mercredi 19 février - par Vincent Delaury

Ah Dieu, que l’Apocalypse est jolie !

« Apocalypse. Hier et demain » à la BnF (site François Mitterrand, Paris 13, galeries 1 & 2, jusqu’au 8 juin 2025), c’est l’expo-phare du moment, nous invitant à une immersion spectaculaire, si ce n’est vertigineuse, dans un sujet intemporel : la fin du monde. Et la quête de sens qui s’ensuit, entre chaos, voire gouffre abyssal, et possible renaissance, via l’espoir de l’avènement d’un monde nouveau (le fameux jour d’après). Pour info, cette expo connaît actuellement un « prolongement », et ce jusqu’au 2 mars prochain, en guise de partenariat, avec la rétrospective « L’Apocalypse en 25 films indispensables » (du Choc des mondes à la saga Mad Max, en passant par StalkerNew York 1997La Planète des singesLes Fils de l’hommeTake Shelter et autres SnowpiercerLe Transperceneige) à la Cinémathèque française de Paris.

Ici, accrochez-vous, c’est une expo-fleuve de grand luxe : plus de 300 pièces, courant du Moyen Âge à notre époque, sont réunies (tapisseries, livres rares et manuscrits anciens, fonctionnant comme un palimpseste fascinant, mais aussi peintures, sculptures, photographies, installations, extraits de films, avec notamment la projection intégrale (environ 20 mn) du chef-d’œuvre de Chris Marker, La Jetée, 1962), égrenant des noms d’auteurs illustres ou plus confidentiels, tels William Blake, Gustave Moreau, Odilon Redon, Vassily Kandinsky, Ludwig Meidner, Natalia Gontcharova, Otto Dix, Antonin Artaud, Unica Zürn, jusqu’à Kiki Smith, Tacita Dean, Miriam Cahn et Anne Imhof. Cette pléthore de productions rassemblées (certaines font mouche tandis que d’autres, notamment dans le champ du contemporain, au bord de la coquetterie décorative, sont bien plus illustratives, on verra ça après) provient de diverses provenances. Si, bien sûr, les collections de la Bibliothèque, au riche fonds, sont sollicitées, d’autres grandes collections françaises et européennes, publiques et privées, participent également à l’événement : Centre Pompidou, musée d’Orsay, British Museum, Victoria and Albert Museum, etc.

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Miriam Cahn (née en 1949), « Atombombe » [Bombe atomique], 4 mars 1991. Aquarelle sur papier Courtesy of the artist, Galerie Jocelyn Wolff, Romainville and Meyer Riegger, Berlin/Karlsruhe/Base

« C’est l’apocalypse ! » : il n’est pas rare d’entendre cette expression pour qualifier l’actualité climatique, géopolitique, économique ou sociale. Et pas impossible que les plus anciens se souviennent encore du mémorable « La fin du monde est proche ! », provenant de la bouche d’un vieux fou armé d’un tambourin dans un ancien album de Tintin - c’était très drôle ! Bref, ce terme d’apocalypse nous est familier (il était encore visité il y a peu dans l’expo-événement sur L’âge atomique, qui vient de se terminer, au musée national d’Art moderne de Paris, sachant que l’œuvre plastiquement forte de Miriam Cahn, comme des coulées de larmes hallucinogènes (Bombe atomique, 1991), est présente dans les deux expos), traduisant l’inquiétude, l’angoisse ou parfois la sidération que l’on ressent face à la violence du monde, sans que l’on ne connaisse précisément l’origine et le sens bibliques.

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Pièce majeure qui ouvre l’exposition : « Apocalypse », Allemagne ou Belgique, 1er quart du IXe siècle, manuscrit peint sur parchemin, Médiathèque Simone Veil de Valenciennes

En fait, « Apocalypse. Hier et demain » est une véritable fresque de l’extinction, allant du jugement dernier à la révélation. Cette expo, à la fois rétrospective et prospective, s’attachant à revenir au texte de l’Apocalypse de Jean, dernier livre du Nouveau Testament, afin d’appréhender l’exceptionnelle fortune que ce récit complexe a connue dans l’histoire des arts, du Moyen Âge à nos jours. Alors, que penser de ce projet d’une ampleur rare, qui explore l’Apocalypse à travers les âges, de ses racines médiévales à son incarnation dans notre monde contemporain ? Spoiler : c'est une expérience fascinante, mais aussi avec quelques questionnements en suspens, souvent pour le meilleur (une riche portée philosophique axée sur l’eschatologie et les peurs primales de l’homme) et parfois pour le pire (des productions contemporaines, nourries d’afféteries et de (trop) fabriqué, peinant à convaincre complètement).

