lundi 6 janvier 2014 - par Cosmogonie

Les Anciens et les Modernes, 2.0

Deux spectres hantent les médias et les blogueurs français spécialisés dans le numérique et ses évolutions. Ces derniers jours, les lecteurs ont assisté à un concours de prédictions oscillant entre les Cassandre supposément bien informées et les piqûres de rappel utiles.

Dans Le Monde, la journaliste Laure Belot développe dans un article foisonnant l’idée que les élites françaises (et même américaines) sont « débordées par le numérique ». Des blogueurs comme Pierre-Carl Langlais (contributeur de Wikipedia) s’inquiètent, au contraire, d’une offensive globale qui entraînerait la fin du web comme utopie ou espace de liberté. Une offensive menée non seulement par des Etats mais désormais par de grandes entreprises elles-mêmes – à l’instar de Youtube qui a modifié ses conditions d’utilisation et fait disparaître des milliers de vidéos d’un seul clic, grâce à un simple code.

Ces inquiétudes, pour légitimes qu’elles soient, n’ont vraiment rien de nouveau depuis la fin des années 1990 et paraissent à chaque fois dépassées par les événements et la capacité d’innovation et de créativité des citoyens mais aussi, à l’inverse, par les possibilités offertes à de grandes entreprises maîtrisant les codes et les enjeux.

Deux paradigmes s’entrecroisent et se heurtent depuis l’apparition d’internet dans les foyers : l’un est générationnel, l’autre politico-économique. Bien qu’éminemment complexes et délicats à manier dans leur globalité, ils ne témoignent au final que d’évolutions plus larges, à la façon d’un miroir à la fois grossissant et déformant.

La question générationnelle, celle qui hanterait les élites, est aussi vieille que le monde et se pose avec acuité lorsqu’il s’agit du numérique. Certes, les seniors se mettent depuis quelques années à surfer avec entrain et les hommes et femmes politiques se lancent sur Twitter avec plus ou moins de bonheur. Mais qui nierait que les nouveautés, les idées qui ont des chances de grandir, comme nous l’expliquait une publicité de la SNCF, sont avant tout le fait de jeunes entrepreneurs et non de grands acteurs institutionnels ? Ce ne sont pas les dirigeants actuels du CAC40 qui initient les innovations de demain. Il est donc logique que des élites quinqua ou sexagénaires se sentent parfois mises à l’écart ou « dépassées » par ce qui se déroule sous leurs yeux. Or, nous explique Pierre-Carl Langlais, « L’évolution du Web s’apparente de moins en moins à une saga triomphatrice et de plus en plus à un film noir ».

C’est l’entrée en lice du second paradigme, politico- économique celui-là. Avec les évolutions récentes de l’économie numérique, nous serions en train d’assister à la fin programmée de l’utopie du web libre, du foisonnement délirant et quasi orgiaque des premiers temps, à l’avènement d’un internet contrôlé à la fois par les Etats mais aussi, de plus en plus, par de grandes multinationales qui dicteraient leurs lois aux internautes impuissants. Les innovateurs d’hier seraient en train de devenir les dictateurs de demain et internet, un mass media comme les autres, quasi ubiquiste et totalitaire.

Et c’est là que les deux paradigmes se rencontrent : les utilisateurs d’internet seraient de plus en plus passifs. Les « digital natives » accepteraient sans coup férir la domination de Google, Youtube ou Facebook et leur contrôle total. Ce que ne disent pas – ou rarement – ces analystes, c’est que cette évolution était ô combien prévisible et qu’elle n’est en rien désespérante. Elle n’est que la conséquence logique, et millénaire, de toute innovation remarquable qui se généralise à une société entière. Les pionniers de l’Ouest américains ont pu pleurer, après la conquête, le retour d’une société puritaine et légaliste qui leur enlevait leur liberté chèrement acquise. Qu’auraient pensé les « as » de l’aviation de l’A380, et Clovis du sacre de Napoléon ? Olympe de Gouges a-t-elle renié la Révolution sur l’échafaud ?

Les dinosaures de l’usage du web, ceux qui, comme l’auteur de ce billet, s’amusaient à coder en HTML sur des logiciels pas très avenants, géraient un site web aux couleurs criardes sur Geocities dans les années 1990, pourraient légitimement rejouer la sempiternelle querelle des Anciens et des Modernes, s’offusquer de la domination économique de grands groupes et de la méconnaissance terrifiante des jeunes internautes des usages démocratiques et libres du web.

