mardi 8 avril 2014 - par Emmanuel Glais

Contre la possession personnelle des œuvres d’art majeures

   A sa mort, mademoiselle Jacqueline Blottin légua à la société des amis du Louvre une magnifique statue-vase de Kaluraz, trouvée en Iran du nord et datée du Ier millénaire avant Jésus-Christ. Bientôt l'œuvre fit son entrée au département des antiquités orientales, et la revue n°27 de Grande galerie - Le Journal du Louvre (mars-avril-mai 2014) adressait ses remerciements à la jeune défunte, ancienne élève de l'école du Louvre.

JPEG  Mon mauvais esprit me conduit, malgré ce beau geste post-mortem, à m'interroger sur le fond du pourquoi du comment, ou du comment du pourquoi. Pourquoi ou comment se fait-il que l'état de grand bourgeois ou d'héritier permette la détention privée d'œuvres si importantes ? Qu'a donc à faire une œuvre plurimillénaire dans les mains de particuliers ? D'ailleurs si mademoiselle avait été madame, avait eu des enfants (je suppose qu'elle n'en a pas, sans pouvoir le vérifier), pourrions-nous admirer cette magnifique œuvre au département des antiquités orientales ? Le temps du cabinet privé doit définitivement céder devant le droit du public, c'est-à-dire le droit de tous de profiter d'un antique.

  C'est automatiquement qu'à la mort d'un collectionneur les œuvres d'art appartenant au patrimoine commun de l'humanité reviendraient à celle-ci toute entière. Seul l'art secondaire (au regard des critères du temps, bien entendu) et l'art jeune, non confirmé par la patine du temps, devraient pouvoir passer de main à main, selon l'argus du moment, comme une voiture.

 

  Au XXIe siècle, la copie d'une peinture ou d'une sculpture n'a pas la même valeur que l'originale. Il en a parfois été autrement à des époques où la photographie ne rendait pas accessible à tous les images exactes des chefs d'œuvre. Cependant on peut imaginer que les possédants dépossédés voulant jouir de belles sculptures et belles peintures pourraient comme jadis commander à des artistes-artisans la copie de telle sculpture fameuse, telle peinture enchanteresse.

 

  On devrait donc légiférer à faire tomber dans le domaine public toutes les œuvres anciennes (reste à fixer le seuil). Cela limiterait la spéculation sur les œuvres. Il faudrait bien sûr souvent mettre à jour un registre des œuvres majeures destinées à réjouir le public.

  Imaginer une commission transparente n'est pas chose aisée, car on peut supposer que la puissance financière des collectionneurs serait parfois utilisée à des fins de corruption. Il faudrait prévoir des peines fortes contre la corruption... et la tentative de corruption.

  En tout cas ce dispositif ferait certainement chuter la spéculation sur toutes les œuvres d'art. Si l'on fixait à 50 ans le seuil auquel une œuvre majeure reviendrait automatiquement au public, les œuvres récentes pourraient se trouver quelque peu épargnées par la chute du marché. Pour autant, l'art ne serait plus un investissement, puisque l'acheteur sait qu'il aurait peu de chances de vendre plus tard l'œuvre à un prix plus fort de celui de l'acquisition. Plus l'œuvre s'approchera de ses 50 ans, moins elle aura de valeur sur le marché. Comme motivation à l'acquisition, le goût pour l'art suppléera à la spéculation sur les œuvres, œuvres qui deviendront donc plus accessibles aux moins riches.

 

  Bien sûr ce système provoquerait un exode massif des œuvres... Ma proposition supposerait donc en plus d'un contrôle strict du marché de l'art un contrôle nouveau sur les frontières... bien peu réaliste.

 

  La propriété temporaire des œuvres n'est de toute évidence qu'un point infime à imaginer parmi un ensemble incommensurable d'autres choses. Comme le disait Loïc Blondiaux la semaine dernière au Collège de France, la démocratie à venir est ... à refaire. Une mesure systémique et sociale urgente à penser est celle de l'écriture d'un droit de propriété d'usage. Une réforme qui toucherait non plus l'abstraction du patrimoine culturel commun, mais la vie quotidienne de millions de gens.

 

  Pour autant il faudrait aussi revoir le droit pour interdire la rétention d'œuvres majeures par des personnes privées, et enrichir gratuitement nos musées publics avec une loi allant bien au-delà de la dation de paiement prévue par la loi André Malraux du 31 décembre 1968.

 

 

Plus d'informations sur la statue-vase de Kaluraz : 

http://mini-site.louvre.fr/trimestriel/2013/2/index.html#/35

http://www.amisdulouvre.fr/nos_acquisitions/acquisitions.htm

 

La conférence de Loïc Blondiaux : « La démocratie à venir et à refaire »

http://www.college-de-france.fr/site/pierre-rosanvallon/seminar-2014-04-02-10h00.htm

 



9 réactions


  • jako jako 8 avril 2014 14:20

    Merci, c’est aussi la position d’Hannah Arendt


  • Nicolas_M bibou1324 8 avril 2014 14:28

    Il y a art et art. Il y a l’art qui a un intérêt historique, de datation, de mémoire. Mais il y a aussi l’art qui n’a aucune valeur autre que celle que la spéculation veut bien lui donner.


