l’Etat perd le contrôle de la population, la violence et l’anarchie s’installent jusqu’au moment où la faction victorieuse des élites redevient un petit groupe homogène et le cycle recommence.

Selon ce modèle, la violence sociale ne survient pas au moment où les classes industrieuses voient leurs conditions de vie stagner ou diminuer, mais une ou deux générations plus tard, une fois que l’élite a suffisamment gonflé pour se factionnaliser. Voilà pour le cycle long, pour le cycle court Turchin est moins certain : son explication actuelle étant que les gens nés en période instable recherchent avant tout une société stable et ordonnée, et à l’inverse ceux nés en période stable seraient plus disposés à changer les choses – d’où cette oscillation sur une cinquantaine d’années entre ordre et désordre avec une crise en fin de chaque cycle.

L’application du modèle aux civilisations des derniers millénaires ainsi qu’à l’histoire, récente, des USA colle plutôt bien à la réalité, même si les historiens font remarquer que ce modèle est trop simple pour en faire un outil prédictif, ne prenant pas en compte par exemple les catastrophes naturelles, les changements climatiques ou les “grands hommes” qui ont marqué l’Histoire de leur empreinte. Tuchin le reconnaît volontiers, ce qui ne l’empêche pas de penser que ce modèle permet de voir venir les grands changements de société. En 2010 il mit sa réputation en ligne en prédisant que l’instabilité politique aux USA et en Europe allait croître fortement dans la décennie à venir (voir http://www.nature.com/nature/journal/v463/n7281/full/463608a.html). Dans une étude publiée en 2012, il prévoit que les deux cycles décrits ci-dessus seront en conjonction, toujours aux USA et en Europe, aux alentours de 2020. Et pour Turchin toujours, l’actuelle – et prévisible – crise américaine du “shutdown” gouvernemental est le signe que le combat pour la survie au sein des élites, après une période de croissance et d’enrichissement fabuleuse sur le dos de la population générale, a réellement commencé.

Il a des idées pour éloigner, ou du moins amoindrir le choc à venir car trois facteurs économiques principaux sont en jeu, facteurs que la société peut contrôler dans une certaine mesure : la production par habitant, l’équilibre entre l’offre et la demande d’emploi, et le niveau d’inégalité que la société est capable d’accepter à tel instant. Pour faire court, une civilisation survivra d’autant mieux que ses citoyens ont tous une activité productrice de quelque chose et que l’élite reste très petite. Les conséquences de ce résultat ne sont pas évidentes à accepter car on lira entre les lignes une forme de protectionnisme, de contrôle des populations (pour limiter le chômage) et d’un accès limité aux filières qui mènent à l’élite.

Ce modèle n’est bien sûr pas une panacée mais il a le mérite d’une corrélation avec la réalité plutôt surprenante dans le domaine des sciences sociales. Il est aussi, à mon avis, à mettre en relation avec la théorie des classes de loisir de Thorstein Veblen, que j’ai souvent commentée dans ce blog par ailleurs (voir par exemple http://rhubarbe.net/blog/2010/05/16/letat-predateur/) et qui donne une définition utilisable des élites (ou classes de loisirs) par rapport au reste de la population censée produire (ou classes industrieuses chez Veblen). Les conceptions de l’élite chez Turchin et chez Veblen ne sont pas identiques, mais dans les deux cas on retrouve dans leurs caractéristiques la consommation ostentatoire (qui, chez Turchin, pousse à l’endettement de l’Etat pour la financer), la faible productivité et un rôle de cohésion sociale – en tant que régulateur pour Turchin et en tant que “créateur de raison d’être” chez Veblen – un sportif grassement payé, par exemple, étant socialement acceptable malgré sa productivité nulle du fait qu’il symbolise une forme d’idéal, tout comme un grand homme d’Etat ou un grand guerrier.

 



5 réactions


  • Scual 12 octobre 2013 09:09

    Le contrôle des populations pour limiter le chômage ? Tiens tiens voila qui est tellement peu scientifique que la science a depuis bien longtemps démontré le contraire ! Le seul et unique moyen de de résoudre le chômage et l’investissement, et ce qu’il faut contrôler c’est le crédit et le capital. Dire que c’est les populations qui sont a controller et responsables du chômage c’est comme dire que c’est le pneu qui est responsable de la crevaison et pas le clou.

    De plus cette théorie laisse totalement de coté l’énorme responsabilité de la rente dans la création de crises. Le cycle c’est plutôt que quand une élite se crée, son pouvoir a pour base un ordre et une rente donnée. Par exemple au moyen-age elle possède la terre et donc la nourriture le travail et la richesse, et tout le reste en découle. Ensuite elle va tout faire pour que la situation ne change jamais. Tout changement signifiant une perte de son pouvoir.