Qu’un espace virtuel et de plus en plus fréquenté devienne la proie de firmes aux intérêts économiques et financiers considérables est bien loin de constituer, en soi, une immense surprise. Cette (r)évolution était annoncée depuis longtemps et il aura fallu une vingtaine d’années pour qu’elle se réalise. La massification entraîne mécaniquement une forme de panurgisme dans lequel s’engouffrent les grandes firmes comme Google qui tentent de rejouer le tour de passe-passe de Microsoft en son temps : devenir le « choix naturel » voire le choix unique des utilisateurs.

rip-geocities

A moins de donner dans le marxisme révolutionnaire, il semble bien difficile de lutter efficacement contre ces monstres dominateurs sur leur propre terrain.

Mais il est une autre évidence parfois oubliée et qui s’applique parfaitement aux usages d’internet : qui cherche la liberté, la trouve. Un citoyen passif dans la vie réelle a toutes les chances de l’être également dans son usage numérique. Celui qui, à l’inverse, remet sans cesse en cause les évidences économico-financières et les tentatives des Etats de « réguler » le web, trouvera ici et là des contre-pouvoirs, des espaces de liberté et d’échange non marchands. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une concurrence à parts égales mais d’une différence d’usage. Souvent, cette différence se transforme en conflit. Que l’on se souvienne, en souriant, des tentatives d’Hadopi pour traquer les internautes fautifs : les Etats n’auront jamais les moyens de tout réguler, le monopole des grandes firmes ne sera jamais absolu. Mais, puisqu’il s’agit d’un média de masse, il ne peut être question désormais que d’interstices, de groupes parfois revendicatifs (on pense aux Anonymous) ou bien cachés qui développent leurs propres usages, s’informent et discutent des lois, des alternatives, de leurs propres marottes souvent – groupes dont les discussions enflammées rappellent souvent les débats abscons entre trotskistes et maoïstes des années 1970.

Parlez de VPN, de Tor, de Linux ou de Tails à un représentant des « élites » ou à un adolescent perdu sur Facebook et vous vous heurterez probablement à un mur d’incompréhension ou à une moue dubitative. Car c’est ici que la « fracture » générationnelle a elle aussi changé : les digital natives ne remettent que rarement en question les usages mais utilisent le plus souvent le web tel qu’il leur est « donné » : avec Microsoft ou Apple, Internet Explorer et Google, sans savoir ni souvent se soucier de la logique économique ou politique des gouvernants et des financiers. C’est plus généralement à un retour de l’esprit critique qu’il faut appeler : les alternatives existent, elles se créent chaque jour. A nous de jouer les passeurs, d’éduquer aux usages.

Voilà une forme de militantisme non seulement utile et nécessaire mais, finalement, éminemment politique.



3 réactions


  • anomail 6 janvier 2014 18:15

    Bon article.

    Une seul remarque : Comme beaucoup de journaleux, vous utilisez ’web’ à la place de ’internet’.
    Cela ne rend pas du tout service à vos lecteurs, car nuance est de taille.

    La différence d’usage et le militantisme salutaire que vous évoquez commence par ce genre de discernement.


  • Ruut Ruut 7 janvier 2014 13:39

    Il faut avouer que le choix, comme le non Made in China, est illusoire.
    Je vous met au défit d’activer un PC Windows 8 ou un Iphone sans accès internet.
    Les industriels ont crée de nouveaux besoins inutiles et nous les fonts chèrement payer tous les mois.

    Un peut comme les politiques et les transports en communs des villes.

    Les vieux ordinateurs vont valoir de l’Or bientôt car ce seront les seuls a pouvoir travailler offline.

    De plus l’omniprésence d’Internet génère de plus en plus de produits non finis en vente. (c’est cool tu clique et tu attend 1 h la fin des mises a jours pour pouvoir commencer a travailler, quel gain de productivité.)


  • @lbireo @lbireo 9 janvier 2014 19:19

    euh je code toujours en html avec un bloc note, mais de là à me considérer comme un dinosaure...

    sinon je suis tout à fait d’accord avec l’article tout comme avec les commentaires ci-dessus.

    de plus, avec l’invasion des tablettes et autres notebooks, ou se trouve le plaisir de bricoler un pc pour l’améliorer ? de trouver l’origine des pannes et de les réparer ?


Réagir