jeudi 17 mars 2011 - par eric

« Au nom de l’infini » : l’homme ?

Socialisme, darwinisme, mysticisme, mathématiques, France et Russie : histoires de fous ou histoires d’hommes ?

« Au nom de l’infini », Une histoire vraie de mysticisme religieux et de création mathématique, un livre de jean Michel Kantor et Loren Graham (Belin, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge Massachussets ; Londres, Angleterre), esquisse quelques pistes.

Léon Trotski arrive à une conférence scientifique soviétique. Il y découvre avec stupeur, qu’elle est animée par un prêtre orthodoxe barbu et en soutane. Il ne peut s’empêcher de s’écrier avec le sens de la formule qu’avait ce grand humaniste : « Qui est-ce, Ça ! »

Ça, c’est Pavel Alexandrovitch Florenski : Chercheur, mathématicien, prêtre orthodoxe, adepte de la secte hérétique mystique de l’Adoration du Nom. Il a défendu des révolutionnaires marxistes sous le Tsar parce qu’il est hostile à la peine de mort. Il est anticommuniste par conviction religieuse mais aussi mathématique.

Il est convaincu que le Marxisme, le Darwinisme entre autres pensées du siècle, sont les sous produits dramatiques, mortifères et limitatifs pour l’esprit, de mathématiques fondées sur les seules fonctions continues et dérivables.

Sous l’influence spirituelle de Florenski une poignée de mathématiciens, va réaliser des progrès fulgurant dans le domaine de la raison raisonnante pure : les maths. Ils seront pour la plus part éliminés par le régime soviétique. Ils auront le temps de créer l’école mathématique de Moscou. Elle reste une des plus brillante du monde.

Leur but ? Nommer l’infini ! Ainsi pourra-t-on, enfin, unifier les fondements des mathématiques. Ils ont reçu cette mission, initiée en Allemagne, au travers de leurs collègues français. Mais ceux-ci y ont été bloque par excès de cartésianisme.

Le mysticisme donne-t-il de meilleurs résultats en maths que la raison raisonnante ? Toute pensée socialiste est-elle condamnée par les mathématiques modernes ? Le matérialisme athée peut-il conduire à la charité chrétienne ? Quel rapport entre les mathématiques, langage en principe universel et purement rationnel, et les « génies nationaux » ou les croyances individuelles, subjectives, des chercheurs ?

Ce livre, fruit de la collaboration franco-américaine de deux mathématiciens athées nous donne des éléments de réponse passionnants.

Galerie de portraits

Le livre nous parle de création en mathématique du début du vingtième siècle à aujourd’hui. Il commence par les différences et proximités culturelles enrichissantes entre l’Allemagne, la France et la Russie. Il nous raconte : des chrétiens antisémites qui forment des matheux Juifs ; un prêtre en soutane, qui applique l’électrification voulue par Lénine. ; des homosexuels matheux créatifs dénonçant leurs petits camarades par amour, rancœur, et peur du KGB ; un fils de pasteur rouergat arrivé ; un prix Nobel, Kapitza, enlevé par Staline, et qui, toute sa vie, en secret, a écrit aux dirigeants soviétiques, avec succès, pour sauver ses collègues de la répression ; des étudiants en math de la perestroïka, répétant des millions de fois le nom de Jésus, devant une photo de Florenski avant d’aller résoudre des questions mathématiques inimaginables pour le commun des mortels.

La quête sans résultat des origines du génie mathématique débouche sur l’homme dans son « in finitude ».

Qui étaient ces gens ? D’où venaient ils ? Que sont-ils devenus ? Quelle est leur postérité ?

Les auteurs traquent les origines du génie mathématique à travers les destins personnels.

C’est une véritable quête, avec un coté « Code Da Vinci ».

Pourquoi le 13 Juin 1913, l’Empereur de Russie envoie-t-il une partie de sa flotte expulser les moines hérétiques du Monastère Saint-Panteleimon au Mont Athos en Grèce. Pourquoi Trotski et Staline tolèrent-ils Florenski avant de le supprimer en cachette. Pourquoi la hiérarchie de l’Eglise officielle russe vient-elle récemment de refaire la chapelle Sainte-Tatiana en éliminant le portrait de celui-ci ? Pourquoi cette réticence d’un grand mathématicien russe d’aujourd’hui à parler de tout cela, alors que son appartement est tapissé de photos dudit prêtre et que sa bibliothèque est remplie de livres sur l’Adoration du Nom ?