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Retable du « Jugement dernier » [panneau central]. École flamande, Pays-Bas du sud, fin du XVe siècle. Peinture à l’huile sur bois transposée sur toile Musée des Arts décoratifs, Paris

Une expo-somme, qui convoque l’histoire et le contemporain, pour mieux saisir la dualité de l’apocalypse

« Apocalypse », ce mot résonne bien aujourd’hui, particulièrement après des années d’incertitude marquées par la pandémie de Covid-19, pas si lointaine, la montée des tensions géopolitiques avec la menace sous-jacente de la guerre nucléaire (cf. les conflits guerriers fratricides russo-ukrainiens et israélo-palestiniens) et un réchauffement climatique toujours plus menaçant, que l’on pense, par exemple, aux méga-feux destructeurs tout récents en Californie, ayant comme emporté, dans un nuage de fumée et de poussière bien mystérieux, le grand David Lynch (1946-2025) : Fire Walk (inexorablement) With Him, Forever. C’est d’ailleurs cette urgence que capte parfaitement l’exposition, comme le montre la première partie dédiée au « Livre de la Révélation », cet immense héritage chrétien qui n’a cessé d’inspirer les artistes au fil des siècles.

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William Blake (1757-1827), « Death on a Pale Horse » [La Mort sur son cheval pâle], 1800. Aquarelle, lavis et encre sur papier Cambridge, The Fitzwilliam Museum

L’expo, d’ailleurs, commence fort, avec la monstration, sous vitrine, de ce précieux livre de Jean à Patmos, aussi célèbre que méconnu. Devant (Apocalypse, Allemagne ou Belgique, 1er quart du IXe siècle, manuscrit peint sur parchemin, en provenance de la Médiathèque Simone Veil de Valenciennes), on ne cesse de s’émerveiller : ce manuscrit renferme, avec l’Apocalypse de Trèves, le plus ancien cycle illustré conservé de l’Apocalypse ; ses 38 peintures dessinées à l’encre et rehaussées d’une palette réduite de couleurs vives accompagnent le texte biblique en regard - nul doute que l’importance accordée aux images, le soin avec lequel elles ont été séquencées et agencées, ainsi que l’absence de commentaire au texte, invitent à penser que ce « manuscrit enluminé » fonctionnait avant tout comme un livre d’images pour la communauté monastique à laquelle il était très certainement destiné. À coup sûr, ce «  Livre de la Révélation  », texte apocalyptique le plus célèbre de l’Occident, nous offre des clés d’interprétation des représentations liées aux différents épisodes qui le composent, des sept sceaux au Jugement dernier, en mettant en lumière le sens originel du récit : le sens positif d’une révélation (ou dévoilement, une signification reprise par les Chrétiens) plutôt que d’une fin tragique (là, c’est le retour au mot obscur, ou l’apocalypse comme série de maux, qui fait peur, un mot lourd de sens, qui parle de la fin du monde). Or, ce va-et-vient, entre grandeur et décadence, entre chute libre et renaissance, est constamment à l’œuvre dans l’ouvrage : saint Jean, dans le Livre de l’Apocalypse qui clôt le Nouveau Testament, parle bien, après le déluge et les ruines, d’un voile se levant sur le royaume intemporel qui réunira les croyants dans la Jérusalem céleste. Apocalypse  : un mot d’espoir, fait in fine pour déjouer nos peurs profondes ?

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Manu Larcenet, né en 1969. Planche de la bande dessinée « La Route ». Paris, éditions Dargaud, 2024, tirage d’exposition à partir d’un dessin original à la palette graphique. Larcenet © Dargaud, 2025

