mardi 31 août 2010 - par Vincent Delaury

Alain Corneau : de battre son cœur s’est arrêté

D’Alain Corneau (1943-2010), bon cinéaste éclectique, on se souvient tout d’abord, humainement, de son large sourire, de sa joie de vivre lorsqu’on le rencontrait au détour d’une salle de cinéma (l’UGC Ciné Cité-les-Halles par exemple) et, artistiquement, impossible de ne pas l’associer immédiatement à l’univers du polar, du film noir bien poisseux révélant les failles de la nature humaine. Passionné de littérature, de musique, de cinéma et de culture américaine, il a réussi à greffer ses références cinéphiliques nombreuses (il a commencé chez Roger Corman comme assistant et son Police Python 357 est directement inspiré du Dirty Harry de Don Siegel) dans le champ du policier à la française. Il n’a pas été le seul bien sûr, avant lui des Verneuil, Deray, Giovanni et surtout Melville – orfèvre en la matière - s’y sont essayés, mais il a su le faire avec efficacité formelle et finesse scénaristique. Héritier d’un Corneau, on pourrait évoquer un Jacques Audiard, avec ses très bons Regarde les hommes tomber et Sur mes lèvres, ou un Richet, via sa saga Mesrine. Par contre, dans le genre cinéma gros calibre lorgnant vers la bourrinade, on ne s’étendra guère sur Olivier Marchal (36 quai des Orfèvres, MR-73).

C’est avec ces genres-là (le polar à l’américaine inscrit dans une topographie française, le film noir) que Corneau a connu le succès. Pourtant, ça n’avait pas bien démarré pour lui. Son 1er long métrage France société anonyme (1973), film hybride mâtinant polar et SF, n’avait pas rencontré son public. Heureusement, à l’époque, Yves Montand, pouvant exceller dans le genre policier (revoir Le Cercle rouge pour s’en convaincre), a cru en lui. « C’est d’ailleurs grâce à Montand que j’ai continué à faire du cinéma. J’avais sympathisé avec lui alors que j’étais assistant de Costa Gavras sur L’Aveu. Il a tout de suite accepté le rôle du flic de Police Python. Cela m’a tiré de l’ornière car mon premier film, France société anonyme (1974), avait été un terrible échec.  » (Corneau*). Commence alors pour ce cinéaste cinéphile une série de succès dans le genre du polar noir : Police Python 357 (1975) donc, avec ses fameuses scènes d’un Montand défiguré au vitriol et de pétarade sur un parking Carrefour qui n’a rien à envier aux meilleurs policiers américains. Mais également La Menace (1977) et Le Choix des armes (1981), toujours avec Montand ; films devenus eux aussi, avec le temps, des classiques du polar à la française. S’il a su donner de grands rôles à des acteurs de l’ancienne génération (Montand, Signoret, Périer, Blier et on en passe), Alain Corneau, comme un Bertrand Blier, a su s’entourer des meilleurs de la nouvelle - Depardieu, Dewaere puis plus tard Sylvie Testud - pour booster ses films. Ainsi, face à Montand, comment oublier l’abattage d’un Depardieu survolté dans le rôle du chien fou Mickey dans Le Choix des armes ? Et surtout, face au retors Bernard Blier, impossible de ne pas repenser au génial Dewaere interprétant un représentant de commerce au bout du rouleau dans Série noire (1979).