    Autant je suis d’accord sur le fait qu’il faut préserver la première catégorie d’œuvres, autant la deuxième n’a absolument aucune raison d’être détenu par l’état. Autant les carnets de De Vinci ont un intérêt historique et doivent à tout pris être sauvegardés, autant « les Joueurs de cartes » n’est au final qu’une toile qui, bien qu’agréable à regarder, n’a aucun intérêt culturel. Et si le Qatar l’a achetée 310 millions de dollar, tant pis pour eux.

    D’autant plus que la détention par l’état n’est pas du tout un gage de sécurité pour l’oeuvre. Et que si le Qatar a acheté cette toile ce prix là, il me semble probable qu’elle est actuellement mieux surveillée que dans un musée privatisé par l’état, où le directeur à 3000€ de budget annuel pour l’entretien de l’ensemble de ses œuvres.

    • mmbbb 8 avril 2014 18:39

      l’evaluation des oeuvres est toujours delicate et la vie des oeuvres et des artistes le prouvent Il a fallu attendre le XVIII pour que de Merisi dit le Caravage soit reconnu comme un peintre de grand valeur Van Goth vendait ses toiles pour une bouchee de pain Une histoire amusante au Puis en Velay des nones ont vendu un tableau crasseux a un marchand de bien Celui ci le fit restaurer Le restaurateur s’apercuet qu’il s’agissait d’un lorenzo di lotto Le louvre racheta au prix d’or ce tableau les nones porterent plainte elles furent deboutees puisque le juge estima qu’il n’y avait pas eu dol Picasso comprit l’engouement pour l’art et la speculation il eut une oeuvre abondante bien que ses tableaux soient de qualites inegales Bien qu’il fut communiste il sut etre le roi du marketing parce que sa propre signature faisait vendre Donc il est tres difficile d’apporter un jugement lapidaire sur une oeuvre 


  • Emmanuel Glais 8 avril 2014 19:35

    Merci de me rapprocher d’Arendt, je ne connais pas vraiment son travail sur la culture... 


    Il faut simplement que les commissions prenant une décision publique soient démocratiquement composées, pour pouvoir représenter le goût populaire... Je pense qu’aujourd’hui « Les joueurs de cartes » font parti d’un courant considéré comme un tournant artistique majeur, apprécié des Français. Qu’il mérite d’être une oeuvre publique, dénuée de prix. D’ailleurs je rejette l’idée qu’un pays endetté puisse mettre des millions d’argent emprunté à des taux usuraires ou payé par les impôts...
    Toutefois à l’heure de la circulation généralisée et du libre marché, pas étonnant que la Qatar s’achète cette oeuvre 3 fois plus cher que les meilleurs joueurs de foot ! 

    En dernier ressort, on peut se demander si c’est bien que tel pays partenaire exotique achète de l’art français... et si c’est juste que nous détenions des antiques perses.

  • Stof Stof 8 avril 2014 20:54

    Bien d’accord, mais pour ça il faut d’abord renverser l’ordre bourgeois. Bon courage !


    • G.L. Geoffroy Laville 9 avril 2014 13:33

      Tout à fait, c’est plein de bonnes intentions, c’est rempli « d’intérêt général », mais c’est contester le droit à la propriété privée.

      Il faudrait renverser l’ordre bourgeois à commencer par reécrire la Constitution...


  • cathy30 cathy30 9 avril 2014 08:11

    Vous proposez que les Etats et la grande Finance spéculatrices de ne plus décider de faire monter les enchères sur les objets d’art, et qui ont eux même inventés la spéculation ?

    Les pays arabes ont vendus pour une bouchée de pain la plupart de leurs œuvres, ne connaissant rien à ces marchés, puisque cela ne fait pas parti de leur culture. C’est bizarre. Je ne dis pas que j’approuve cette façon de faire, mais la demande est étonnante.

    • Emmanuel Glais 9 avril 2014 12:43

      Ce n’est pas ça. Je défends une vraie démocratie, un monde évidemment très différent de celui dans lequel nous baignons... Sur cet exemple précis, je n’allais pas préciser mon idée sur un fonctionnement souhaitable des institutions politiques et économiques. Je voulais avant tout remettre en débat la question de la propriété privée, une question indispensable pour penser la vraie démocratie. 


  • Jean Keim Jean Keim 10 avril 2014 08:49

    Dans le musée du Louvre, il y a un incendie et se pose un dilemme, on peut sauver soit la Joconde, soit la vie d’une personne, on fait quoi ?

    Dans qq. dizaines de milliers d’années, toutes les choses des musées auront pour la plupart disparues mais la vie continuera.
    Que la terre serait belle si la propriété ne venait pas tout pervertir. Dans une œuvre d’art ce qui est important ce n’est ni l’artiste, ni la chose créée mais cela qui a permis la conjonction des deux.

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