Mais si l’iconographie apocalyptique médiévale fascine et fait écho aux peurs collectives d’un monde en fin de cycle, l’exposition ne se contente pas de ressasser le passé. Ainsi, dès l’entame de l’expo (première salle), on découvre juste à côté de ce livre iconique de Jean, deux productions contemporaines qui retiennent aussitôt, pareillement, l’attention : un extrait du film Melancholia (2011, avec Kirsten Dunst et Charlotte Gainsbourg, ici campant deux sœurs que tout oppose) de Lars von Trier, qui s’était servi de sa propre dépression pour en faire le matériau d’un film d’apocalypse époustouflant (je me souviens encore aujourd’hui, une quinzaine d’années après l’avoir vu, de l’une de ses visions dantesques proposées : l’invasion graduelle du ciel par une comète tueuse) et une (double) planche de la bande dessinée La Route (Paris, éditions Dargaud, 2024, d’après le roman post-apocalyptique éponyme culte (2006) de Cormac McCarthy) de Manu Larcenet, né en 1969. Immédiatement, via cet accrochage adepte de carambolages, le ton est donné : cette expo, tournée vers les richesses ineffables du passé (l’héritage), déroule aussi une bande-son contemporaine, où le cinéma, la bande dessinée et les arts plastiques confrontent, sans arrêt, la fin des temps à nos angoisses modernes. Ainsi, ici, un grand brassage bienvenu entre les arts, s’enroulant ad libitum dans les motifs apocalyptiques (depuis l’enluminure jusqu’à la BD en passant par la peinture, la sculpture, la tapisserie ou encore la littérature et le cinéma), offre aux visiteurs, non sans vertige, une possibilité d’appréhender et de donner du sens, à travers le prisme de l’apocalypse, aux événements qui, tout en convoquant parfois la dimension du sublime, dépassent l’entendement et l’échelle humaine.

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Fragment de la Tapisserie de l’Apocalypse : « Quatrième flacon versé sur le soleil ». Carton de Hennequin de Bruges (actif de 1368 à 1381), dans l’atelier de Nicolas Bataille (actif vers 1373-1400), par le lissier Robert Poincon (actif à la fin du XIVe siècle). Paris, vers 1373-1380. Tissage en fils de laine. Propriété de l’État, Direction régionale des affaires culturelles des Pays-de-Loire

Un mot justement, de sa commissaire générale Jeanne Brun (dans la brochure gratuite Chroniques 102, janvier-mars 2025, à se procurer à l’accueil de la BnF, dans l'article « Interroger la présence continue de l’apocalypse », pp. 6 et 8, propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem) : « (…) L’Apocalypse de Jean, dernier livre du Nouveau Testament, est paradoxalement méconnue. C’est un texte difficile, cryptique, dont quelques motifs sont demeurés fameux (la chute de Babylone, les Quatre Cavaliers), mais qu’on a rarement lu ! Par la richesse et l’ampleur chronologique de ses collections, la BnF est le lieu idéal pour opérer un retour au texte originel et suivre la fortune du concept d’apocalypse. (…) Aujourd’hui encore, ce mot nous est utile, comme en témoigne la place qu’il occupe dans notre langage et dans notre imaginaire : c’est cette présence continue de l’apocalypse, hier et demain, que l’exposition interroge.  »

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« Beatus de Saint-Sever », « Les Quatre Cavaliers de l’Apocalyps ». Gascogne (Saint-Sever), 3e quart du XIe siècle (avant 1072). Manuscrit peint sur parchemin BnF, département des Manuscrits

La commissaire poursuit : « En grec, apokálupsis désigne le fait de dévoiler, de révéler. Dans le récit johannique, la Révélation du royaume de Dieu se fait dans l’avant-dernier chapitre, à l’issue d’une série de dérèglements cosmiques et de fléaux qui se déversent sur l’humanité : les sept sceaux, les sept trompettes, les sept coupes. Et comme une grande partie du texte est occupée par la description de ces catastrophes, on a fini par assimiler l’apocalypse à ce qui, dans le livre, la précède. L’exposition permet aux visiteurs de se confronter à cet écrit méconnu et aux images frappantes qu’il déploie, mais aussi de s’interroger sur ce que signifie l’apocalypse dans un monde laïcisé : qu’est-ce qu’une apocalypse sans royaume divin, sans révélation glorieuse ? Pourquoi nous accrochons-nous encore à ce mot aujourd’hui ? Quelle fin de l’histoire attendons-nous ? En parlant d’apocalypse, on craint et on espère à la fois la fin d’un monde et le dévoilement d’un autre. (…) Les principaux motifs [apocalyptiques, entre danger et espérance] sont ainsi rappelés, à travers l’iconographie médiévale dont témoignent des fragments de la tapisserie d’Angers et de nombreux manuscrits issus des collections de la Bibliothèque, comme le Beatus de Saint-Sever [manuscrit aux riches enluminures réalisé durant la seconde moitié du XIe siècle, il s’agit de l’une des plus riches et somptueuses Apocalypses que nous a léguées le Moyen Âge, qui ira jusqu’à inspirer, parmi une pléthore de chercheurs et artistes au cours des siècles, Georges Bataille et le Picasso de Guernica]. » 