    Ajoutons y que contrairement à une autre erreur de cette article, l’accès stricte réservé à une petite élite dans l’enseignement n’est pas une solution, mais une des causes qui entraine les crises ! Ce genre d’enseignement entraine au contraire une débilitation à cause de la bulle de mensonge et de censure dans laquelle cet enseignement ne peut qu’évoluer puisque la même élite qui le fréquente interdit elle-même toute évolution et toute idée contraire à ses intérêts et à ses opinions. Vous obtenez une société qui dans les bons moments stagne et dans les pires est en pleine crise due à l’incompétence et la débilité de sa caste dirigeante qu’on ne peut certainement plus appeler élite, et qui n’a en réalité pas appris ce qui est mais ce qu’elle voulait entendre.

    Bref il me semble que l’auteur de cette étude a analysé l’histoire à travers un regard de droite en analysant les causes et en dédouanant complètement de toute responsabilité le système qui les crée comme s’il était « naturel » et non pas une création humaine que l’on peut donc changer.... et en plus il propose des solutions d’extrême-droite qui sont EXACTEMENT les causes réelles des crises et donc certainement pas leur solution !

    Au final moi je propose des solutions bien différentes :

    _ Priver les élites économiques de tout pouvoir politique (y compris le lobbying) afin de les empêcher de se constituer une rente et de se servir de leur pouvoir pour faire durer la situation jusqu’à son pourrissement.
    _ Encadrer et règlementer fortement l’héritage afin d’empêcher l’émergence d’une « noblesse » héréditaire de moins en moins méritante et évoluant dans une sphère culturelle de plus en plus éloignée des réalités et avec une éducation « privée » de caste, de plus en plus détachée de la réalité scientifique.
    _Garder le contrôle de la monnaie et du crédit, et garder le droit et définir comme devoir de la nation la création de grandes entreprises nationales à la fois pour réguler le chômage quand il le faut, mais surtout pour créer de nouveaux secteurs et lancer les nouvelles technologies qui vont casser la rente des anciennes « élites » et qui par conséquent ne trouveraient JAMAIS le financement et l’investissement nécessaire s’il fallait compter sur elle.


    • Scual 12 octobre 2013 09:20

      J’ai eu problème de copié/coller dans le deuxième point, c’est :

      "_ Encadrer et règlementer fortement l’héritage afin d’empêcher l’émergence d’une « noblesse » héréditaire de moins en moins méritante et évoluant dans une sphère culturelle de plus en plus éloignée des réalités (besoins et ressentis de la population) avec une éducation « privée » de caste, de plus en plus détachée de la réalité scientifique, politique et culturelle ne disant à cette élite que ce qu’elle veut entendre."

      Et j’ajouterais au passage un dernier point très important. Les médias et l’information doivent rester des services publique que la règlementation protège de l’influence des rentiers et de leurs hommes, y compris les différentes formes de corruption qu’elles soient directes ou indirectes comme la publicité. Sinon la population sera contaminée (et manipulée) par la débilitation des élites à travers leurs officines de propagande qui se font passer pour des journaux.


  • wawa wawa 12 octobre 2013 11:22

    Il me rappelle l’opus de science fiction « fondation »,
    d’issac asimov, et sa psychohistoire, Et pose pleinement la question de possibilité de la modélisation du comportement des foules, et de la possibilité de les prédire, avec notament les « point de ruptures » et les effets "non linéaire", comme pour la mécanique des fluide

    Qu’on en soit a une phase ou les élites se sont tellement goinfrées sur la sphère productive que la société devient instable et doit rincer les rentes (classe oisives) pour redevenir stable me semble très pertinente.

    (ne plus lire dessous c’est un bug)

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  • Croa Croa 12 octobre 2013 15:32

    Tout ça est fumeux, c’est du grand n’importe quoi !  smiley

    Les civilisations sont mortelles bien sûr, mais il n’y a aucune raison qu’elles meurent des mêmes maladies ou que des cycles imparables marquent l’Histoire. Certaines civilisations ont tout de même duré des millénaires... D’autres très peu de temps ! Il y en a qui ont eu une fin brutale et d’autres qui ont lentement décliné, etc..
     


  • Tetsuko Yorimasa Tetsuko Yorimasa 13 octobre 2013 02:46

    je me suis toujours demandée pourquoi les pays de la CE en difficultés au lieu de dire qu’il faut sortir de l’euro ne créent ils pas une deuxième monnaie ?

    @wawa
    Pour Isaac Asimov et sa psychohistoire il y a l’épisode intéressant du « Mulet », la petite pierre qui vient détruire tout l’édifice prédictif de Seldon.


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