Commentaire de Christian Labrune
sur Epître à Marianne…


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Christian Labrune Christian Labrune 30 avril 2012 11:35

Najat,

Vous n’hésitez pas à renvoyer aux textes « comme la dogmatique invite à le faire », je l’avais bien remarqué (!), mais le problème, c’est que cela ne permet pas de trouver un terrain pour la communication qui permette d’aboutir à des vérités communes, fussent-elles provisoires. Si jétais chrétien, je vous assènerais aussi comme des vérités intangibles des phrases de la doxa chrétienne et nous n’aurions plus, au terme de la discussion, qu’à nous casser la figure. Mais je ne pense pas qu’il y ait UNE Vérité cachée à mettre à nu, il y a seulement DES erreurs tout à fait manifestes à détruire, le vrai n’étant que ce qui, provisoirement, résiste encore à la raison critique. Etant athée, c’est-à-dire refusant de rien croire sans démonstration, je me place sur le terrain de la raison commune où la question des « autorités », au sens médiéval du terme, est tout à fait exclue. Si vous mettez ensemble des gens ordinaires de différentes religions, ils finiront par s’entretuer en s’assommant à coups d’autorités contradictoires, ou par se tourner le dos, mais si ce sont des mathématiciens, qu’ils soient chinois, arabes ou américains, non seulement ils se tolèreront très bien tout en se critiquant, mais ils parviendront à s’entendre à la perfection sur les énoncés théoriques dont ils auront débattu après une chasse impitoyable aux communes erreurs de raisonnement, lesquelles seront reconnues par chacun sans difficulté. Je parle ici des mathématiques, mais c’est qu’elles ont toujours été un modèle pour la pensée philosophique : « nul n’entre ici s’il n’est géomètre » !

Votre exemple du tennis est habile mais ne me convainc pas. Les blessures, au tennis, sont des accidents : l’objectif du jeu n’est jamais d’obtenir des déchirures ligamentaires ! En revanche, l’objectif, dans un cas comme celui du sacrifice d’Abraham, puisque c’est de cela que nous parlions, ce n’est pas de délasser le croyant par un jeu d’adresse, c’est d’obtenir sa soumission inconditionnelle à Dieu, laquelle passe non pas seulement par la nécessité d’infliger à l’autre des blessures, mais même de faire fi de tous les sentiments d’humanité et de le tuer si Dieu l’exige. Les guerres de religion qui en ont été la principale conséquence n’étaient tout de même pas des parties de plaisir ! Et puis, les religions, du point de vue des religieux eux-mêmes, ne sont pas des instruments dont il faudrait définir par un mode d’emploi le bon usage. Elles n’ont pas une fonction utilitaire, elles sont une fin en soi, la fin des fins, ce que n’a jamais été le jeu du tennis.

Vous opposez deux formes de laïcités  : « de statu quo » et « de force », la première ne s’occupant pas du fait religieux, la seconde prétendant le contrôler, mais c’est une alternative quand même un peu théorique, et qui ne prend guère en compte la réalité des choses. Aussi longtemps que la religion reste du domaine de la vie privée, je ne vois pas pourquoi on s’en occuperait davantage que des fantaisies alimentaires ou sexuelles des citoyens. Cela ne devient préoccupant que si l’existence de ceux qui sont extérieurs à une croyance commencent à subir des impositions gênantes. Par exemple, lorsque des élèves de terminale ferment leurs cahiers et refusent de prendre des notes (cas banal dans les banlieues) lorsque le prof aborde la théorie de l’évolution ou, en philosophie, la logique de l’athéisme, comment voulez-vous que la question de la laïcité ne se pose pas ? Au reste, vous le reconnaissez vous-même à la fin du paragraphe : philosophie et religions se rencontrent constamment. Mais vous faites de la philosophe – et c’est constant dans ce que vous m’écrivez – une sorte de sphère tout à fait équivalente à celle de la religion, ce qui est évidemment abusif : la liberté de pensée philosophique n’est limitée par aucun interdit, pas même par le principe de non-contradiction, et si demain un philosophe proposait une philosophie de l’incohérence comme on a pu concevoir une mathématique non-euclidienne un peu défrisante au début, cela serait plutôt fascinant. Mais en fait, cela existe déjà, et c’est la religion du « credo quia absurdum » d’Augustin, la « folie de la croix » paulinienne ou les incohérences du Coran relevées par Onfray aux pages 220 et suivantes (édition de poche) de son Traité d’athéologie. Ce sont les créationnistes américains ou les musulmans des banlieues qui refusent d’entendre parler de Darwin. La philosophie, elle, est sans préjugé : elle examine sans a priori les arguments des uns et des autres sans jamais refuser de les entendre.

