Rosetta : mission remplie !
« Que les cieux me soient tendus de noir !
Que le jour fasse place à la nuit !
Comètes, qui amenez le changement des temps et des empires,
Secouez dans le firmament vos tresses cristallines… »
(William Shakespeare)
Quand, le 12 novembre 2014 à 16 heures 30 (heure de Paris), le robot Philae s’est posé à la surface de la comète Tchouri, un membre du Congrès américain (un parlementaire donc) a pris son téléphone et a appelé la Nasa pour la féliciter de cet exploit. La personne au bout du téléphone a dû lui avouer la vérité : la Nasa n’y était pour rien, la sonde Rosetta qui a envoyé le robot est européenne et c’est l’Agence spatiale européenne (l’ESA) qui a mené ce projet extraordinaire. 500 scientifiques de haut niveau sont impliqués, dont 150 Français (dont l’astrophysicien Francis Rocard, fils de l’ancien Premier Ministre et petit-fils du physicien Yves Rocard).
Une Europe qui gagne
Voilà une coopération européenne qui a fonctionné excellemment ! Elle démontre la nécessité de s’unir pour rassembler toutes les forces et toutes les compétences européennes autour d’un même objectif. Dit comme cela, cela a l’air banal mais apparemment, il faut le répéter sans cesse face aux populismes qui sont en train de griser l’Europe.
J’ai écrit "Tchouri" parce que c’est ainsi que j’appellerai la comète "67/Tchourioumov-Guérassimenko", du nom des deux astronomes ukrainiens qui ont découvert l’astre le 22 octobre 1969. En apprenant l’exploit, ils ont dû ressentir un sacré frisson !
C’est vrai que Tchouri fait moins rêver que la Lune ou même Mars ou Vénus, mais il y a aussi les distances depuis la Terre qui sont incomparables. La mission Rosetta est un petit mélange de Jules Vernes, de Tintin et du Petit Prince.
Antoine de Saint-Exupéry n’aurait en effet pas refusé de rêver de ce petit bout de matière formé de deux lobes de quelques kilomètres de diamètre et de seulement 10 milliards de tonnes. Hergé aurait aussi, de son côté, titré l’une des aventures de son héros à houppette : "On a marché sur Tchouri !".
Parce que c’est un peu ce genre d’exploit dont l’Europe est capable : envoyer un robot à presque un milliard de kilomètres (le 20 janvier 2014, Rosetta était à 807 millions de kilomètres de la Terre), le faire "atterrir" (le mot est mal choisi), le faire toucher le sol d’un astre excessivement lointain (je rappelle pour comparer que la Lune est à environ 385 000 kilomètres seulement de la Terre), le faire communiquer avec la Terre pour retransmettre des photographies, des analyses chimiques, etc.
Quand j’écris que c’est un exploit, c’est que la probabilité de réussite de la mission était extrêmement faible, voire quasiment nulle. Il y avait de nombreuses possibilités pour que tout "dégénérât" : le moindre incident, le moindre retard faisait rater les rendez-vous avec les astres. Un pari totalement fou. Imaginez le scientifique qui a déjà passé vingt ans de sa vie, week-ends et soirées compris, à calculer, à imaginer, à concevoir cette mission et un simple battement d’aile mettrait tout ce travail à plat !
Et malgré tout, on l’a fait. Le Terrien, parfois avide de guerres, est capable du mieux, passionné par la soif des découvertes, de l’Univers qui s’offre à ses yeux, de la beauté de la Nature quand il sait la regarder, quand il pense à la regarder.
Deux véhicules exceptionnels
Certes, ce robot Philae était une petite cerise sur un gâteau bien plus important pour la recherche scientifique : la sonde Rosetta, qui s’était placée sous pseudo-orbite autour de Tchouri le 2 août 2014 (à 100 kilomètres d’altitude), après un voyage d’une dizaine d’années, avait une meilleure capacité d’observer ce qu’est une comète, comment elle réagit lorsqu’elle passe au "voisinage" du Soleil.
Philae avait rendu l’âme depuis longtemps, faute d’énergie (les plaques photovoltaïques n’ayant pas tourné du bon côté). Après quelques jours de fonctionnement, du 12 au 15 novembre 2014 (le robot n’avait que 60 heures d’autonomie), il reprit sa communication avec Rosetta entre le 14 juin 2015 et le 9 juillet 2015, ce qui lui a permis d’envoyer encore quelques données. Le robot, devenu silencieux, fut retrouvé couché près d’une falaise, coincé dans une faille, par Rosetta le 2 septembre 2016.
