Commentaire de
sur Ce que cache (ou révèle) l'affaire des caricatures danoises...


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(---.---.156.172) 9 février 2006 18:19

A tous ceux qui ont une haine contre l’Islam :

Mediter un peu ce que dit Régis Debray dans Le Nouvel Observateur sur ces caricatures,au lieu de vomir votre haine.

Semaine du jeudi 9 février 2006 - n°2153 - Dossier

« On a enlevé le casque, mais la tête chez nous reste coloniale... »

Régis Debray : résistance, oui, inconscience, non !

Tout laïques et républicains que nous soyons, évitons de projeter notre façon de penser sur un monde où le religieux joue le même rôle structurant qu’il jouait chez nous il y a trois siècles

Le Nouvel Observateur. - Dans l’affaire des caricatures de Mahomet, certains soutiennent qu’il faut aussi tenir compte du contexte et qu’on ne doit pas sacraliser la liberté d’expression et la liberté de la presse. Qu’en pensez-vous ?

Régis Debray. - La liberté de s’exprimer n’a jamais été la liberté de dire n’importe quoi. L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 dispose que tout citoyen peut s’exprimer... « sauf à répondre des abus de cette liberté dans des cas déterminés par la loi ». La loi de 1881 sur la liberté de la presse a connu tant d’adjonctions que nous combinons aujourd’hui une intolérance épidermique à la censure avec une multiplicité d’interdits pratiques. Protection des mineurs, secret médical, respect de la vie privée, incitation à la haine raciale et religieuse, injure et diffamation, propos homophobes, judéophobes, misogynes. La liberté de la presse est inséparable d’un droit de la presse qui est un casse-tête à l’intérieur même de notre monde « catho-laïque », reportez-vous au dernier numéro de « Médium » ([email protected]) et aux affaires Benetton, Scorsese, Toscani. La liberté de chacun s’arrête où commence « la protection des droits d’autrui ». Ne nous gargarisons donc pas avec ce mythe d’une liberté absolue, et souvenons-nous que notre relative liberté est le produit de trois siècles de luttes civiles, que le moindre état de guerre, déclaré ou non, remet à chaque fois en question. D’ailleurs en Alsace-Lorraine il y a encore un article du Code de Procédure pénale qui punit de trois ans d’emprisonnement l’outrage à Dieu (non appliqué mais non abrogé), et l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas prévoient encore des sanctions contre le sacrilège. On ne se débarrasse pas facilement du passé. Le fait est que dans « l’Assiette au beurre » ou « le Charivari » du début du siècle dernier il y avait des caricatures qui seraient interdites aujourd’hui. Toutes les minorités, tous les groupes de conviction montent désormais au créneau l’un après l’autre pour dire : pas nous, pas ça. L’abaissement de l’Etat donne libre cours aux passions et aux intolérances de notre société civile. La puissance publique, c’est notre ultime rempart. S’agissant des images, le distinguo entre la critique et l’injure est assez subtil. La photographie ou le dessin sont-ils exposés ou à huis clos ? Y a-t-il affichage ou non sur la voie publique ? Pour un but mercantile ou de débat d’idées ? « La Cène » de Léonard de Vinci revue par Girbaud a fait l’objet d’une mesure d’interdiction partielle alors que l’affiche du film « Amen » a été jugée comme pouvant contribuer à un progrès de la réflexion.

