La politique expliquée aux adolescents
C’est généralement à l’adolescence que l’on découvre d’abord les petites communautés de copains et de copines, puis le pouls du monde social qui nous entoure et surtout la conflictualité. La politique est une entreprise de civilisation qui fonctionne avec un mélange de soumission aux puissants et de reconnaissance des normes. L’obéissance, Beuh ! tout ce que détestent les adolescents qui veulent rompre avec la soumission. L’inhibition contrôle les individus, et la politique contrôle les inhibitions. Penser la politique, c’est soumettre l’inhibition, la morale et la justice à la question.
L’ordre social introduit à la fois la justice et la guerre. La demande de justice est le grand subterfuge qui permet toujours au pouvoir de se frayer un chemin dans une société. Tous les grands bâtisseurs de pouvoir affichent alternativement la guerre et la justice, c’est Clovis illustre dans la bataille et Saint Louis sous son arbre. Les deux ont partie liée et la perte du lien entre les deux pose un problème fondamental de compréhension.
Spontanément, on voudrait que tout devienne juste, que, si l’égalité ne suffise pas à répondre à ce désir, on puisse encore revendiquer « l’égalité des chances ». Il ne faut jamais insulter l’avenir, savoir ouvrir un espérance à chacun bien sûr, mais ce baratin de la politique contemporaine est trop empreint d’une idée révolue du peuple pour être crédible. Vous y croyez vous à l’égalité des chances ? A la première contrariété, les hommes ont soif de justice parce qu’ils espèrent un jugement dernier avant l’éternité de l’oubli. La justice offre non seulement une consolation pour calmer la douleur de la finitude humaine, mais elle compense la frustration que la société elle-même organise. Les adolescents demandent la justice promise contre leur soumission.
La paix intérieure par la justice
La nature est cruellement injuste, nous le savons, et la civilisation elle-même si souvent contre-nature doit s’accommoder de diverses contraintes, c’est ainsi que les idéologies ne sont pas moins utiles que la lucidité pour sceller la sociabilité civilisatrice. La justice est une balance sur un glaive : tant que le mouvement d’équilibre hypnotise bien, on oublie la main qui tient le glaive.
La simple idée que l’injustice est intolérable nourrit de nombreuses dérives de notre société qui n’a plus un besoin très sensible de se solidariser dans la lutte contre l’ennemi. Chirurgie esthétique parce que je ne supporte plus d’être moins belle que les starlettes cannoises, contestation parce qu’il faut que notre association se fasse entendre, et je dénonce la carte scolaire qui coupe notre rue en deux, et tel projet d’infrastructure qui défait mon environnement... Oh la la ! rien de tel qu’une bonne guerre pour qu’on nous fiche la paix, n’est-ce pas ? Eh oui, et oui, le problème de la justice c’est d’obtenir la paix intérieure et ce n’est pas gagné d’avance entre les ego et les égaux !
Le pétainisme n’est pas vraiment ma perspective, le message est le suivant : la justice qui espère d’elle-même plus qu’un compromis social est une néo-religion dangereuse. Le problème le plus grave de la justice, c’est que les gens ont tendance à y croire et à la rêver avec un J. Le pouvoir politique ne les décourage guère, préfèrant finalement toujours que l’on discute de toutes les conceptions possibles et imaginables de la justice plutôt que des clés du pouvoir. Penser un ordre social juste, plutôt que peser le prix de quelle soumission ? On est tous tombé dans le panneau, et beaucoup ne s’en relèvent jamais vraiment et restent incapables de penser la politique à vie.
Privées de la contrainte militaire, les nations occidentales de notre début de 3e millénaire ont été envahies par l’irénisme, une nouvelle religion sécularisée du droit prétendant à l’universalité. La confusion entre la morale et la perception de l’intérêt public bat son plein. Cette néo-religion iréniste nous berne, elle produit un poison que appelle l’inhibition. La réduction de l’individualité dans un cadre de conformité sociale, c’est cela l’inhibition. Dangereuse pour l’individu, elle est aussi inavouable pour les gouvernants que nécessaire à la protection de la société.
Quel que soit le régime, l’obéissance est l’enjeu central de la politique. Notre bain idéologique présente toujours la démocratie comme le niveau le plus achevé de la politique au nom de la reconnaissance des libertés individuelles. Max Weber a un peu occulté l’enjeu politique avec sa célèbre formule définissant l’Etat par le monopole de la violence légitime. Sans discuter des rapports entre les Etats et la démocratie, la force de nos sociétés démocratiques n’est pas dans la spécificité du détenteur de la coercition, mais dans l’autonomie des individus et la démultiplication de la force créatrice qui en résulte. L’inhibition, dangereuse pour l’individu, est un vaccin pour la civilisation qui doit accumuler la force des autonomies individuelles en évitant que celles-ci se combattent entre elles.
Là où se construit le projet de civilisation
Durant les grandes agapes démocratiques de l’élection présidentielle de 2007, on a parlé « d’ordre juste » pour n’en retenir que la justice sans véritablement s’étonner de ce mot « ordre » que l’on croyait balayé du vocabulaire politique depuis la Révolution française.
Aujourd’hui, la maîtrise des techniques et des usages techniques joue un rôle central et ce sont les capitalistes qui les contrôlent bien plus que les élus politiques. Les tensions de notre époque touchent les questions d’environnement à l’échelle de la planète, la division du travail à la même échelle. Les questions de libertés publiques, de justice et d’économie persistent, mais derrière un codage technique qui compte davantage que le codage légal. Les institutions publiques ne possèdent pas automatiquement la fonction politique. La politique est là où se construit le projet de civilisation, parfois plus dans les congrégations, dans les conseils d’administration ou dans les laboratoires que dans les assemblées élues.
La submersion de l’économique et du social peu de temps après l’avènement du suffrage universel est en train de détruire le cadrage national. L’invasion de la technique et de la propagande dans les plus petits interstices du droit, de l’économie et de ce qui nous reste de la religion au travers de la justice, est un poison violent si l’inhibition morale nous voile trop les rapports de force.
La civilisation a besoin d’un combat contre les individus les plus forts, le consentement doit être limité. La politique, cette entreprise de civilisation fondée sur le processus d’obéissance, fonctionne par la maitrise de la domination et de la soumission. La politique est un plaisir.
Illustration : Henri Laborit, spécialiste de l’inhibition et du lien entre l’organisation sociale et la santé individuelle