Quant à la sonde Rosetta, elle a atteint tous ses objectifs et a achevé sa mission après deux ans de bons et loyaux services. Les chercheurs ont alors terminé l’opération en beauté : en l’envoyant rejoindre Philae, s’écraser contre le sol de la comète, pour prendre les dernières informations possibles, au plus près de la matière. Un chute de 19 kilomètres de hauteur à la vitesse de 3,2 kilomètres par heure (durant 14 heures et demi) pendant laquelle Rosetta a pu encore prendre de nombreuses photos du sol et faire des analyses chimiques.
Une sacrée carrière de sonde spatiale !
C’est donc ce vendredi 30 septembre 2016 à 12 heures 20 que Rosetta a totalement terminé sa mission. Il faudra aux astrophysiciens une bonne décennie, voire deux, pour exploiter toutes les données accumulées pendant ces deux années, et comprendre la formation et l’évolution des comètes, l’origine aussi de leur matière, peut-être aussi l’origine de notre Système solaire, la composition chimique de la nébuleuse originelle.
La sonde Rosetta (avec son robot Philae) a décollé de la Terre le 2 mars 2004 à 8 heures 17, lancée par une fusée Ariane 5. Elle a fait plusieurs "boucles" dans l’Espace, pour augmenter son accélération en utilisant la gravité une fois à proximité de Mars (25 février 2007), puis trois fois à proximité de la Terre (4 mars 2005, 13 novembre 2007 et 14 novembre 2009) et ensuite, en fonçant vers le lieu de rencontre avec Tchouri après avoir passé la barrière d’astéroïdes, et avoir survolé Steins (5 septembre 2008) et Lutèce (10 juillet 2010). Ces assistances gravitationnelles ont permis d’augmenter la vitesse de la sonde de 30 à 39 kilomètres par seconde.
Après une période de "repos" de deux ans et demi (entre le 8 juin 2011 et le 20 janvier 2014, pour préserver son autonomie énergétique alors qu’elle était dans la partie de trajectoire la plus éloignée du Soleil), puis après une phase d’approche de trois mois, elle est arrivée sur l’orbite de Tchouri le 10 septembre 2014, à 29 mètres de la surface de l’astre. Le 14 février 2015, Rosetta est passée à 6 kilomètres d’altitude de la comète pendant quelques heures.
Lorsqu’elle a envoyé son module Philae, le 12 novembre 2014, elle avait déjà parcouru 6,6 milliards de kilomètres ! L’exploit monumental, c’est d’avoir déposé le robot avec une erreur de précision de …10 mètres, à plus de 500 millions de kilomètres ! Calculez la marge d’erreur : 1 pour 50 milliards, soit 2 milliardièmes de %, qui fait mieux ? Le professeur Klim Tchourioumov, qui a maintenant 79 ans, et qui a découvert la comète sur des clichés de sa collègue Svetlana Guérassimenko, était présent, très ému, au Centre européen d’opérations spatiales à Darmstadt, regardant en direct l’arrivée de Philae sur le sol de "sa" comète.
Un projet technologique de trente ans
À l’origine, l’idée, en 1985, était de faire une collaboration entre la Nasa et l’ESA avec un objectif très ambitieux : recueillir des échantillons minéraux d’une comète et les rapporter sur Terre. Le projet fut considéré comme trop coûteux, et les Américains y ont renoncé. L’Europe, en revanche, a poursuivi le projet en réduisant l’objectif à juste observer (photographier, analyser, etc.) une comète de très près, sans avoir la possibilité de rapporter des échantillons. Le projet a réellement démarré en 1993.
On comprend que l’objectif est nettement moins ambitieux : Rosetta et Philae n’avaient pas de billet de retour pour revenir sur Terre. Il aurait d’ailleurs été extrêmement difficile d’imaginer comment trouver l’énergie pour revenir vers la Terre alors que pour aller vers Tchouri (qui poursuit sans cesse sa très large course autour du Soleil), on avait astucieusement utilisé quelques avantages de proximités planétaires.