Puis (toujours J. Brun dans le verbatim) : « L’exposition suit après cela un fil chronologique, mettant en avant le lien entre l’Apocalypse et les moments de tensions eschatologiques qu’a traversés l’humanité, avec les œuvres et artistes célèbres qui s’en sont saisis - d’Albrecht Dürer à Kiki Smith en passant par Odilon Redon, Wassily Kandinsky, Natalia Gontcharova ou Unica Zürn. Tous s’emparent de l’Apocalypse pour parler de leur temps, à l’image de William Blake qui donne à la figure de la Mort sur son cheval pâle les traits de Georges III, dit le roi fou, dénonçant ainsi l’expansion impériale de l’Angleterre de l’époque. Les catastrophes [dont les génocides] qui ponctuent les XXe et XXIe siècles font elles aussi ressurgir le récit apocalyptique, parfois de façon allusive, comme dans le fameux Souvenirs de la galerie des glaces à Bruxelles d’Otto Dix : très ancrée dans le contexte de la Première Guerre mondiale, la scène peut aussi se lire comme une réinterprétation du motif de la Grande Prostituée. Enfin, la dernière partie de l’exposition, plus contemporaine, pose la question du jour d’après, de la révélation que nous attendons dans notre monde abîmé. À cette question, plus de réponse toute faite, mais, pour les plus optimistes, la persistance d’une force très présente dans le message de l’Apocalypse : l’espérance. [Avec en souvenir ces vers de Friedrich Hölderlin, extraits du poème Patmos, annonçant au cœur de l’épreuve l’émergence d’un monde nouveau] « Car aux lieux du péril / Croit aussi ce qui sauve. »

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Comme au cinéma : l’écran divisé, ou « splitscreen », effet prisé par le réalisateur Brian De Palma rejoué dans l’expo « Apocalypse » de la BnF, Paris

L’aspect le plus marquant de l'expo ? Le « grand écran cinématographique » qui flotte dans l’air. L’espace principal réservé au cinéma, dans un long couloir obscur, nous plonge dans un puzzle d’écrans, floutés (un temps), et de tailles différentes (superbe dispositif cinématographique en forme de mosaïque subtile d’images), qui diffuse, à rythme régulier, et en boucle, des extraits de films apocalyptiques : on y croise par exemple, par ordre d’apparition, 4h44 Dernier jour sur Terre (2011) d’Abel Ferrara - l’extrait choisi donne d’ailleurs très envie de le voir en entier !, - Les quatre cavaliers de l’Apocalypse (1962) de Vincente Minelli, Akira (1998) de Katsuhiro Ōtomo, Godzilla (1954) d’Ishirō Honda, Tale Shelter[2011, Trouver refuge] de Jeff Nichols, 28 jours plus tard (2002) de Danny Boyle, The Birds (1963) d’Alfred Hitchcock ou encore La fin du monde (1931) d’Abel Gance. Un de ces instants inoubliables est très certainement l’attaque de volatiles agressifs dans Les Oiseaux du père Hitch, extrait édifiant de « film catastrophe » avant l’heure où les cris des enfants - sales gosses qui braillent ! - pris d’assaut par les oiseaux de mauvais augure (corbeaux ou corneilles) se fondent dans l'ambiance chaotique du lieu. Le spectateur attend patiemment qu'un écran devienne net, puis soudain, la scène se révèle, aussi glaçante, et « découpante », que les oiseaux eux-mêmes. Ainsi, et c’est l’une des forces de cette expo-somme, la pop culture et le post-apo sont présents dans le parcours à travers l’expression de certaines formes d’art populaires, à diffusion large, ce qui me semble une bonne chose, l’on ne cesse, souvent avec dans la ligne de mire la crainte d’une Troisième Guerre mondiale (au fait, y est-on en ce moment, mais dans une forme plus détournée que le fracas des armes tangible habituel ?), de jouer avec les peurs humaines les plus profondes, en focalisant sur un imaginaire désenchanté face à un ciel désormais vide. Eh oui, l’angoisse de la fin du monde nourrit depuis toujours, d’hier à aujourd’hui et... demain, des visions catastrophistes, à la fois fascinantes et terrifiantes, que les menaces s’avèrent naturelles (tremblement de terre, tsunami, astéroïde) ou bien causées par l’homme, on est alors dans l’anthropocène (autrement dit, l'impact significatif des activités humaines sur la Terre, notamment en termes de changements climatiques, de perte de biodiversité et de transformation des écosystèmes) : explosion nucléaire, attaque biologique, guerre.

