lundi 25 juin 2018 - par

Cioran, l’improbable taoïste

Emil Cioran vécut pour ainsi dire sa vie entière, aux frais de l'université. "Quel improductif ! Au travail !" ... Néanmoins, il avait conscience de sa passivité : cet article le prouve, jusqu'à l'improbabilité de son taoïsme - à prendre, comme il se doit avec cet amoureux de la vie écoulant sa sombreur textuellement, avec un humour au degré nécessaire.

Cioran, /la Tentation d'exister/, 1956, p.12, coll. Tel, a écrit : L'apprentissage de la passivité, je ne vois rien de plus contraire à nos habitudes. (L'époque moderne commence avec deux hystériques : Don Quichotte et Luther.) Si nous élaborons du temps, si nous en produisons, c'est par répugnance à l'hégémonie de l'essence et à la soumission contemplative qu'elle suppose. Le taoïsme m'apparaît comme le premier et le dernier mot de la sagesse : j'y suis pourtant réfractaire, mes instincts le refusent, comme ils refusent de subir quoi que ce soit, tant pèse sur nous l'hérédité de la rébellion. Notre mal ? Des siècles d'attention au temps, d'idolâtrie du devenir. Nous en affranchirons-nous par quelque recours à la Chine ou à l'Inde ?
Il est des formes de sagesse et de délivrance que nous ne pouvons ni saisir du dedans, ni transformer en notre substance quotidienne, ni même enserrer dans une théorie.

Énorme texte cioranien, extrait d'un plus long, dans la première partie du livre : Penser contre soi. Où l'on voit en effet, que Cioran pense contre soi, puisque cet aspirant taoïste nous dit qu'il y aspire tandis qu'il le rejette, mais c'est qu'il y aspire intellectuellement et moralement comme seul espérance de salut logique, rationnel, sensé, philosophique - tandis que c'est son corps et/ou le poids de l'héritage occidental, qui l'empêche d'atteindre à l'idéal qu'il se donne.

Plus encore, Cioran est de son temps (avec, aux USA, la Beat Generation et, bientôt, les hippies que certes les beatniks condamneront) :

Notre mal ? Des siècles d'attention au temps, d'idolâtrie du devenir. Nous en affranchirons-nous par quelque recours à la Chine ou à l'Inde ?

Soit donc que notre civilisation prêta si bien garde à l'écoulement des choses (temps, devenir) qu'elle se mit à son poste, aux aguets, sur le qui-vive, à l'affût, comme traquée, voire paniquée. Aussi Cioran pose-t-il cette question, qu'aujourd'hui tous les new agers ont faite leur : les sagesses orientales sont-elles notre chance de salut ? ... Entre adulation du Dalaï Lama et fascination pour Confucius, nous y sommes désormais ! ... A noter alors, que Cioran en fut tout autant précurseur, puisqu'il dit aspirer au taoïsme (Lao-, Tchouang-tse, qu'il cite dans le même texte) qu'il en est le clown.

Car Cioran le fait sur le mode ironique, sarcastique devant soi, et comme en autodérision. Un humour que n'ont évidemment pas les new agers ... du moins pouvez-vous être sûrs que, s'ils manquent d'humour, c'est qu'ils manquent clairement auxdites sagesses et, au fond, Cioran, par-devers ses récriminations, en est infiniment plus proche. Peut-être se donne-t-il en spectacle devant nous, pour nous exorciser de nos réticences éventuelles ? Et réticences devant quoi ? ...

Si nous élaborons du temps, si nous en produisons, c'est par répugnance à l'hégémonie de l'essence et à la soumission contemplative qu'elle suppose.

... Réticences (répugnance à l'hégémonie de-) devant- l'essence et la soumission contemplative. Soit donc que, depuis longtemps, nous avons perdu le platonisme ! selon Cioran. Il est d'ailleurs assez évident que cette singulière faculté d'élaborer, produire du temps - soit donc d'ajouter du temps au temps, comme il le dit plus tôt dans le texte - soit donc que cette faculté (disais-je) découle de nos activismes divers et variés. M'est d'avis qu'un Henry David Thoreau les conspuait déjà, ces activismes, et que Cioran traite bien de ceux-là. A savoir, donc : l'économisme en général, et autres militantismes (d'ailleurs, si vous prenez le contemporain Peter Sloterdijk, il y a quelque chose de cioranesque dans ses façons, lui qui démilite).

