Commentaire de Christian Labrune
sur Epître à Marianne…


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Christian Labrune Christian Labrune 15 mai 2012 13:25

Najat,

Je passe allègrement sur les considérations sociologiques relatives au financement des recherches scientifiques. Lorsqu’il faut persuader les politiques d’accorder des crédits, les chercheurs sont contraints de se livrer à toute sorte d’activités d’arrière-cuisine qui n’ont pas beaucoup de rapport avec la recherche elle-même. Et de fait, en matière de nanotechnologies, même si les crédits qui sont alloués paraissent importants, ils sont loin d’être suffisants en France : tout l’avenir des techniques repose désormais là-dessus, et ce ne sont pas du tout ce que vous appelez des « problèmes inexistants » : depuis la mise au point du microscope à effet tunel qui permet non seulement de donner indirectement une image des atomes mais aussi de les manipuler un par un, on n’en est plus à des spéculations creuses. La vulgarisation a évidemment un double effet  : les uns commencent à délirer, et les obscurantistes prennent peur, voudraient un moratoire, etc. Mais on n’arrête pas longtemps la science : la bombe atomique était possible, on l’a réalisée. Les manipulations génétiques sont possibles, on a déjà des plantes et des animaux transgéniques et ce n’est pas moi qui irai arracher des plants d’OGM ou craindre d’en bouffer comme ces contemporains de Parmentier qui craignaient de s’empoisonner en absorbant ses patates ! Songez qu’au milieu du XIXe siècle, il s’est trouvé des auteurs pour considérer que les trains qu’on voulait faire rouler à des vitesses inimaginables - près de cinquante kilomètres à l’heure ! - auraient des effets désastreux sur la santé : il y aurait des morts subites et les femmes enceintes avorteraient, etc.

Pourquoi aurait-on besoin de construire des assembleurs moléculaires ? Bonne question ! Tout simplement parce que notre rapport à la matière est encore à peu près le même que celui des hommes du néolithique. S’ils ont besoin d’un couteau, il font sauter des éclats de silex. Evidemment, nous avons ajouté à cela la métallurgie, nous pouvons couler le bloc-moteur d’une bagnole ou thermo-former des plastiques, mais pour usiner des pièces de précision, on lime, on polit, on enlève l’excédent de matière comme on faisait au néolithique et ensuite on assemble tout ça quand il serait quand même plus simple de fabriquer une soupe où baignent tous les atomes entrant dans la composition d’un objet complexe, d’ajouter ensuite les myriades de nanomachines qui se chargeraient d’assembler les molécules. Le niveau de la soupe baisserait progressivement et vous verriez se construire votre montre ou votre presse-purée sans qu’aucune autre intervention de votre part soit nécessaire.

On n’en est pas encore là ; la faisabilité de la chose est bien encore un peu discutée, mais si on avait dit à un biologiste des années 70 qu’on arriverait à dresser un jour une carte complète du génome humain, ce qui est maintenant chose faite, il serait tombé sur le cul.

Vous écrivez : « la technologie avance dans le sens de la miniaturisation, mais n’illustre pas l’architecture contraire, à savoir partir des briques que sont les atomes et molécules pour construire une voiture ». Il est de fait qu’on ne sait pas encore le faire, mais il n’y a là rien d’impossible et il est plus que certain qu’on y arrivera maintenant assez vite ; en tout cas, c’est l’objectif des recherches actuelles, et on sait déjà, en utilisant certains enzymes, segmenter puis recomposer des brins d’ADN, c’est de cette manière-là qu’on arrive à produire artificiellement des mutations et créer de toute pièce des espèces nouvelles et des monstres. L’information qui est stockée séquentiellement dans l’ADN n’est pas si différente de celle qui est à l’oeuvre dans les machines cybernétiques et ce qui est intéressant, justement, dans ces recherches, c’est qu’elles jettent un pont entre l’informatique et le biologique ; on peut très bien concevoir une biologie tout à fait artificielle. L’une des premières avancées spectaculaires, par exemple, va être la mise au point de muscles artificiels dont les réactions devront évidemment être plus rapides et plus puissantes que celles des petits moteurs pas-à-pas qui équipent les robots actuels, mais ça, ce n’est pas pour demain, c’est déjà presque fait. En tout cas, si actuellement on sait très bien bricoler des cellules vivantes, on saura demain les fabriquer d’une manière tout à fait artificielle. J’ai même lu un article ces derniers mois, probablement dans La Recherche, qui évoquait la fabrication d’une cellule de ce type, capable bien évidemment de se répliquer.