Avec ce film, on tient d’ailleurs là, à mon avis, le meilleur film de Corneau. Adapté de A Hell of a woman, de Jim Thompson, livre paru dans la Série noire (Éditions Gallimard) sous le titre Des cliques et des cloaques, ce film, noir de chez noir, bénéficie non seulement d’un bon casting (Patrick Dewaere, Myriam Boyer, Marie Trintignant, Bernard Blier) mais également d’une belle photographie cendrée signée Pierre-William Glenn et des dialogues, aux confins de l’absurde, de Perec - « J’avais demandé à Georges Perec, que j’avais connu à la cinémathèque et qui aimait beaucoup le polar, de travailler les dialogues. Doté d’une personnalité drôle et douloureuse, il avait été profondément touché par le personnage très noir interprété par Patrick Dewaere. » (Corneau). Dans un univers de banlieue parisienne des plus glauques, on suit la trajectoire brinquebalante de Frank Poupart qui élabore, pour une sombre histoire de pognon à la clé, un stratagème qui finira par se retourner contre lui. Paumé, mythomane, arlequin, Dewaere croise une série de personnages complètement à l’ouest, tels Staplin son employeur crapoteux (Blier), la muette Mona (Marie Trintignant) ou encore, dans un bar sordide qu’on dirait tout droit sorti de chez Houellebecq, les Hell’s Angels de Paris ! Sur une musique en contrepoint des plus déprimantes (de Rivers of Babylone par Boney M à Dieu est amoureux de Gérard Lenorman via Magnolia forever de Claude François), Dewaere nous livre une prestation extraordinaire. Composition bord-cadre qui n’a d’ailleurs pas manqué de contribuer à alimenter son mythe d’écorché vif. Chef-d’œuvre, à la fois pathétique et poignant, Série noire, trente ans après sa réalisation, n’a rien perdu de sa force ; on y sent une société de consommation au bord du gouffre, laissant bon nombre de ses enfants terribles sur le carreau. Et Corneau, en vrai cinéaste, fait des plans qui durent, scrutant les visages et paysages abîmés par la vie. Il n’en fait jamais trop à l’image sachant qu’il bénéficie d’un « acteur Formule 1 » qui se donne entièrement pour le film - rappelons-nous de la scène non-simulée au cours de laquelle un Dewaere ravagé vient se fracasser le crâne contre le capot avant de sa voiture égarée dans un terrain vague. Inoubliable. Comment se relever de Série Noire ? Comment faire mieux ? Mission difficile, voire impossible. Cependant, en bon artisan du cinéma, Alain Corneau a continué à creuser son sillon. Curieux de tout, il a su se montrer ouvert d’esprit : « Ce qui me perturbe aujourd’hui, surtout dans l’environnement actuel, c’est tout ce qui est très défini, la recherche d’une soi-disant pureté personnelle, puretés de civilisations… Tout ça me panique complètement. C’est un mot qui me fait peur, car c’est un mot qui aboutit au fondamentalisme, toujours. Si on accepte les différences, tout type d’influence, le fait qu’on est fait de plein de choses, à ce moment-là on n’a plus de danger, on est prêt à accepter même des choses que l’on ne comprend pas. Une chose que je ne comprends pas, je l’accepte mille fois plus qu’une chose que je comprends.  », in Cinéphoto.fr, mars 2003.

Corneau se nourrit encore à la source du polar (Le Môme, 1986, Le Cousin, 1997, Le Deuxième souffle, 2007) puis, avec Le Nouveau Monde (1995), livre un film largement autobiographique revisitant sa fascination pour la culture américaine : il s’agit de l’histoire d’un baby boomer qui, dans les 50’s, voit sa vie bouleverser par l’arrivée des GI’s américains dans une base proche d’Orléans. Cherchant à renouveler son cinéma, tout en se questionnant toujours sur l’identité, l’acceptation des différences et la quête de soi, Corneau s’est ensuite, après le polar et l’Amérique, tourné vers d’autres continents, qu’ils soient géographiques ou culturels. Tels le monde du travail révélé dans toute sa froideur aliénante dans ses films tardifs (Stupeur et Tremblements, 2003, Crime d’amour, 2010) ou le monde de la musique, avec Tous les matins du monde, 1991. Dans Fort Saganne (1984), film-fleuve à tendance académique, il retrace le parcours d’un officier colonial rencontrant la gloire en 1911 dans le désert du Sahara ; puis, dans Nocturne indien (1989 ; l’un de ses meilleurs films avec sa série de polars seventies), le réalisateur s’intéresse aux temps suspendus du continent indien. Par contre, dans cette envolée géographique, on ne s’attardera pas sur la comédie exotique sans grand intérêt qu’est Le Prince du Pacifique (2000). Le dernier coup d’éclat de Corneau est de toute évidence Tous les matins du monde**, film exigeant et intimiste sur la création musicale : revenant sur l’histoire d’un violiste au XVIIe siècle, ce beau film rencontre à la fois le succès public (plus de 2 millions d’entrées en France) et la fortune critique (sept Césars au compteur). De la musique baroque de Marin Marais à sa passion du jazz, via son amour pour le cinéma américain et asiatique (cf. Le Deuxième souffle), Corneau a su avec talent nous embarquer dans ses histoires, tour à tour sordides et spirituelles. Emporté par un cancer des poumons, jusqu’au bout il s’est battu - « la bagarre va être longue mais je n’ai pas l’intention de baisser la garde  », déclarait-il encore fin août - et c’est deux semaines tout juste après la sortie de son ultime opus (Crime d’amour), avec certainement en tête l’idée d’avoir accompli son dernier devoir artistique, qu’il s’en est allé. Fondu au noir.

* La plupart des citations de Corneau sont extraites de : Alain Corneau, le crime était presque parfait, in Le Figaro du 18 août 2010, page 10. 

** Arte rend hommage à Alain Corneau en diffusant ce film lundi 6 septembre à 20h40.   

 



2 réactions


  • Pierre R. Chantelois Pierre R. Chantelois 1er septembre 2010 03:22

    Vous avez rendu un bel hommage à ce grand cinéaste qui était populaire jusque dans mon coin de pays, le Québec. Merci


  • Lorenzo extremeño 2 septembre 2010 00:16

    Descendre Olivier Marchal et « 36 Quai des orfévres » ainsi que « MR73 » c’est quand même
    aller un peu vite en besogne, j’aime Corneau surtout ses polars, mais son remake du
    « Deuxieme souffle » du grand Jean Pierre Melville est un ratage,un peu de discernement
    ne nuit pas á la critique.

     smiley


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