Pourquoi le tableau qui illustre l’article, par ailleurs sans doute pas une œuvre majeure, trône-t-il, seul, inévitable, tel une proclamation, à l’entrée d’une salle de la galerie Tretiakov à Moscou ?

Auprès des survivants, des héritiers, dans la semi pénombre d’appartements moscovites encombrés, à la faveur de l’ouverture temporaire des archives du KGB, sur une vingtaine d’années, les auteurs cherchent.

Comme dans toutes les quêtes, du Graal à la pierre philosophale, l’aboutissement consiste à se trouver soi-même. A trouver l’homme.

C’est bien leur découverte principale. Un décloisonnement, un des-étiquetage entre les disciplines, entre les idéologies, entre les ages, entre les hommes, à l’intérieur même de l’homme.

JM Kantor, mathématicien, français, ayant suivi des séminaires en Union Soviétique, a tété le cartésianisme dans les amphithéâtres de l’Université Française et le marxisme, dans les caves du Quartier Latin, aux mamelles de Benny Levy. Deux écoles de rationalisme, mais qui, pour paraphraser Dostoïevski, peuvent avoir tendance à mettre les gens dans des « étuis », des tiroirs.. Avec son coauteur, dans cette histoire franco-russe, ils redécouvrent ce que leur avait enseigné l’histoire des sciences. Il peut paradoxalement arriver, que le rationalisme devienne un obstacle à la science et le mysticisme lui permettre de progresser.

Ils découvrent surtout, peut être, que l’homme, dans son « in finitude » présente une infinie diversité qui ne sauraient se ranger dans des « ensembles rationnels ».

Science, conscience, croyances et infini

Dans un esprit français, on distingue les sciences et les croyances. En principe, les maths sont un langage universel vrai en tout temps et en tous lieux. Les croyances, au sens d’Ellul, sont cette part irréductible d’irrationnel qui subsiste en tout homme quelles que soient par ailleurs ses convictions, ses engagements ou sa foi.

Et si tous ces éléments pouvaient, ou devaient, se rejoindre, se croiser, se conforter ?

Au cœur de nos civilisations, de nos cultures, se trouve une question centrale qui a rendu fou plus d’un spécialiste, comme on le verra dans l’ouvrage, et qui pourrait indiquer que cela est arrivé et pourrait encore advenir.

Au coeur de nos cultures : qu’est ce que l’infini ?

Depuis que les hommes y réfléchissent, on n’avait pu en donner que des définitions négatives.

- Il n’a pas de limite : caractère illimité de l’espace et du temps

- Il présente des aspects non rationnels

- Il n’est pas dicible, on ne parvient pas à le définir et à le décrire (ineffabilité)

Depuis Aristote, on pensait en plus qu’il n’est pas « actuel » mais « potentiel ». Aussi grand que soit un nombre, on peut toujours trouver plus grand. Ce que nous, le commun des mortels, pensons toujours plus ou moins parait il.

Cette interrogation est au cœur de nos cultures parce que les deux « sciences » ou « savoirs », ou « approches » de l’infini sont en gros, les religions et les mathématiques.

Le lecteur attentif n’aura pas manqué de remarquer que ces caractéristiques traditionnelles de l’infini, sont également celles qu’en général, les hommes prêtent à leurs dieux

En apparence au moins, deux domaines, au mieux étrangers, au pire opposés, au coeur de la raison humaine.

Les mathématiques sont la discipline par excellence de l’objectif, des vérités incontestables, démontrables. Le religieux est, presque par définition, le domaine du subjectif, de la foi.

C’est sans doute pour cette raison que depuis l’aube de l’humanité, les deux avaient partie liée. A l‘époque ou la science des chiffres était l’apanage des prêtres égyptiens, ceux-ci l’enrobaient d’un mystère religieux d’autant plus compréhensible, qu’ils étaient également les comptables des réserves collectives… Ils ne tenaient sans doute pas trop, déjà, à ce que l’on mette le nez dans leurs livres….Pour les mathématiciens indiens, les racines carrées avaient partie liée avec la divinité.

De ce point de vue on pourrait croire qu’un des aspects important de ce que l’on nomme la modernité résiderait dans une dissociation croissante entre « savoir », »croyance » et « foi », ou si l’on veut, « raison raisonnante » et « obscurantisme religieux ». Cela plus particulièrement encore quand on est français.