Il ne fait aucun doute qu’il n’y a pas une coupure radicale entre la machine et la cellule vivante, les deux obéissent aux mêmes lois de la physique et la différence est simplement dans la complexité. Evidemment, au XIXe siècle, on n’aurait pas eu l’idée de considérer qu’il y avait quelque chose de commun entre une locomotive et un éléphant, mais nos machines d’aujourd’hui ne ressemblent déjà plus à celles du passé, s’intègrent de plus en plus à l’organisme. C’est peut-être plutôt inquiétant, me direz-vous, mais dans les hélicoptères de combat modernes, il suffit de regarder la cible pour pointer le canon ; peut-être qu’il faut encore appuyer sur un bouton pour tirer, mais on sait déjà, en analysant les courants crâniens, faire en sorte que ça fasse « boum ! » simplement parce qu’on l’a voulu à un moment précis.

Il est parfaitement clair par ailleurs, que nous sommes instantanément déterminés, mais cela n’empêche pas la liberté. Si vous aimez jouer au tennis, je ne pense pas que ce soit inscrit dans vos gênes de la manière que vous envisagez. Ce que vous me dites me fait penser au mécanicisme de la théorie freudienne que j’ai déjà critiqué, lequel suppose que parce que vous avez été « traumatisée » à trois ans par je ne sais quoi vous allez développer à trente ans une névrose qui sera le retour du refoulé. Cela revient à considérer que vous seriez faite comme les machines à écrire mécaniques ou les machines-outils où des barres métalliques rigides transmettent l’information à distance et toujours de la même façon, que vous auriez de ces sortes de barres dans le fond de votre psychisme. Or, vous êtes – excusez cette définiton, encore qu’elle n’ait rien de réducteur – une machine complexe, c’est-à-dire un système chaotique sensible aux conditions initiales, lequel va évoluer par conséquent d’une manière totalement imprévisible. Si, dans l’autobus, je vous écrase brutalement un pied, je suis à peu près sûr de ce qui va se passer : votre visage va se contracter, vous allez grimacer, et vous allez bouger votre pied. Mais allez-vous m’insulter ou sourire par politesse ? Plus difficile à prévoir, déjà ! Et si aucun de vos orteils ne se trouve endommagé dans ce petit accident, bien malin qui pourrait dire ce qu’en sera la conséquence sur votre existence du lendemain ou des années qui suivront ! Tout nous détermine, à hue et à dia, mais nous pouvons choisir consciemment de fixer notre attention sur une chose plutôt que sur une autre, et rien ne vous empêche d’abandonner le tennis pour la natation... ou la pêche à la ligne !

Quand vous me dites que pour modéliser la conscience il faudrait savoir ce que c’est que la conscience, je suis tout à fait en désaccord avec vous, pour la bonne raison que tout le monde en est à considérer que la conscience est un phénomène émergent et par définition chaotique, non-déterminé sur le long terme. Autrement dit, une machine consciente serait plus que l’ensemble des dispositifs matériels qui la composent et plus que les programmes qu’on aurait écrits pour la faire fonctionner. C’est-à-dire qu’à partir d’un certain niveau de complexité, c’est elle qui ré-écrit ses propres programmes et modifie même sa structure physique en fonction des objectifs qu’elle s’est à elle-même assignés et qui peuvent n’avoir aucun rapport avec ceux que nous imaginions d’abord. Si je vous donne un journal en pensant que vous allez le lire, vous pouvez tout aussi bien en faire un chapeau pour vous protéger du soleil. Il n’y a rien là évidemment qui soit de l’ordre de la science-fiction : des machines qui modifient leur propre programme, il y a belle lurette que cela existe, sauf que jusque là, elles modifient le programme dans un but qu’on leur a fixé, dans des limites programmées dont elles ne peuvent évidemment pas s’affranchir : elles ne savent pas encore ce qu’elles font.

Ce que je trouve contestable, dans la méthode de Cardon, c’est qu’il veuille une machine qui se comporte comme l’homme, c’est-à-dire, du point de vue de l’intelligence théorique d’une machine pensante, d’une manière simpliste. Si je dis à quelqu’un dans l’ascenseur : « On dirait qu’il commence à faire un peu moins froid », l’autre va me répondre tout aussi bêtement quelque chose comme « oh, oui, l’année dernière, je me souviens qu’on se promenait déjà en chemise dans la rue ». Mais une machine intelligente capable de fonctionner entre -40° et 100° n’aurait évidemment rien à faire de la température extérieure, elle saurait en outre immédiatement et avec une exactitude parfaite, en puisant dans le réseau où sont les banques de données, le temps qu’il a fait le 15 mai depuis que la météo existe, pourrait immédiatement me cracher toutes les statistiques et tous les diagrammes que je pourrais souhaiter... et dont je n’aurais que faire. Je rentrerais chez moi pour écouter pendant une heure le premier CD du clavecin bien tempéré et la même machine, en quelques fractions de secondes, pourrait relire toutes les partitions disponibles de Bach et me faire entendre immédiatement une nouvelle fugue, très différente de toutes celles qu’il a écrites, qu’il n’aurait évidemment jamais composée, mais qui paraîtrait du Bach tout craché.


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