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Tippi Hedren (Melanie Daniels) dans la petite ville de Bodega Bay en Californie, « Les Oiseaux » (film d’Alfred Hitchcock, sorti en 1963), un classique du cinéma d’épouvante, oscillant entre horreur et thriller

Toujours dans la brochure Chroniques #102, en page 12, propos recueillis par Sylvie Lisiecki, l’un de ses commissaires, François Angelier (journaliste et essayiste), précise : « Le terme d’apocalypse appartient d’abord à la culture religieuse et savante. Mais en parallèle de l’Apocalypse de Jean et de sa postérité s’est développé tout un imaginaire qui s’exprime notamment dans les romans et récits dystopiques, la science-fiction, le cinéma ou encore la BD et les mangas. On assiste à une laïcisation de cet imaginaire centré désormais sur le seul spectacle de la catastrophe [ainsi naît le genre du film catastrophe, de l’anthologique Déluge (Felix E. Feist, 1933) à l’emblématique Tour infernale (John Guillermin, 1974)]. La culture populaire apocalyptique vit au rythme de l’histoire et fabrique des fictions qui répondent aux grands événements traumatiques. C’est sans doute la période de la guerre froide qui en témoigne le mieux.  »

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Anne Imhof (Née en 1978), « Sans titre », 2022. Huile sur toile imprimée Pinault Collection, Paris Courtesy of the artist, Sprüth Magers and Galerie Buchholz

En outre, dans le parcours de l’expo, on croise, sur grand écran (Melancholia) ou petit, d’autres films se jouant de la dimension apocalyptique du monde : de la minute de Georges Méliès sur l’irruption de la montagne Pelée (1902) au Septième Sceau (1957) d’Ingmar Bergman en passant par les Quatre Cavaliers crépusculaires, comme crachant du feu (Ingram, 1921, Murnau, 1926), et la Grande Prostituée médusante aux membres tentaculaires du Métropolis (1927) visionnaire de Fritz Lang. Mais là, un détail de poids, un film majeur manque à l’appel (ou alors je l’ai tout bonnement zappé, parce qu’il serait diffusé, dans le circuit proposé, sur un écran riquiqui, mais je ne pense pas) : où est donc passé Apocalypse Now (1979, Palme d’or jouant sur la puissance incantatoire et lyrique du terme apocalypse) de Francis Ford Coppola ? Comment une expo sur la fin du monde pourrait-elle faire l’impasse sur ce monument cinématographique ? L’affiche de l’exposition, y compris son titre (« Apocalypse, hier et demain »), fait pourtant référence à son imagerie incendiaire (il s’agit d’une œuvre en triptyque d’Anne ImhofSans titre, 2022, huile sur toile imprimée), mais l’absence du film laisse un vide qu’il est difficile de ne pas remarquer ; comme La Jetée, le photo-roman en noir et blanc génial de Chris Marker, il aurait, lui aussi, mérité sa salle. Aussi, en guise de clin d’œil, j’ai choisi pour photo principale à cet article un visuel, sous forme de fake réalisé par l’intelligence artificielle, issu de l’article de Julien Jouanneau, « Ces grands rôles que Clint Eastwood a refusés », dans Paris-Match hors-série #49, février 2025Clint Eastwood, une icône américaine. En page 90, on peut y lire la chose suivante : « Steve McQueen doit tenir le rôle, mais me recommande à Coppola, explique Eastwood à Rolling Stone, en 1992. Steve veut, en fait, interpréter le colonel Kurtz, en deux semaines. Pour l’acteur qui jouera le capitaine Willard, le tournage aux Philippines durera 16 semaines, prévient Coppola. Trop long ! Je viens d’acheter une maison, mes enfants sont très jeunes, poursuit Clint. Huit semaines, à la rigueur. En plus, je ne comprends pas la fin du scénario… Martin Sheen a eu une crise cardiaque, putain, ça pourrait être Steve et moi ! J’ai découvert plus tard le documentaire Au cœur des ténèbres, terriblement amusant. Francis est sympa, mais je serais devenu fou ! »

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Victor Hugo (1802-1885), « La Bouche d’ombre », entre 1855 et 1857, lavis, encre, Maisons Victor Hugo, Paris / Guernesey

L'art plastique, miroir de l'Apocalypse

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Planche 39, série des « Désastres de la guerre » par Goya, « Grande hazana ! Con muertos ! ». Eau-forte, pointe sèche et lavis d’aquatinte