Vous me permettrez de remarquer que votre conception du rôle de la philosophie est un tantinet finaliste. Ce n’est pas « la philosophie de l’Antiquité tardive qui a ouvert la voie à l’évangile », c’est plutôt le christianisme qui a fait main basse, par l’intermédiaire de Porphyre (pourtant très hostile aux chrétiens) et de quelques autres, sur la métaphysique de l’UN de Plotin. Peut-être bien que Dieu a quelque peu manipulé Plotin pour qu’il fournisse le matériel théorique utile à l’élaboration du symbole de Nicée-Constantinople, mais le pauvre n’y était pour rien et aurait probablement refusé de s’y reconnaître. En tout cas j’aurais, comme vous pouvez bien l’imaginer, de sérieuses réserves à faire sur l’intervention dans cette affaire de la divine providence.

De même, vous parlez de la « valeur » des religions ; on s’attend à ce que vous évoquiez les fins dernières, mais vous rabattez cela sur leur rôle social, que je ne songerais évidemment pas à contester, moi qui admire tant la civilisation des Abbassides. Le protestantisme a probablement été habile à créer aussi de la valeur, mais c’est au sens économique du terme – et de fait, vous évoquez la théorie de Weber – mais cette valeur-là n’a pas grand chose à voir avec l’axiologie et vous en conviendrez. Quelle jésuite vous faites, quelquefois, chère Najat !!!

Vous m’écrivez enfin « vous avez tort de considérer que le vrai clivage se situe entre le scepticisme rationnel et le dogmatisme religieux : je ne vois pas de clivage sauf à vouloir pour l’un la démission de l’autre ; ce qui est impossible. » Le fait que vous ne le voyiez pas, ce clivage, n’empêche pas qu’il existe, et j’aurais plutôt tendance à penser que vous ne voulez pas le voir parce que vous tenez à maintenir en l’état les religions telles qu’elles sont et parce que vous voudriez qu’elles fussent reconnues par les philosophes eux-mêmes d’une dignité égale à celle de la philosophie. Mais c’est moi, cette fois, qui vous répondrai : c’est impossible. Quand des chrétiens me parlent du Jésus fabriqué tardivement par les évangiles et me racontent en long et en large ce qui lui est arrivé le jour où il entrait dans Jérusalem comme s’il s’agissait de faits avérés et historiques alors qu’on n’a même aucune preuve absolument certaine de l’existence du bonhomme et de sa crucifixion, comment voulez-vous que mon scepticisme ne se mette pas en branle ? Quand des musulmans me racontent que Muhammad a reçu ses révélations de l’ange Gabriel, valables jusqu’au jour du jugement alors que si on veut défendre le Coran et le rendre moins choquant, il faut nécessairement l’historiciser - ce que vous faites très bien !- comment voulez-vous que je ne me pose pas des questions ? Le puritanisme actuel me dégoûte un peu mais je me demande aussi comment il se fait que Dieu, si puritain dans toutes ses manifestations, ait pu consentir qu’un quinquagénaire consommât un mariage avec une gamine de neuf ans ! Bref, toutes ces belles histoires ne sont pas sans intérêt littéraire, mais la fiction n’est quand même pas la réalité et c’est ce que je pourrai dire encore pour expliciter plus clairement l’idée de ce « clivage ».

Lorsque vous écrivez en réponse à ma « prophétie » (et si j’emploie un tel terme, c’est que je ne prends pas vraiment au sérieux !) que les sociétés ne peuvent pas rester indéfiniment dans « un climat de vacuité culturelle et spirituelle », c’est très méchant ! Ainsi donc, je serais, comme tous ceux de mon bord, une espèce de matérialiste sans âme, un « vrai pourceau d’Epicure », comme on aurait dit au XVIIe siècle, et donc moins qu’un homme. Mais il existe une spiritualité athée, qu’un Comte Sponville s’est attaché à définir. On peut très bien vivre sans la « sale espérance », pour parler comme Camus, d’une vie éternelle où on sera récompensé au centuple (toujours le rendement !) du bien qu’on aura fait. Si je donne de temps en temps un euro au mendiant (les religieux n’ont pas le monopole de la charité !) la différence c’est que je n’attends pas qu’un dieu m’en restitue à la fin une centaine et c’est donc tout à fait désintéressé. D’un point de vue strictement moral, cela ne me paraît pas vraiment le signe d’une infâmie.

Je vous parlais dans un précédent mail d’une manifestation des Français musulmans contre l’islam radical. Elle a bien eu lieu, mais fort modeste s’il faut en juger par le seul article que j’aie pu trouver sur internet, d’un journal que je n’apprécie guère et vers lequel pointe l’adresse que je recopie ci-dessous.La croix
http://www.la-croix.com/Actualite/S-informer/France/Paris-une-centaine-de-musulmans-rassembles-contre-le-radicalisme-religieux-_NG_-2012-04-29-800664


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