Le livre remet un peu en cause ces distinctions. Entre foi et raison, mathématique et religion, mesquinerie et générosité, peurs et passions, « germanitude » et « francité » il redécouvre l’homme, dans son humanité in-finie, avec ses imperfections, ses doutes, ses insuffisance au cœur de ce qui est en principe le plus abstrait

Les mathématiques sont la science de l’infini disait le mathématicien allemand Hermann Weyl. Paradoxalement, cet infini a une histoire et elle est très humaine….

Pour le commun des mortels, l’infini, cela est assez simple, cela veut dire qu’il n’y a pas de limite. Pour les mathématiciens la question est beaucoup plus troublante. Comment le définir ? Existe-t-il ou est il une abstraction ? Existe il plusieurs infinis ? Un infini peu-t-il être plus grand qu’un autre ?

Nommer l’infini : Billard a trois bandes avant ou essai collectif ? Tout commence et finit ( ?) en Russie…

Au départ de l’essai, un allemand luthérien né a Saint-Pétersbourg

Fin dix-neuvième siècle, une réponse devient indispensable pour unifier les mathématiques.

Apres 2 500 ans de tâtonnements, le mathématicien Allemand Georg Cantor crée la théorie des ensembles pour apporter des réponses à ces questions. Elle deviendra la linguæ franca des mathématiques mondiales.

Je veux rassurer tout de suite ceux pour qui, comme moi, la théorie des ensembles c’est la très vagues réminiscence de « patates », constellées de points plus ou moins colorés dans les petites classes de lycée. Ce niveau est amplement suffisant pour lire l’ouvrage.

L’approche de Cantor est une révolution, mais elle est difficilement accueillie par l’école française, très cartésienne, très laïque. Pour les français, les théories du grand mathématicien, profondément luthérien, ont un peu trop tendance à rapprocher divinité et infinité….Peut être atteint de troubles bipolaires, Cantor finira dépressif…

La balle aux français cartésiens

3 mathématiciens français, Borel, Baire et Lebesgue vont pourtant s’attacher avec succès à progresser dans la voie ouverte.

L’un était ou deviendra fou. Le second s’épuise sur ces abstractions trop fumeuses. Le troisième

Borel, l’époux de la romancière Camille Marbot, se rend compte avec tristesse que son réalisme cartésien lui interdit d’apprécier vraiment la théorie des ensembles, trop abstraite, et abandonne. Il finira bien et couvert d’honneurs.

« Le silence éternel de ces espaces infini m’effraie » Bercés par la phrase de Pascal,-soit dit en passant, un des « père », des fonctions continues dérivables-, les français, après de grandes avancées, arrivèrent au bord d’un précipice et s’arrêtèrent, abandonnant pour longtemps, en France, l’idée de « nommer des infinis par l’utilisation des nombre transfinis non démontrables ». (Et ne me demandez pas ce que cela veut dire, mais on voit bien dans le livre que c’est a la fois assez trapu et pas du tout mystique….)

La passe aux mystiques russes

Mais entre temps, ils ont passé le flambeau à des russes de passages, Egorov, Luzin et Florenski.

Florenski, chercheur qui deviendra prêtre orthodoxe, voyait dans le marxisme, comme dans le Darwinisme, on l’a vu, les conséquences désastreuses d’une pensée mathématique fondée sur les seules fonctions continues et dérivables.

Ainsi, Darwin voit l’évolution comme un processus progressif et continue, mais l’observation expérimentale semble montrer que la nature, la vie, connaissent au contraire des sauts, des discontinuités.

Dans la foulée de son maître, Bugaev, Florenski pensait que l’étude des fonctions discontinues, permettrait une réhabilitation de la liberté, de la créativité, de l’indépendance et de l’autonomie de l’homme.

Les trois russes adhèrent à une sensibilité de l’orthodoxie considérée à l’époque et de nos jours, comme hérétique. Les adorateurs du nom. C’est une voie mystique reposant sur une prière répétitive invoquant le, ou les noms de Dieu. Un peu des équivalents orthodoxes des derviches tourneurs, avec les jupes et la musique en moins et dans le cas qui nous occupe, les mathématiques en plus.

