Commentaire de Sylvain Reboul
sur La politique expliquée aux adolescents
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La question de la justice est en effet, comme vous le dites, indissociable de la relation « de » pouvoir et « au » pouvoir. Mais cela signifie-t-il qu’elle ne serait ou ne pourrait être que l’alibi d’un pouvoir de domination ?
Si tel était le cas, en effet, tout pouvoir serait alors doublement injuste en cela qu’il dominerait injustement au nom de la justice en en pervertissant, voire en en détournant le sens profond : la recherche d’une réciprocité des droits et des devoirs utiles à chacun .
Or c’est justement la finalité de l’idée démocratique de mettre en oeuvre des procédures de contrôle ou de sanction qui contraignent le pouvoir à se mettre non seulement en paroles mais aussi plus ou moins en fait au service de l’égalité des droits et surtout des libertés individuelles en vue de développer les légitimes capacités ou chances et talents de chacun au service de tous.
Cette idée n’est, vous avez raison sur ce point, qu’un idéal qui peut être trompeur dans la mesure où il masque trop souvent la réalité des rapports de forces qui s’imposent aux dépens des droits, mais elle a le mérite d’écarter comme frauduleuses et mystificatrices toute les prétentions à légitimer les inégalités au nom de la nature, laquelle n’est ni juste ni injuste, puisqu’elle qu’elle n’est précisément que nature, ce qui n’est qu’un donné à transformer par la civilisation qui seule peut dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas dans les relations entre les hommes et les hommes et les femmes.
Quant à l’efficacité économique et technique elle ne peut trouver de valeur politique qu’en se mettant au service de l’idéal démocratique. Ce qui n’est pas le cas et ce qui fait que nos sociétés sont constamment travaillées par la conflit entre la démocratie civilisatrice et le capitalisme sauvage. C’est ce conflit qui, au delà des partis qui s’en réclament avec plus ou moins de rigueur et de bonne foi, font que le débat entre la gauche et la droite est indépassable. Ce que nient précisément toutes les tentatives unanimistes d’essence autoritaire voire totalitaires.
La justice ne peut être qu’une norme construite dans et par la politique et les luttes de ceux qui subissent la domination, à savoir le pouvoir, y compris économique, de ceux qui l’exercent à leur seul profit dans le mépris des droits et des libertés concrètes de ceux sur lesquels ils l’exercent. C’est la rupture vécue comme injustifiée et injustifiable, donc insupportable, de la réciprocité des droits et des devoirs au profit d’une minorité qui commande à son profit exclusif qui est au coeur de la formation historique de l’idée justice.
Il ne faut donc pas jeter le bébé avec l’eau du bain : l’idée de justice naît de la révolte contre l’aliénation et la domination. Son usage perverti par les puissants pour se maintenir et valider leur pouvoir de domination est donc aussi un hommage que le vice politique est obligé de rendre à la vertu politique (et il ne s’agit pas de morale mais de droit et de liberté), sauf à s’imposer durablement comme pure violence, ce qui est à terme impossible.
Cet hommage est le révélateur d’une exigence politique, particulièrement en démocratie, dans la mesure où celle-ci autorise, par l’idée de justice à laquelle elle se réfère, la révolte ou la contestation du pouvoir comme un droit de l’homme et du citoyen au service des luttes politiques et sociales libératrices. Au point justement qu’il est impossible en démocratie, même non-idéale, de confondre tout à fait la notion de légalité et celle de légitimité pour décider ce qui est juste ou non. Cette distinction est en effet essentielle à tout progrès politique en vue de réduire les injustices ou inégalités des droits et des moyens de les exercer existants.