Le nom de Rosetta est connu, il provient de la fameuse pierre de rosette avec des inscriptions en hiéroglyphes que Champollion a su traduire. Et la sonde est une réelle pierre de rosette pour d’éventuels extraterrestres car un disque en nickel (très robuste face à la corrosion) a été introduit dans la sonde sur lequel ont été gravés des textes écrits dans un millier de langues. Ce disque va demeurer à la surface de Tchouri pendant des siècles…
Le nom de Philae est plus subtil puisqu’il fait référence à une île égyptienne qui fut engloutie par le Nil le 10 juillet 1970, au moment de la mise en route du barrage d’Assouan (là où François Mitterrand passait ses vacances de fin d'année aux frais du Président Hosni Moubarak) et les temples antiques et obélisque qui s’y trouvaient ont été déplacés dans l’île d’Aguilkia, en abandonnant des fouilles archéologiques définitivement détruites (comme à Allianoi).
C’est justement Aguilkia qui a été choisi comme nom topologique du lieu d’arrivée de Philae sur Tchouri (nom choisi par l’ESA sur proposition d’un Français après un concours qui a recueilli plus de huit mille propositions venant de 135 pays). Pour l’anecdote, le Président de la République française François Hollande a appelé fin décembre 2014 son labrador …Philae, en hommage au robot de la mission Rosetta.
Défis technologiques
La technologie utilisée pour la mission Rosetta est très "ancienne" puisque tous les équipements étaient installés et prêts à décoller dès le 16 février 2004 à Kourou, donc conçus il y a une vingtaine d’années au moins. Vingt ans, pour l’électronique embarquée, pour la robotique, pour l’informatique, etc., c’est considérable (il suffit de regarder l’âge des ordinateurs et des smartphones qu’on utilise aujourd’hui). En particulier, les mémoires sont nettement plus petites et plus denses qu’il y a douze ans. Cette obsolescence technologique fut l’une des raisons d’avoir arrêté "proprement" (et définitivement) le fonctionnement de Rosetta ce 30 septembre 2016.
Parmi les défis à relever pour cette mission, il fallait une sonde totalement autonome, car il était impossible de manœuvrer en direct, depuis la Terre, l’appareil, en raison des centaines de millions de kilomètres de distance (il faudrait plusieurs dizaines de minutes pour communiquer une consigne, ce qui serait trop tardif en cas d’obstacle à franchir pour Philae, par exemple). Il a fallu plus de 28 minutes pour que l’information de l’arrivée de Philae sur le sol de Tchouri fût communiquée aux Terriens.
Un autre défi technologique, c’était que la nature du sol tchourien était totalement inconnue jusqu’alors, et en plus, les aspérités géographiques y sont nombreuses. Un "atterrissage" était donc très incertain, pour garder une certaine stabilité au robot qu’on allait y faire poser. La rotation de la comète empêchait aussi une communication permanente entre Rosetta et Philae. Et, comme la comète approchait le Soleil (point le plus près le 13 août 2015), des protections solaires ont été nécessaires (isolation thermique et magnétique).
Retombées scientifiques
Les retombées scientifiques de cette mission seront nombreuses. On n’a jamais observé aussi précisément le passage d’une comète à la proximité du Soleil. Il est donc intéressant de voir les phénomènes physiques et chimiques en se dérouler en direct (sublimation des glaces, etc.).
Les comètes sont considérées comme des congélateurs des matériaux originels de la nébuleuse qui a servi à former le Système solaire il y a 4,5 milliards d’années. En effet, l’énergie du Soleil a modifié considérablement la matière qui a "servi" à former les planètes et plus généralement les astres du Système solaire. Les comètes sont un peu différentes : comme elles se sont éloignées rapidement du centre d’énergie, leur matière s’est refroidie très vite (on pourrait parler d’une trempe dans l’Espace) et l’on peut ainsi observer, avec une comète, la matière première du Système solaire.
Dans un article publié le 10 décembre 2014, on a pu apporter la preuve que l’eau de la Terre ne provient pas de cette comète. Les océans terrestres sont apparu bien après la formation de la Terre et probablement par un apport extérieur. Cela ne veut pas dire que l’eau de toutes les comètes soit comme l’eau de Tchouri (sur 11 comètes dont on a analysé l’eau, une seule a une eau similaire aux océans terrestres, et les autres sont très variées, très hétérogènes, ce qui incite à penser que les comètes ont eu des formations très différentes).
Pour arriver à ce résultat, le critère a été assez "simple" à mesurer puisque c’est le rapport entre deutérium et hydrogène qui donne l’information. Ce fut le spectromètre de masse joliment baptisé "Rosina" qui a mesuré ce taux. Un atome de deutérium, c’est un atome d’hydrogène avec un neutron supplémentaire. Dans les océans terrestres, ce rapport (en gros, rapport entre l’eau lourde et l’eau normale, en nombre d’atomes) est de 1,5 pour 10 000 tandis que sur Tchouri, il est autour de 5,3 pour 10 000, soit plus de trois fois plus élevé. Les traces isotopiques (les isotopes, ce sont des atomes ayant le même nombre de protons mais pas le même nombre de neutrons) sont souvent utilisées en science et le plus connu des services rendus reste la datation au carbone 14.
