« A Dangerous Method » par le Docteur Cronenberg
David Cronenberg, l’un des plus grands cinéastes actuels, nous revient après deux excursions réussies dans le polar (A History of Violence, 2005, Les Promesses de l’ombre, 2007) avec A Dangerous Method (2011), présenté à la 68e édition de
Calme plat, mer d’huile, générique somptueux jouant sur les pleins et déliés de la calligraphie, nappes wagnériennes du compositeur Howard Shore, reconstitution minutieuse, beauté des images couleur crème, femmes toutes de blanc vêtues : contrairement aux apparences, on est bien dans un film signé Cronenberg, le « Maître de l’horreur viscérale » ayant engendré par le passé des films fantastiques ou d’horreur lorgnant vers le gore tels que Scanners (1980), Videodrome (1982), Dead Zone (1983),
Ici, après ses incursions dans le drame psychanalytique (Faux Semblants, Le Festin nu, Spider), le film d’action (A History of Violence) et le film de gangsters (Les Promesses de l’ombre), le cinéaste canadien continue sa mue formelle tout en parlant encore et toujours de l’un de ses thèmes majeurs : la psychanalyse, s’accompagnant de ses corollaires : la sexualité, la médecine et le corps comme champ d’expérimentation. Ainsi, en y regardant de près, le cinéma de Cronenberg, sous une facture désormais lisse qui entraîne que d’aucuns confondent trop facilement classicisme et académisme, creuse le même sillon : aller fouiller du côté de la sexualité, du cerveau humain, de l’identité et du double. Son premier film, Transfer (1966, un court métrage de 7 mn), traitait déjà de la relation ambiguë entre un psychiatre et son patient : on y voyait un patient suivre son analyste de manière compulsive. Et le duel Freud/Jung dans A Dangerous Method n’est pas sans rappeler l’aventure troublante des médecins jumeaux de son chef-d’œuvre Faux Semblants. Mais, devant son dernier opus, le film de l’auteur auquel on pense le plus (on reste frappé par la monstration de l’hystérie chez Sabina Spielrein/ Keira Knightley qui crée un corps crispé à la beauté convulsive), c’est Spider. Sur fond d’étrange enquête, on plongeait avec ce film introspectif, qui fut à sa sortie pour Cronenberg un échec commercial, dans les arcanes de la folie : il s’agissait d’une exploration vertigineuse du cerveau humain d’un psychopathe. Cette Sabina Spielrein, Russe juive, était-elle folle ou bien est-ce la société austro-hongroise au style 1900, très réprimée, qui voulait la faire passer ainsi parce qu’elle parlait trop ouvertement de sexe et du corps ?
On touche là à deux thèmes importants du film : la sexualité et ses perversions (le sadisme, le masochisme) et le judaïsme qui va de paire avec la psychanalyse. On se souvient que le régime nazi condamna les théories de Freud qui, en raison de ses origines israélites, quitta en 1938 Vienne pour Londres. Dans le film, Freud met en garde Sabina Spielrein, qui vient de nouer une relation avec un non-Juif en la personne de Jung : « Ne faites pas confiance aux aryens. Nous sommes Juifs, nous resterons toujours des Juifs pour eux. » Et, si elle est fascinée par l’opéra de Wagner (Siegfried) – attention, spoiler -, c’est parce qu’il met en scène un inceste, or Spielrein éprouve du plaisir dans le sadomasochisme parce que ça lui rappelle un trauma infantile : des pratiques sadomasochistes avec son père, s’accompagnant bientôt d’une excitation qu’elle éprouvait quand il la frappait. A la question de Jung (« La première fois que votre père vous a battue ? »), sa patiente de lui répondre – « Ca m’a excitée. » Cronenberg met alors les pieds dans le plat en filmant une fessée pour traduire le point d’achoppement entre agression physique et plaisir sexuel. L’idée étant pour Spielrein que l’instinct de mort, sur fond d’Eros-Thanatos, est partie prenante de la sexualité. A noter que l’actrice Keira Knightley a failli refuser le rôle de Sabina Spielrein à cause de cette scène (la fessée). Mais le cinéaste l’a rassurée en lui indiquant que Michael Fassbender (Jung) frapperait une boîte, puis la fessée serait composée postérieurement au montage. Ayant bu un shot de vodka juste avant la scène, Knightley aurait menacé son partenaire de jeu en plaisantant : « Mon garde du corps m’attend à l’extérieur. Si tu me touches, il te casse les jambes » !
Cronenberg, avec sa dernière cuvée (A Dangerous Method) montre efficacement comment dans cette bonne société de l’époque, constituée d’hommes en cols blancs serrés et de femmes corsetées que l’on parait de robes blanches pour les voir à tout prix comme des anges, parler de la sexualité était encore tabou. Au passage, il montre bien la rivalité entre le paternaliste Freud et son disciple Carl Gustav Jung. Grosso modo, celui-ci reproche à Freud de tout ramener au sexe, dans le film on entend même ceci – « Mais si Freud parle autant de sexe, c’est qu’il ne baise pas ! ». Pour Jung, la libido n’a pas qu’un caractère purement sexuel, c’est avant tout une énergie vitale et universelle qui pousse l’homme, pour s’en sortir, à lorgner du côté du mysticisme, du chamanisme, en vue d’entraîner une osmose entre l’individu et le cosmos. Pour Freud, cette « psychologie des profondeurs » est la porte ouverte aux élucubrations ésotériques et aux sciences occultes. Etonnamment, dans le film, on sent que David Cronenberg a plus d’empathie pour le personnage de Jung que pour celui de Freud. Or, au niveau idéologique, Cronenberg, c’est l’inverse. Ne cessant de mettre en avant la primauté du corps, ce « cinéaste organique », qui fusionne corps et esprit (selon l’idée que les phénomènes corporels ont un impact direct sur la psyché et vice-versa), est bien plus proche de Freud que de Jung ; ce qu’il ne manque pas de rappeler à Isabelle Regnier dans Le Monde du 20/12/2011 : « Jung était à la mode dans les années 1960. La spiritualité, le mysticisme, le symbolisme, l’inconscient collectif… Tout cela allait bien avec la drogue, la musique, l’injonction à être créatif… Je connais des gens qui ont suivi des thérapies jungiennes, d’autres des thérapies freudiennes, avec succès dans les deux cas. Mais étant donné que je suis athée, et que je pense que ce dont Jung parle au fond, c’est de religion, je ne peux pas le suivre. Freud était athée. Ce qu’il dit, c’est qu’il faut que nous nous acceptions pour ce que nous sommes. La réalité, pour lui, c’est le corps humain. Il suffit de voir mes films pour comprendre que je partage ce point de vue. De toute façon, qu’est-ce que filme un cinéaste ? Le corps humain, c’est le sujet du cinéma. »
Bref, avec A Dangerous Method, Cronenberg signe un film ambitieux, du 4 sur 5 pour moi. En même temps qu’il nous donne une leçon de psychanalyse distinguant deux écoles primordiales (freudienne et jungienne), il montre une sulfureuse histoire d’amour entre un homme, Jung, et une femme passionnée, sa patiente.