Mais ne nous y trompons pas, ce n’est pas seulement le cinéma qui fait le sel de l’exposition. Il y a aussi les arts plastiques. Avec des œuvres orchestrées par de grands noms comme Goya et ses Désastres de la guerre, les quinze gravures sur bois de l’Apocalypse de Dürer de 1511, le douanier Rousseau (et son chef-d’œuvre panoramique La Guerre, vers 1894) et de vastes ensembles de William Blake, Odilon Redon, et Otto Dix, mais aussi des artistes contemporains comme Kiki Smith, Abdelkader Benchamma ou Anne Imhof, l’exposition nous transporte dans des univers visuels aussi sombres que fascinants. Parmi trois dessins exposés de l’écrivain de L’Homme qui rit, une feuille de Victor Hugo (1802-1885), avec sa célèbre "bouche d'ombre", ressuscite la violence du crépuscule : on y voit, stupéfait, un lavis prenant vie devant nous, entre puits sans fond et révélation, s’y décèle une sorte d’ange faisant place à un spectre afin de dévoiler à l’homme sa nature hybride, entre ombre et lumière, ange et bête, corps fini et âme infinie et il y a mille fois plus de liberté dans sa facture - liberté d’exécution, des plus aventureuses, que l’on retrouve d’ailleurs chez certains autres « dissidents », à savoir des écrivains-poètes goûtant eux aussi des arts plastiques à pratiquer en roue libre, tels Antonin Artaud (1896-1948) et Henri Michaux (1899-1984) - que chez bon nombre d’artistes modernes et contemporains, trop formatés ?, les « professionnels de la profession » dirait Godard, dont les œuvres non exemptes de joliesse décorative ou de répétition d’un même procédé parfaitement maîtrisé mais un poil devenu ennuyeux avec le temps (un tableau matiériste attendu de Jean Fautrier (1898-1964) de sa série bien connue des Otages, Anne Imhof et son écran de feu lisse, comme peint par une intelligence artificielle, les tapisseries esthétiques assez vaines d´Otobong Nkanga ou de Kiki Smith, l’installation d’acier et de marbre envahissante de Luciano Fabro, estampillé Arte Povera, où l’on manque de se prendre les pieds dedans), alors que la pluie abstraite de Ilanit Illouz, « Le Vert et le Gris » (2024), suggère elle, de son côté, avec fragilité, et sans que cela ne vire au procédé factice au bord de la préciosité (nous sommes dans le less is more), la crainte du déluge, d’un monde qui s’effondre sous nos yeux.

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Ilanit Illouz (née en 1977), « Le Vert et le Gris », 2024, technique mixte. Courtesy de l’artiste et de la galerie Anne-Laure Buffard, Paris

Toutefois, il y a quelque chose qui, pour le spectateur averti, peut troubler : pourquoi autant d’œuvres de certains artistes, notamment Kiki Smith (galerie Lelong), Abdelkader Benchamma (Templon) ou Laurent Grasso (Perrotin) ? Certes, leurs créations trouvent parfois un écho pertinent dans le thème de l’exposition, mais il est permis de se demander si l’on n’aurait pas pu varier les plaisirs et diversifier les voix. Une exposition de cette envergure aurait peut-être gagné à faire place à d'autres artistes, moins représentés, pour nourrir davantage la réflexion sur l’Apocalypse dans sa pluralité.

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Vue d’ensemble de l’expo-somme « Apocalypse. Hier et demain », la dernière salle, avec notamment, au mur, des productions trop répétitives d’Abdelkader Benchamma, né en 1975, et de Kiki Smith, née en 1954

Ainsi, et sans se risquer à l’inventaire fastidieux (ce à quoi tend, par moments, cette expo en reprenant les mêmes artistes, du début à la fin du parcours) : quid d’un artiste comme Dalí (1904-1989), curieusement absent de l’expo ? Pourtant, il avait toute sa place : que l’on pense à ses nombreuses lithographies sur les 4 cavaliers de l'Apocalypse, à sa peinture sur la guerre (mise en abyme d'une tête de mort contenant de petits crânes), celle sur La Tentation de Saint-Antoine ou encore celle montrant, dans des teintes noirâtres et bleu nuit, les ravages de la bombe atomique sur fond d'exaltation ironique du pop industriel américain. Puis, parmi d’autres noms de plasticiens souhaités de ma part (Zhang Huan, John Isaacs, Banksy, Tara Donovan, Jean Rustin, Marc Petit, George Condo, Jesse Draxler, ces artistes, aussi diversifiés soient-ils, abordant la thématique apocalyptique sous différents angles, allant de la critique sociale et politique à l'exploration de l'angoisse existentielle), dommage, et c’est le plus regrettable selon moi, qu’on n’y trouve pas, en guise de final poisseux, et un tantinet rétrofuturiste, la « tech noir » (l’expression est de James Cameron - tenez, encore un absent !) du Français Philippe Pasqua, agençant depuis quelque temps des sortes de machines célibataires solitaires, truffées de têtes de morts, d’ossements de dinosaures et de rats carnassiers. Ah, on me dit dans l’oreillette que c’est un nom trop « apocalyptique » pour le milieu (à savoir l’aristocratie culturelle des musées). Ben voyons…

