Contre la possession personnelle des œuvres d’art majeures
A sa mort, mademoiselle Jacqueline Blottin légua à la société des amis du Louvre une magnifique statue-vase de Kaluraz, trouvée en Iran du nord et datée du Ier millénaire avant Jésus-Christ. Bientôt l'œuvre fit son entrée au département des antiquités orientales, et la revue n°27 de Grande galerie - Le Journal du Louvre (mars-avril-mai 2014) adressait ses remerciements à la jeune défunte, ancienne élève de l'école du Louvre.
Mon mauvais esprit me conduit, malgré ce beau geste post-mortem, à m'interroger sur le fond du pourquoi du comment, ou du comment du pourquoi. Pourquoi ou comment se fait-il que l'état de grand bourgeois ou d'héritier permette la détention privée d'œuvres si importantes ? Qu'a donc à faire une œuvre plurimillénaire dans les mains de particuliers ? D'ailleurs si mademoiselle avait été madame, avait eu des enfants (je suppose qu'elle n'en a pas, sans pouvoir le vérifier), pourrions-nous admirer cette magnifique œuvre au département des antiquités orientales ? Le temps du cabinet privé doit définitivement céder devant le droit du public, c'est-à-dire le droit de tous de profiter d'un antique.
C'est automatiquement qu'à la mort d'un collectionneur les œuvres d'art appartenant au patrimoine commun de l'humanité reviendraient à celle-ci toute entière. Seul l'art secondaire (au regard des critères du temps, bien entendu) et l'art jeune, non confirmé par la patine du temps, devraient pouvoir passer de main à main, selon l'argus du moment, comme une voiture.
Au XXIe siècle, la copie d'une peinture ou d'une sculpture n'a pas la même valeur que l'originale. Il en a parfois été autrement à des époques où la photographie ne rendait pas accessible à tous les images exactes des chefs d'œuvre. Cependant on peut imaginer que les possédants dépossédés voulant jouir de belles sculptures et belles peintures pourraient comme jadis commander à des artistes-artisans la copie de telle sculpture fameuse, telle peinture enchanteresse.
On devrait donc légiférer à faire tomber dans le domaine public toutes les œuvres anciennes (reste à fixer le seuil). Cela limiterait la spéculation sur les œuvres. Il faudrait bien sûr souvent mettre à jour un registre des œuvres majeures destinées à réjouir le public.
Imaginer une commission transparente n'est pas chose aisée, car on peut supposer que la puissance financière des collectionneurs serait parfois utilisée à des fins de corruption. Il faudrait prévoir des peines fortes contre la corruption... et la tentative de corruption.
En tout cas ce dispositif ferait certainement chuter la spéculation sur toutes les œuvres d'art. Si l'on fixait à 50 ans le seuil auquel une œuvre majeure reviendrait automatiquement au public, les œuvres récentes pourraient se trouver quelque peu épargnées par la chute du marché. Pour autant, l'art ne serait plus un investissement, puisque l'acheteur sait qu'il aurait peu de chances de vendre plus tard l'œuvre à un prix plus fort de celui de l'acquisition. Plus l'œuvre s'approchera de ses 50 ans, moins elle aura de valeur sur le marché. Comme motivation à l'acquisition, le goût pour l'art suppléera à la spéculation sur les œuvres, œuvres qui deviendront donc plus accessibles aux moins riches.
Bien sûr ce système provoquerait un exode massif des œuvres... Ma proposition supposerait donc en plus d'un contrôle strict du marché de l'art un contrôle nouveau sur les frontières... bien peu réaliste.
La propriété temporaire des œuvres n'est de toute évidence qu'un point infime à imaginer parmi un ensemble incommensurable d'autres choses. Comme le disait Loïc Blondiaux la semaine dernière au Collège de France, la démocratie à venir est ... à refaire. Une mesure systémique et sociale urgente à penser est celle de l'écriture d'un droit de propriété d'usage. Une réforme qui toucherait non plus l'abstraction du patrimoine culturel commun, mais la vie quotidienne de millions de gens.
Pour autant il faudrait aussi revoir le droit pour interdire la rétention d'œuvres majeures par des personnes privées, et enrichir gratuitement nos musées publics avec une loi allant bien au-delà de la dation de paiement prévue par la loi André Malraux du 31 décembre 1968.
Plus d'informations sur la statue-vase de Kaluraz :
http://mini-site.louvre.fr/trimestriel/2013/2/index.html#/35
http://www.amisdulouvre.fr/nos_acquisitions/acquisitions.htm
La conférence de Loïc Blondiaux : « La démocratie à venir et à refaire »
http://www.college-de-france.fr/site/pierre-rosanvallon/seminar-2014-04-02-10h00.htm