Parce qu’ils adorent « Le » « Nom », les matheux russes vont avoir une prédisposition a accepter de tenter de « nommer » « l’infini ». Parce qu’ils sont Russes, il considèrent que le savoir est un tout et mélangent allégrement, littérature, philosophie, théologie. Ils sont culturellement mieux armés que leurs collègues français, trop étroitement spécialisés et trop adeptes des segmentations du savoir.

Naîtra une école de mathématique qui sera une des plus brillante du 20eme siècle, dans un contexte de crise de persécution et de famine et de massacre.

On y accepte des enfants de 15 ans surdoués, discutant d’égal a égal avec les grands maîtres. On y parle mathématique autour d’un thé ou d’une Vodka, jusqu’au petit matin, en hiver, et sans chauffage ! Aujourd’hui, l’université libre de mathématique de Moscou maintient cette tradition, avec, parfois, le chauffage en plus.

Des enseignants y payent de leur poche pour pouvoir transmettre leur savoir. Les étudiants suivent deux cursus, et souvent, travaillent pour financer leurs études. Tous continuent à considérer que le savoir est un tout. Les mathématiciens sont aussi des littéraires cultivés, et parfois des scientifiques expérimentaux. On imagine l’enthousiasme de Kantor, fin connaisseur des cloisonnement et hiérarchies mandarinales qui font le charme de l’université française, sans parler de ses sempiternelles lamentations sur les postes les crédits et les moyens….

Le destin de l’école russe : il est plus facile de tuer des hommes que de se débarrasser de leur humanité.

Il va sans dire que comme c’est une histoire russe et soviétique, les personnages finiront pour l’essentiel fusillés, torturés, déportés réprimés, suicidés ou humiliés et compromis par le système.

Le livre détail ce qu’il advint des différents protagonistes. Dans le système socialiste soviétique, la réalité est parfois absurde, la théorie l’est peut être, au sens mathématique. On découvre la confirmation qu’il était humainement absurde et que cette absurdité était, souvent, délibérée, consciente et utilitaire.

 Florenski signe sous la torture à la Loubianka, les aveux qui font de lui le chef d’une organisation tsaro fasciste. Son tortionnaire s’empresse de lui révéler que bien sur, ils savent qu’il n’en fait pas partie et que d’ailleurs elle n’existe pas. Mais Florenski est un Saint .Il ne désespère jamais de l’homme. Déporté dans un premier camp, sur le fleuve Amour il se lance dans la rédaction d’une grammaire de la langue des tribus sibériennes locales. Cela ne plait pas. On le relègue dans le pire des goulags, aux îles Solovets. Confronté aux problèmes de santé des détenus, il y invente un procédé pour extraire l’iode des algues, et crée une usine ! Mais il révèle l’épisode de la Loubianka et sa signification à un co-détenu qui est un mouton. Le système n’est pas simplement absurde, il l’est délibérément volontairement et systématiquement. Alors il est décidé de le fusiller.

Dans le camp Nazi, on veut faire admettre aux victimes qu’ils sont bien des sous hommes et Primo Levy a bien montré l’usage de l’absurde pour ce faire, notamment dans le langage. Dans la société soviétique, il semble que l’on veuille persuader tout le monde que l’homme, au sens humaniste du mot n’existe pas et qu’il n’est que matière.

Comme son homologue allemand, mais avec plus d’efficacité, il s’agit de tuer « l’humanité de l’homme » non seulement chez ceux que l’on va éliminer, mais aussi chez ceux qui seront appelés à être l’homme nouveau. Florenski est tué sans avoir été brisé.

Nina Bari entre autre, brillante mathématicienne, peut être maîtresse de Luzin, finira comme Ana Karenine, par se jeter sous un train, après avoir achevé la publication des œuvres du maître. Non pas directement assassinée mais certainement brisée. Il faudrait pouvoir un jour ajouter les suicides aux chiffres du livre noir du communisme. On prétend qu’il y eu peu de suicides dans les camps Nazis. Il y en eu beaucoup dans la société soviétique, notamment chez les matheux, peut être trop sensible a la logique. Plus tard, un autre scientifique, Solenitsyne, écrira dans l’archipel du goulag, qu’une des conditions de la survie était de ne surtout pas chercher à comprendre….

Mais comme c’est une histoire russe, rien n’aura finalement raison de la liberté intérieure des mathématiciens russes qui, aujourd’hui encore, dans la dispersion qui a suivi les années 90, sont considérés comme ayant un style a part, hérité de nos trois personnages. En cette fin d’année croisée France Russie, une contribution sur une grande question : comment les russes peuvent être en définitive intérieurement plus libres que les français, dans une société qui l’est certainement moins.