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Albrecht Dürer (1471-1528). « L’Apocalypse », Planche 5 : « Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse ». Édition latine de 1511. BnF, département des Estampes et de la photographie

Le parcours en deux temps, trois visions : ou l’Apocalypse comme si vous y étiez

L’exposition Apocalypse, on l’a vu, se divise en deux parties distinctes. La première revient sur l’Apocalypse telle qu’elle a été codifiée dans le Livre de la Révélation, une source inépuisable pour des siècles de création. Avec ses sept sceaux, sa vision des jugements, son imagerie d’anges destructeurs et de bêtes effrayantes, ce texte est à l’origine de nombreuses œuvres qui hantent nos imaginaires collectifs. Cette section, à la fois théologique et artistique, fait une place de choix aux manuscrits médiévaux et aux tapisseries, témoins du rapport à la fin des temps que l’Europe a entretenu particulièrement durant le Moyen Âge. La seconde partie de l’exposition se déplace vers le « Temps des catastrophes » et l’après-apocalypse, ce fameux « jour d’après ». Elle explore comment les fléaux, qu'ils soient divins ou humains, deviennent les prémices d’un nouvel ordre du monde. Là, les artistes contemporains prennent le relais, utilisant la catastrophe pour questionner la résilience et l’espoir en un monde à reconstruire.

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Otto Dix (1891-1969), « Souvenirs de la galerie des glaces à Bruxelles », 1920, huile et glacis sur fond d’argent sur toile, Centre Pompidou, MNAM

C’est ici que la collaboration entre la BnF et le Centre Pompidou, avec des commissaires comme Jeanne Brun et Pauline Créteur (bossant toutes deux à Beaubourg), prend tout son sens : une confrontation entre l’histoire et le présent, l’horreur et la beauté « convulsive ». Par exemple, du côté des chimères, très présentes dans cette expo (à commencer par La Grande Prostituée de Babylone, assise sur la Bête (la soldatesque en furie), à l’œuvre dans un tableau majeur d’Otto Dix, Souvenirs de la galerie des glaces à Bruxelles (1920, collection du Centre Pompidou), qui montre un bordel pendant la guerre - cette galerie des glaces était un lieu de prostitution fameux pour les officiers allemands), les quatre Cavaliers de l’Apocalypse monstrueux de Judit Reigl (Ils ont soif insatiable de l’infini, huile sur toile de 1950 appartenant au Centre Pompidou) conversent harmonieusement, de par leur bizarrerie dantesque (ils ont perdu tous leurs attributs apocalyptiques et semblent pris dans une course effrénée pour fuir) avec le pénétrant, et fougueux, Cheval à six têtes de Germaine Richier (bronze de 1954-1956, pareillement issu des collections du Centre Pompidou), monture sans cavalier et animal fantastique dont l’apparence âpre et décharnée peut évoquer, de par son aspect fantomatique et macabre, le motif récurrent des Cavaliers de l’Apocalypse.

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Un moment fort de l’expo « Apocalypse. Hier et demain » à la BnF (Paris 13) : Richier + Reigl = 1 duo, pour l’occasion, explosif !

Et maintenant, l’apocalypse : une expo qui ne laisse pas indifférent

L’exposition Apocalypse. Hier et demain ne se contente pas de nous montrer des scènes de fin du monde. Elle nous fait vivre une expérience sensorielle et intellectuelle, où les images se font aussi multiples que les angles d’interprétation. Du Moyen Âge à l’art contemporain, du cinéma à la bande dessinée, elle fait résonner une question cruciale : comment, aujourd’hui, percevons-nous la fin du monde ? Est-ce un moment de terreur, de rédemption, ou simplement le début d’une ère nouvelle ?

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Des œuvres rares [« Cadavres », 2007 technique mixte sur toile ; « Auschwitz 1944 », 18 mai 2009, acrylique et peinture argentée sur toile ; « Sans titre », 1995, acrylique sur papier cartonné ; « Z. B. (Zyklon B) Chambre à gaz le 02.08.1944 à Auschwitz. La Liquidation finale », 2 février 2006, encre, acrylique et sable coloré sur carton] de Ceija Stojka (1933-2013), réalisées entre 1995 et 2007, collection Antoine de Galbert, Paris