N. O. - Il faudrait donc relativiser cette liberté d’expression, qui est une conquête récente...

R. Debray. - Et d’autant plus précieuse. Elle fait corps avec l’exception laïque. Mais ne projetons pas nos catégories de pensée et notre système d’émotions sociales sur une aire culturelle qui a une autre mémoire, une autre histoire, et dans laquelle le facteur religieux joue le rôle structurant qu’il jouait chez nous il y a deux à trois siècles. On a enlevé le casque, mais la tête chez nous reste coloniale. Le monde doit nous ressembler, à défaut de quoi il sera déclaré arriéré ou sauvage. Si vous n’êtes pas suisse, si vous n’avez pas pillé la planète pendant cinq siècles, si vous n’avez pas été alphabétisé, industrialisé, étatisé à la même époque que nous, vous relevez de la barbarie. Ce défaut de sensibilité historique chez nos libertaires purs et durs relève d’une bonne conscience proprement impériale. Comprendre l’autre n’est pas prendre le parti de l’autre, on peut dire à la fois que nos valeurs ne sont pas les seules mais que nous avons quelques raisons de les tenir pour bonnes, donc de s’y tenir. Mais admettons que l’hégire compte six siècles de moins que le calendrier chrétien, que dans l’Islam la Renaissance a précédé le Moyen Age ou que la Renaissance de l’Islam finisse au moment où commence notre Moyen Age, et que la première imprimerie du monde arabo-musulman date de 1821 en Egypte. Admettons aussi que les paranoïaques ne manquent pas d’ennemis, ainsi que la volonté de l’Occident de prendre contrôle du Proche et Moyen-Orient. Il y a une disproportion scandaleuse entre la cause et l’effet, mais il faut quand même contextualiser le scandale. Nous oublions trop facilement notre deux poids deux mesures et que l’Afghanistan est occupé et quadrillé par l’Otan. Au nom de quelles affinités historiques ou culturelles ? Appelée par qui, sinon par un fantoche ? Et je ne parle pas du « crime contre la paix » de Bush, qui, si on prenait un seul instant au sérieux la Charte des Nations unies et son chapitre 7, devrait être aujourd’hui déféré devant une cour de justice internationale. On va me dire : ha ! ha ! Debray-tiers-mondiste ! Mais comprendre n’est pas absoudre. Je tiens à ma laïcité comme aux siècles d’efforts, qui commencent avec Henri IV et l’édit de Nantes, pour construire la notion de raison d’Etat face à la raison d’Eglise, alors mortifère, et on ne fera pas reculer l’empiètement du spirituel sur le temporel sans redonner sa pleine dignité au temporel. J’ai plaidé à la commission Stasi pour la loi sur le voile tout en disant qu’elle allait nous mettre à dos la rue arabe et le Sénat américain. Si nous enlevons nos chaussures quand nous entrons dans une mosquée, nous pouvons demander aux musulmans d’enlever leur voile quand ils entrent dans une école publique car ce sont deux espaces sanctuarisés. C’est seulement si nous respectons les croyances des autres que nous pouvons demander qu’on respecte les nôtres. Assumons ce que nous sommes, résolument, mais cessons de nous arroger l’étalon platine de la justice et de la modernité. On se vante de notre pluralisme critique, mais l’Occident a une fâcheuse tendance à ne dialoguer qu’avec lui-même ou avec des Orientaux dûment occidentalisés, à charge pour eux de nous raconter ce que nous aimons entendre. On n’a tout de même pas attendu Huntington pour savoir qu’il n’y a pas la mais des civilisations.

N. O. - Il faut mieux prendre conscience de l’importance du religieux...

R. Debray. - Dans « Critique de la raison politique ou l’Inconscient religieux », j’annonçais, dès 1981, le réenchantement accéléré du monde. Le religieux ne se confond pas avec le confessionnel. Nous avons nos religions séculières, et quand elles dépérissent, c’est le collectif qui se défait. Connaissez-vous une société historique sans sacralité ? Sans un englobant, un intouchable, un inaliénable ? Pour nous, l’ancien sacré religieux est désacralisé, nos sacrilèges et nos interdits ont à voir avec Auschwitz, l’enfance, l’égalité des hommes. Qui les bafoue, même en paroles, commet un blasphème social. Il est out. Le sacré est ce qui ne nous appartient pas, ce dont nul ne peut disposer pour son propre compte. Les hommes ne partagent que ce qui les dépasse. C’est pourquoi une économie ne fera jamais une société. Il y a d’autres sociétés où le non-négociable, ce sont les droits de Dieu, la figure sans figure du Prophète qui a créé la communauté, indissolublement politique et religieuse. Là où vous avez le maximum de liens entre individus, vous avez la sacralité maximale avec un signe de magnitude dix. Aujourd’hui chez nous, le Christ, c’est magnitude deux, et la secousse sera indétectable si vous dites à votre voisin que le Christ n’est pas ressuscité. En 1750, à Paris, cette petite phrase faisait trembler la terre. Chaque culture a ses failles et ses volcans. Chacune, ses séismes symboliques. On peut déconstruire cela sans injurier, analyser sans se moquer. Par l’enseignement, à l’université. La mondialisation économique se compense par la balkanisation culturelle. Le village global, c’est la cohabitation dans un même immeuble où à chaque étage il y a des gens qui ne parlent pas la même langue. On doit défendre la sienne mordicus, sans se départir d’une certaine courtoisie intercivilisationnelle. Ça n’exclut pas l’épreuve de force sur l’essentiel. Ça exclut la provoc pour se faire plaisir. Tout laïque et républicain que je sois, je n’aurais pas publié ces minables caricatures.


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