Ainsi, au moins pour cette période historique, le langage le plus abstrait, le plus rationnel, de l’humanité se voit étroitement dépendant de ce qu’elle présente de plus contingent et de plus irrationnel : identité nationale, croyance, religieuses ou non, petites faiblesses ou grandeurs individuelles.

Des conclusions modestes et, au fond, optimistes. Beaucoup de questions

On ferme l’ouvrage avec beaucoup de questions stimulantes et quelques réponses.

Question lancinante pour presque tous ceux qui ont la chance d’être parent : comment devient-t-on bon en math ?

La variété des personnages conduit à la conclusion qu’il n’y a pas de règles universelles concernant le génie mathématique. Il n’y a même pas de profil bien défini du matheux. En revanche certains destins sont vraiment hors du commun.

Cela vaut vraiment la peine de jeter un oeil sur la biographie de Grothendieck par exemple, en train de devenir une légende des mathématiques, dont le sort semble s’acharner à faire un résumé vivant de l’histoire du siècle écoulé.

Le livre ne saurait constituer une incitation a imiter de tel parcours, mais rappel quand même une évidence : une bonne école, un bon enseignant, peuvent tout changer. Le système éducatif de la troisième république est capable d’aider un élève sans moyen, Lebesgue, à épanouir ses talents. Luzin, petit fils de serf, un des meilleurs mathématicien de son temps, fut considéré a l’école comme semi débile avant de tomber sur un prof imaginatif.

De quoi rassurer ou inquiéter les parents préoccupés. De quoi nous inciter, si il en était besoin, à ne pas nous désintéresser de notre école.

Le matheux victime de son temps ?

On finit par se demander si, comme l’artiste, le mathématicien n’est pas, autant qu’un créateur individuel, le medium d’expression d’une époque, d’une société, d’une culture. Si il ne trouve pas, dans une certaine mesure, ce que son temps lui enjoint de trouver.

Ainsi, une fois posée l’hypothèse d’un temps et d’un espace infini et donc, a priori, d’une énergie infinie, il est quand même troublant que notre société imprégnées des restes d’un judéo christianisme devenu pessimiste ait finalement élaboré une théorie « scientifique » d’une création du monde avec une genèse, le big bang, et une eschatologie, la fin du monde et l’hypothèse d’une inévitable entropie.

On s’interroge, vacille et compatit, en ce temps de modernité affolée, au bord de concepts comme la raison, la folie, la normalité, les mathématiques et l’infini, quand tant des plus grands contributeurs a ce joyau de la raison raisonnante pourraient être considérés par la médecine comme au moins a moitiés fous. Sont ils notre miroir ?

Les mathématiques seront religieuses ou ne seront pas ?

Plus sérieusement, l’ouvrage se conclue sur une idée modeste. De Pythagore a aujourd’hui, il y a toujours eu dans l’histoire des mathématiques, une sorte d’alternance entre rationalisme et subjectivisme. Au début du XXeme siècle, les mathématiciens se posaient des questions de fond, de nature mathématique, philosophique et religieuse. Au milieu du siècle, Russel, Frege, Hilbert et Bourbaki font reculer le subjectivisme par le rationalisme analytique. Au XXIeme siècle, certain voient déjà en Grothendieck, ermite matheux anarcho écolo méditatif, l’éventuel prophète d’une nouvelle ère mysticisante en math. La science des sciences, donnera-t-elle raison aux anticipations d’André Malraux ?

Grothendieck, a insisté, a juste raison a mon avis, sur le fait que les mathématiciens n’ont pas besoin de religion, mais les auteurs pensent, avoir montré qu’elle peut avoir un rôle positif.

Le socialisme est il soluble dans les mathématiques ?

 On peu regretter en revanche, qu’ils n’approfondissent pas la problématique lancée par Florenski. Si le socialisme trouve effectivement ses fondements mathématiques sous jacents dans les fonctions continues dérivables, et si celles-ci ne parviennent pas ou imparfaitement a rendre compte du vivant, alors on comprendrait a la fois pourquoi cette pensée séduit si facilement (en gros, c’est encore a peu prêt facile a comprendre) mais aussi pourquoi, chaque fois qu’elle tente de s’incarner dans la vie, la société, l’humanité, elle aboutit a des résultat tellement éloignés des attentes. On aurait la preuve mathématique que le socialisme, cela ne marche pas et ne peut pas marcher ! Tout un programme…

L’homme est l’avenir de l’homme ?