Mais enfin, notre époque n'aurait plus rien de platonicienne, précisément de ce que l'essence, comme l'étymologie l'indique, c'est le latin esse, pour être. Ainsi l'être intrinsèque de l'étant (Heidegger) et à tout le moins l'étant-même, nous appéreraient comme si statiques, si stants, si substantiels, que Cioran enregistre leur incompatibilité avec nos élaborations-productions, et élaborations-productions de temps (devenir, ajout de temps au temps lent de l'entropie des choses). Naturellement alors, nous ne pouvons plus nous soumettre à la contemplation, nous ne pouvons plus contempler l'être/l'étant, de ce qu'une telle attitude implique - précisément - de se soumettre à l'être/l'étant. Mais nous ne voulons plus nous y soumettre, nous prétendons vivre de devenir, en ajoutant du temps au temps lent de l'entropie des choses - à la nature, comme dirait H.D.Thoreau déjà cité.

Aussi Cioran dresse-t-il ce constat pessimiste :

Il est des formes de sagesse et de délivrance que nous ne pouvons ni saisir du dedans, ni transformer en notre substance quotidienne, ni même enserrer dans une théorie.

C'est particulièrement probe, par-devers l'humour supposé initialement - qui rapprocherait bien plus Cioran de son aspiration qu'il ne le dit, - encore qu'on puisse déclarativement le croire, car il était sensible à la détresse du présent, à commencer par sa propre détresse. Soit, pour commencer, que Cioran ne prétend pas pouvoir comprendre d'un claquement de doigt, du seul fait d'en être informé, les éléments ressortants d'autres aires culturelles voire civilisationnelles - ce que font, par contre, et mégalomaniquement, les new agers et tous nos touristes de l'Orient bien-trop-enthousiastes-pour-être-vrais (dont bobos).

Pourquoi sommes-nous limités dans notre compréhension ?

Le taoïsme m'apparaît comme le premier et le dernier mot de la sagesse : j'y suis pourtant réfractaire, mes instincts le refusent, comme ils refusent de subir quoi que ce soit, tant pèse sur nous l'hérédité de la rébellion.

Nous sommes limités dans notre compréhension à cause de nos corps et/ou du poids de l'héritage occidental. Or, en quoi consiste-t-il ? ... Il consiste en rébellion. Justement, la rébellion nous interdit de comprendre la soumission contemplative à l'essence, qui serait pour nous une sorte de re-platonisme à l'endroit, dans de bons termes. D'ailleurs, on orientalise souvent en rébellion devant notre propre passé ! *Lol*

Mais que se passa-t-il, entretemps, que nous perdions cette simplicité d'être, et que nous nous échinions à tout-pour-rien ? ...

L'apprentissage de la passivité, je ne vois rien de plus contraire à nos habitudes. (L'époque moderne commence avec deux hystériques : Don Quichotte et Luther.)

... Soit donc une hystérie collective depuis la Renaissance, avec un personnage de fiction (Don Quichotte, de l'espagnol Cervantès, prétendant ranimer l'idéal chevaleresque à l'époque de la piraterie, du mousquet, du tromblon et du canon, dans un délire depuis nommé donquichottisme, sorte de bovarysme viril) et avec un personnage de réaction (Luther, le clerc révolté contre les pratiques jugées pas-très-catholiques de son Église, excommunié à force de ne pas vouloir fonctionner en rang - serait-ce pour soulever des doutes ainsi qu’Érasme, - et s'ingéniant alors jusqu'au protestantisme chrétien comme en vengeance).
En somme, onirisme et activisme, ce que plus tard Max Weber (l’Éthique protestante et l'esprit du capitalisme) entérinera sociologiquement, cependant que Gustave Flaubert viendra (justement) proposer Madame Bovary (donquichottisme efféminé) : Don Quichotte et Luther auront fait leur œuvre ! *Lol*

C'est-à-dire œuvre d'activité rebelle, et rebelle devant la passivité - qui était le trait principal de la sainteté avant eux. Aussi bien peut-on avancer que la modernité est ce qui ne comprend rien à la sainteté tout en la regrettant ! ... la sainteté, et tout autant l'oisiveté contemplative philosophique devant l'essence.

 

Mal' - LibertéPhilo




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