Commentaire de scylax
sur Qui est Charlie ? d'Emmanuel Todd


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scylax 1er octobre 2015 11:16

2) Le bobo dissident, version cadre parvenu, vise la réussite, cultive l’esbrouffe. C’est un cynique par excellence, bien conscient qu’il est privilégié mais qu’il a surtout eu beaucoup de « chance », les magouilles et les réseaux aidant. En gros, il a digéré les mécanismes de la société de consommation... et d’internet : slasheur, il sait ce qui convient aux barbus mais préfère se raser. Grâce aux réseaux sociaux de type coach surfing, dans le passage obligé de sa carrière internationale, il a surmonté sa solitude et rencontré des « expats » de diverses nationalités, avec lesquels il part faire du rafting ou jouer au bowling dans les malls, en évitant soigneusement les spécialités culinaires locales. Tous les espaces lui sont ouverts, à condition de déployer un savoir-être en contexte. Il s’agit de se plier aux règles tacites ou explicites propres à chaque lieu : savoir séduire en anglais ses partenaires chinois de paint-ball, parler avec autorité de sujets qu’il ne maîtrise pas (à peu près tous, sa formation professionnalisante pourtant de haut niveau ayant oblitéré toute imprégnation culturelle). Il a des milliers de followers Instagram, mais n’a presque pas d’abonnés sur Twitter. Il évite les tatouages (un move plutôt risqué). Il a été “dans la banque” et prononce bizarrement le mot “finance”. Il achète le Monde, mais ne le lit pas vraiment. Jeune adulte, il lisait encore Pif Gadget.

Issu d’un milieu modeste, le bobo cadre parvenu a milité aux Jeunesses communistes ou à Luute ouvrière, acquérant ainsi un vision totalisante qu’il va conserver même après la fameuse crise de la quarantaine quand il passera l’arme à droite. Parfois à l’extrême-droite jurassique, ou chez les nazbols de Soral. Mais plutôt dans le « souverainisme » bourgeois de réminiscence gaulliste à la Dupont-Aignant, qui est plus présentable. Il préfère curieusement toujours le lointain au proche. Le Russe au Polonais, l’Arabe (le panarabisme syrien) à l’Israëlien, Cuba aux Etats-Unis, les autres continents à l’Europe. Il est plutôt indifférent aux débats sociétaux, mais se veut « moderne », dans le sens de l’histoire, ayant coupé le cordon ombilical avec la vraie culture populaire du « sens commun » comme disait Orwell. Par réflexe pavlovien, il crie sans cesse France, République, Souveraineté, en sautant comme un cabri, alors qu’il n’a pas la plus petite idée de l’héritage historique de notre nation, et n’est jamais entré dans une église ou sur un site archéologique. Le parvenu, aussi aisé soit-il financièrement, est un déraciné hors-sol, pur produit de la débâcle de l’enseignement de la famille. Il est le vecteur privilégié des théories complotistes. Il ne croit pas au 11 septembre ou plus généralement aux attentats en France. Il écrit est souvent la proie de sectes de type larouchien. Il lit le Monde Dipomatique, soutient la démocratie dite « directe ». Il soutient par droitdelhommisme abstrait la liberté totale d’expression, soutient Dieudonné. Il estime représenter le Camp de la Morale et des colonisés sur le plan diplomatique, le Camp du Bien contre l’impérialisme américo-sioniste, la Bien-pensance contre le cynisme des gouvernements anti-démocratiques (ah, ce referendum de 2005 !). Une sorte de conformiste béat et narcissique sous un vernis de révolte de nouveau riche.

 

De fait, le paradigme est le suivant. Deux couches sociales (sociotypes) participent de la Dissidence bobo. D’une part, ce que Régis Debray a appelé la « Basse intelligentsia » (les hipsters anglo-saxons) relativement cultivée et médiocrement rémunérée, majoritairement de gauche radicale dont le moteur de leur dissidence est le ressentiment des frustrés de ne pas être reconnus et bien payés (Brétécher l’avait bien pointé). D’autre part, les cadres parvenus (les yuppies anglo-saxons) peu cultivés et très bien rémunérés, majoritairement de droite radicale, dont le moteur de leur dissidence vient de leur frustration de n’être pas intégrables dans la vraie bourgeoisie. Rappelons que tous les bobos ne rentrent pas dans ces deux sociotypes puisque je me suis borné aux versions « dissidentes ».

Quand on analyse les mouvements révolutionnaires du XXe siècle, on constate que les avant-gardes bolchéviks et nazi-fascistes étaient le produit de la fusion de ces deux couches, dans les limbes à l’époque et beaucoup moins nombreuses et influentes qu’aujourd’hui. Or actuellement, on peut observer des prodromes de conjonction intellectuelle, voire politique, entre ces deux Dissidences bobos. Les mêmes causes conduisant aux mêmes conséquences, tout est à craindre.

 



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