On parvient également à une autre conclusion optimiste. Parfois, un homme, même presque seul, peut changer, au moins un peu, le cours des choses.

Ainsi, le prêtre Florenski a l’origine d’une des plus grandes écoles mathématiques mondiale.

Ainsi, celui qui reste le principal héros de l’histoire pour les auteurs. Le mathématicien Chebotaryov, athée, marxiste, communiste, prototype du jeune chercheur soviétique méritant, qui sacrifie sa carrière au nom de ses principes, parce qu’il refuse de prendre la place de Luzin réprimé pour ses convictions religieuses. Par un hasard étonnant, il parviendra encore, à grands risques, à adoucir les derniers instants de celui-ci, en train de mourir en déportation.

Chebotaryov, montre que l’on peut préférer son humanité à ses propres idées et qu’un homme ne peut se réduire à ses choix idéologiques. Le marxiste athée qui pourrait justifier théoriquement la mort du « Koulak mystique » risque sa vie pour adoucir son agonie. Le grand mystique, censé aimer son prochain, lui, a fait preuve de pas mal de mesquineries et petitesses dans sa vie professionnelle.

Ainsi également, même si il n’en parle pas dans le livre, Jean Michel Kantor, qui, dans les années 90, quand l’école mathématique de Moscou était menacée de disparaître, sut, pratiquement seul, déployer des trésors d’énergie pour lui apporter ce qui est aujourd’hui considéré rétrospectivement par les experts, comme la seule forme d’aide qui ait été un peu efficace, et ait réellement contribué a la sauver.

Un grand livre humaniste d’un grand humaniste qui me conduit a me demander, moi qui ne suis pas mathématicien, si, après celui de Dieu bien sur, pour respecter la mémoire du père Florenski, le nom de l’infini ne serait pas celui de l’homme.

Mais dans une perspective chrétienne, comme d’ailleurs dans une optique humaniste athée, n’est ce pas un peu la même chose ?

Sur Cantor : http://fr.wikipedia.org/wiki/Georg_Cantor

Sur Borel : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Borel

Sur Florenski : http://fr.wikipedia.org/wiki/Florensky

Sur Grothendieck : http://fr.wikipedia.org/wiki/Grothendieck

Sur Kapitsa : http://fr.wikipedia.org/wiki/Piotr_Kapitsa

Pour les Moscovites et les touristes, le tableau de Павел Александрович est, vraiment, très en évidence à l’entrée de la salle des peintres russes du début vingtième à la galerie Tretiakov.



1 réactions


    • eric 18 mars 2011 06:01

      A waldganger
      Merci. En l’occurrence, je m’en suis tenu a l’ouvrage. Evidemment l’idee m’a traversee que si le liberalisme n’est pas essentiellement une pensee du 19eme, il aurait ete interessant de savoir ce que Fiorenski en pensait si tant est qu’il en ait eu connaissance. Sur l’aspect socialisme, j’ai tente d’en parler avec kantor, mais il me semble que sur ce point, il reste un marxiste incompletement repentit.... Il existe des bureaucrate partout. Maintenant, dans les societes privees, on est en general trop expose a la vie en general pour pouvoir tres durablement echapper a un minimum d’adaptation et de souplesse. Enfin, compte tenu de l’importance d’un Etat, d’un systeme educatif dans un pays, il est clair que l’ensemble d’une societe est marquee par son etat et vice versa. Toujours au chapitre de la paradoxale liberte russe, j’ai vu des tas de gens s’epanouir professionellement dans des secteurs n’ayant rien a voir avec leur specialite. Etre recrute sans les diplome ad hoc, malgre le culte des russes pour l’education superieure, et , parallelement, refuser a une russe de 24 ans un visa francais au motif que sa profession etait« directrice generale », et que pour le prepose, on ne peut pas etre DG a 24 ans...
      Enfin, on pourrait voir dans votre remarque l’explication du paradoxe russe. Un systeme de controle social strict, rigide, formaliste, est peut etre en definitive moins efficace qu’un systeme souple vivant, adaptatif. En ce sens, les systemes de controle social occidentaux pourraient parfois laisser moins de liberte aux gens


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