Mais, comme tout événement majeur, l’exposition est sujette à de possibles critiques - enfin, si l’on s’efforce de faire, comme il se doit, son travail de critique, sans céder aux vents coulis à la mode ou aux puissances de l’argent dictant leur loi (il y a de plus en plus de vases communicants, hélas, entre les musées, les marques-mécènes et les puissantes galeries marchandes imposant leurs artistes maison dans les institutions publiques, c'est tout de même bon de le signaler). À l’instar de certaines expositions passées, comme celle des Choses, une histoire de la nature morte au Louvre en 2022, où l'on trouvait des œuvres en excès provenant d'une même collection (que l’on se souvienne, s’y trouvait un peu trop de la collection Pinault (privée), dont le Robert Gober (Sans titre, 1991), et le Glenn Brown (Burlesque, 2008)), Apocalypse souffre, peut-être, d'un certain manque de diversité. Si certains artistes phares trouvent, avec la force de l’évidence, leur place dans l’imaginaire apocalyptique, d’autres semblent parfois trop omniprésents. Qu’à cela ne tienne : l’exposition demeure un événement incontournable pour ceux qui s’intéressent à ce thème fascinant, entre cataclysme et renaissances, et il est franchement difficile de ne pas y trouver une réflexion qui nous dépasse : les noms illustres de William Blake, d’Otto Dix, de Philip Guston et d’autres « maîtres de l’apocalypse » (Dürer  ! Goya !! Hugo !!!) sont à (re)découvrir fissa dans ce cadre majestueux. Quant aux jeunes créateurs, ils semblent prêts, mais de manière inégale, à reprendre le flambeau de la fin du monde, une vision après l’autre. Un monde à réinventer, sans doute.

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Philip Guston (1913-1980), « Ravine » [Ravin], 1979, huile sur toile, Centre Pompidou, Paris, MNAM / CCI, Paris

Last but not least, au rayon émotion emportant tout sur son passage (à vrai dire, rien que pour ces deux artistes authentiques, l’expo mérite d’être vue), ne manquez surtout pas, selon moi, le rationalisme terrifiant de la Shoah peint par Zoran Music (1909-2005) et Ceija Stojka (1933-2013), tous deux rescapés des camps. Celle-ci, déportée avec toute sa famille, ne se mit à peindre qu’à partir des années 1980 : dans sa toile Cadavres, elle parvient à faire planer l’ombre effrayante du nazisme en passant par le biais de la métaphore. Comment ? Une nuée d’oiseaux noirs, comme autant de corbeaux de mauvais augure annonçant de mauvais présages (signe qu’une catastrophe est en cours), viennent enchevêtrer leurs ailes menaçantes avec des essaims de croix gammées. C’est à la fois édifiant et poignant. Puis, juste à côté, un tableau crayeux, à la grosse toile écrue, signé Zoran Music, montrant, au sein d’une palette rougeâtre rappelant inévitablement le sang de la violence (l'homme est un loup pour l'homme), des corps squelettiques aux visages noircis, porte un titre, sobrement et sombrement, prophétique : Nous ne sommes pas les derniers (1972).

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Zoran Music (1909-2005), « Arbre déraciné », 1973, pointe sèche en couleur, BnF, département des Estampes et de la photographie, ©ADAGP, Paris, 2025

Encore un peu plus loin, du même peintre, un Arbre déraciné (1973, pointe sèche en couleur, mon œuvre préférée de l’expo parce que grande économie de moyens et sans aucune fioriture), dit tout, de par son « mât » dressé, de la finitude humaine, entre richesse passée et pauvreté du présent, entre fragilité et faiblesse. Devant, j’ai pensé au petit arbre fragile et frémissant, symbole d’espérance, ponctuant le sublime dernier film - testamentaire - d’Andrei Tarkovski, Le Sacrifice (1986, avec le jeune enfant au bob allongé à ses pieds, au niveau des racines), ou encore à l’espoir exprimé par la poétesse libanaise Etel Adnan (1925-2021) dans son recueil L’Apocalypse arabe, écrit en 1975 : « dans la nuit nous trouverons le savoir, l’amour, la paix. » Chut, le silence est d’or.

Exposition : Apocalypse. Hier et demain, jusqu’au 8 juin 2025. Lieu : Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand – Galeries 1 & 2. Du mardi au samedi de 10h à 19h, de 13h à 19h le dimanche. Le catalogue, riche d’une quinzaine d’auteurs, dont Georges Didi-Huberman et Emmanuele Coccia, s’ouvre par de longs extraits de l’Apocalypse dans une nouvelle traduction de Frédéric Boyer, illustrés par des enluminures médiévales. Éd. BnF, 264 pages, 49€. Commissaires : Jeanne Brun, François Angelier, Charlotte Denoël, Lucie Mailland, Pauline Créteur. ©Photos in situ VD.

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