Dans un autre article publié le 14 avril 2015, il a été annoncé que le noyau de la comète n’avait pas de champ magnétique propre. Le 29 juillet 2015 ont été publiées les données concernant l’interaction entre la comète et le vent solaire. A été communiquée la présence sur la comète d’argon le 25 septembre 2015 et d’oxygène le 28 octobre 2015.
La composition du gaz s’échappant de la comète pendant son réchauffement près du Soleil (queue de la comète) reste assez surprenante. D’un débit d’environ 5 litres par seconde en été 2014, c’est essentiellement de l’eau gazeuse, avec 4% de gaz carbonique (la mesure sur une autre comète avait donné 20% en novembre 2010), et des traces de méthane, d’ammoniac, de méthanol, etc. Les particules solides également éjectées dans le gaz ont des diamètres variant de quelques dizaines de micromètres au centimètre. Ces particules sont très diverses : des hydrocarbures, des silicates, des sulfures de fer, etc.
Par ailleurs, la comète contient aussi de la glycine, un acide animé, et du phosphore, tous les deux se trouvant dans la composition de l’ADN, ainsi que d’autres composés organiques. La présence sur la comète de ces composés nécessaires à l’apparition de la vie sur Terre peut être interprétée de différentes manières mais ne permet pas de répondre à la question déjà ancienne et passionnante : la vie terrestre provient-elle d’une comète ?
La mission Rosetta s’est achevée ce 30 septembre 2016, mais comme je l’ai écrit plus haut, le travail est loin d’être fini puisqu’il y a une multitude de données collectées depuis près de deux ans qu’il faut analyser, interpréter, interconnecter, et cela va prendre dix ou vingt ans avec peut-être, à la clef, des découvertes majeures.
Un budget dérisoire pour une avancée historique
On le voit, la conception a eu lieu en 1985, nous sommes en 2016 et le travail d’exploitation pourrait se prolonger jusqu’en 2025, peut-être 2035. En clair, il y a de quoi faire toute sa carrière scientifique sur ce sujet. Ce sont des longs projets, trente à cinquante ans, mais ce n’est rien au regard de l’humanité (Toumaï date de 7 millions d’années !).
Prenons aussi l’élément financier. Cette mission a coûté au total 1,3 milliard d’euros (dont 250 millions d’euros payés par la France). Pour mon porte-monnaie, c’est vrai, c’est très lourd, mais à l’échelle d’un État comme la France, ce n’est rien. Le déficit public est chaque année dans les 60 à 70 milliards d’euro avec une dette publique globale de 2 100 milliards d’euros ! C’est le quart du prix de la ligne TGV entre Tours et Bordeaux qui devrait être inaugurée l’année prochaine. Le coût est européen, donc réparti sur beaucoup de pays, ce qui réduit encore plus l’effort financier (à titre de comparaison, le plan Juncker a mobilisé 315 milliards d’euros en 2015-2016 !).
De plus, le coût d’une telle mission scientifique n’est jamais à fonds perdus. On évalue généralement à un rapport de 4 le retour sur investissement global : les retombées industrielles sont nombreuses et sont initiatrices d’activités économiques. La mission Apollo l’a largement démontré avec notamment la technologie d’isolation thermique utilisée dans d’autres secteurs industriels.
Cette mission Rosetta, c’est donc aussi la preuve que le monde ne tourne pas toujours à l’envers comme semblent l’indiquer les médias dans leur course permanente au sensationnel : il existe quelques oasis de paix et de passion, et celles-ci sont souvent construites par les scientifiques, car ils agissent à la fois avec la raison et l’intuition, sans dogme et sans préjugés.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (03 octobre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Rosetta, mission remplie !
Le dernier vol des navettes spatiales.
André Brahic.
Evry Schatzman.
Les embryons humains, matériau de recherche ?
Cellules souches, découverte révolutionnaire et éthique.
Ernst Mach.
Darwin vaincu ?
Jean-Marie Pelt.
Karl Popper.
Emmanuel Levinas.
Hannah Arendt.
Paul Ricœur.
Albert Einstein.
La relativité générale.
Bernard d’Espagnat.
Niels Bohr.
Paul Dirac.
François Jacob.
Maurice Allais.
Luc Montagnier.