samedi 17 avril 2010 - par Musardin

Culture et violence

Plus jamais ça…

« Et si le « ça » de « plus jamais ça » était non seulement près de nous, mais devant nous ? »

Jacques Derrida

« Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, tuer un homme c’est tuer un homme »

Stephan Zweig « Conscience contre violence »

Athènes ou Sparte ?

La culture est-elle une assurance contre la violence ? Pour tenter de répondre il nous faut vérifier si les groupes humains et les individus dits cultivés sont moins violents que les autres.

Prenons une référence historique dans notre sphère culturelle ancienne mais proche et fondatrice, à savoir la Grèce antique. Nous tenons là un exemple qui semble justifier qu’une nation, une citée plus exactement, fondée sur la démocratie est plus policée, moins violente et belliqueuse (et nous sommes d’accord sur ce qu’elle avait d’imparfait et d’incomplet puisque les esclaves et les femmes en étaient exclus de même que les étrangers, mais sur ce dernier point le débat est toujours ouvert…), qu’une autre nation qui affichait son mépris de la culture et glorifiait la force brutale : Sparte.

Cependant, lorsque l’on évoque l’héritage de la Grèce, c’est bien à Athènes que l’on songe.

Le mythe relate que les fondateurs de la citée Athénienne ont eu deux dieux candidats à son parrainage : Arès, dieu de la guerre qui offrit un cheval fougueux symbole de guerre justement, tandis qu’Athéna (née du cerveau de Zeus donc : pensée/créée) offrait un olivier symbole de paix, qui sera complété ultérieurement par la chouette de la sagesse.

Plus de trente siècles après, écoutons ce que disait le grand helléniste disparu Jacques Lacarrière à propos d’un autre grand helléniste beaucoup moins sympathique, Robert Brasillach fusillé à 35 ans pour fait de collaboration. Lacarrière se pose la question :

[…comment un travail aussi poussé et remarquable, axé sur les valeurs humanistes pouvait-il être le fait d’un homme qui sous l’occupation avait déversé … un flot d’articles antisémites et pro fascistes ? Pour être plus précis : comment le même homme pouvait-il par exemple présenter le poète Eschyle en disant que « ses plaintes sur les prisonniers, sur les vaincus, sur la jeunesse jetée au combat résonnent encore d’un accent résolument fraternel et révolutionnaire » et écrire à la même époque dans « Je suis partout » à propos des résistants français, « C’est sans remords mais plein d’une immense espérance que nous vouons ces derniers au camp de concentration sinon au poteau » ? Comment le même homme pouvait-il dire de Théocrite qu’il était « le poète le plus frais de toute l’Antiquité, écoutant chuchoter la verte jeunesse, amoureux des jeunes corps et des jeunes printemps et chargé de toute la sensualité de la vie » et écrire par ailleurs « Le petit matin frais où l’on conduira Blum à Vincennes sera un jour de fête dans les familles françaises » ?]

Lacarrière, de vingt ans le cadet ce Brasillach, continue : [A l’époque où Brasillach préparait cette anthologie (1943), j’étudiais au lycée les mêmes poètes et textes grecs que lui, … que je ne pouvais en aucune façon relier à une quelconque complicité avec le fascisme allemand. Ce n’est pas d’ailleurs non plus ce que fait Brasillach. Nulle part, dans …son anthologie ne transparaissent ses opinions et convictions personnelles. Mais la question n’en demeure pas moins vraie. Car ces poètes et penseurs ne semblent pas du tout l’avoir aidé à voir clair en son siècle, à mieux percevoir les valeurs de la démocratie, par exemple. Alors, dira-t-on, à quoi ont-ils servi, et doivent-ils servir ou peuvent-ils servir à quelque chose ? Je dirais même dans le cas de Brasillach : à quoi bon faire ses « humanités » si elles ne vous protègent pas un jour des tentations de l’inhumain ?]

Plus loin, Lacarrière fait un parallèle entre l’Odyssée (qu’il préférait) et l’Iliade (que préférait Brasillach) : [L’Iliade était le poème de la guerre, de la force, de la mort et du sang, alors que l’odyssée était le poème du grand voyage, du merveilleux, de l’amour et de l’initiation. Comment n’aurais-je pas préféré Ulysse à Achille, le marin éternel errant, vainqueur des monstres, amant des Néréides, au guerrier impulsif, orgueilleux et vantard ?]…

Il continue en relatant qu’au lycée : [Le même clivage se retrouvait avec Sparte qui avait la préférence des Pétainistes et Athènes celle des autres, qu’ils fussent ou non pour les Anglais et De Gaulle.]

A la même époque, le responsable du camp d’Auschwitz une fois sa besogne finie, rentrait chez lui en famille, écoutait Bach et lisait Rilke…

Les humains considérés en tant que groupes constitués, (nations, ethnies, religions) ne se comportent pas mieux. Le Japon doté d’une culture raffinée et séculaire a commis de nombreuses atrocités durant la dernière guerre mondiale, notamment en Chine. Ce dernier pays dont la culture, elle, est millénaire, a élevé la cruauté dans le traitement des condamnés à un niveau de raffinement justement, qui est un des éléments pérennes de son histoire.

Que dire des cultures occidentales dans les démocraties déjà établies depuis longtemps ? La France et la colonisation : (Ce ne sont pas les SS qui ont inventé la chambre à gaz, mais Bugeaud, un maréchal de France, qui en Algérie au 19ème siècle, enfumait des villages entiers après avoir parqué les paysans dans des grottes…) Et plus récemment la décolonisation : Madagascar (entre quarante mille et cent mille morts dit-on), et comme on a bien fêté la victoire sur la barbarie nazie à Sétif le 8 mai 1945… Les Anglais n’ont pas agi différemment en Inde, les Belges au Congo…Que dire des USA, acteurs directs ou indirects de la plupart des conflits depuis 1945 et du comportement de ses troupes en Irak et en Afghanistan ?

Nous avons évoqué jusqu’ici essentiellement la question de la violence collective entre états, ou contre des groupes de populations. La question de savoir quelle part la culture peut avoir dans sa réduction ne peut être dissociée de celle du droit international et de sa construction, avec notamment des instances pénales telles que le tribunal de Nuremberg, La Haye, la Cour Pénale Internationale (CPI) compétente pour juger les génocides, crimes de guerre et contre l’humanité, (mais plusieurs pays dont les USA s’opposent à sa juridiction…)
 
Qu’en est-il de l’influence de la culture sur la violence intrapersonnelle, la violence crapuleuse, psychologique, celle des « personnes ayant autorité », de la violence conjugale et autres violences urbaines ?

Entre 10 % et 69 % des femmes selon les pays disent avoir été victimes de violences conjugales. Tous les pays, groupes sociaux, économiques et culturels sans exception sont concernés. 40 % à 70 % des femmes victimes de meurtre sont tuées par leur compagnon. Les pays islamiques et latins sont en tête, mais Israël et les pays anglo-saxons sont bien placés également, la France se situant entre ces deux dernières catégories.

Au sein des pays occidentaux, les violences conjugales sont plus fréquentes dans les classes socio-économiques les plus défavorisées, et sont souvent concomitantes avec les problèmes d’emploi, d’alcoolisme, de faible scolarisation, de logement, bref de tous les indicateurs sociaux habituels. Il y a également une concordance avec les violences envers les enfants. Cependant la violence conjugale n’est pas absente des couples de formation supérieure, occupant des postes à responsabilité, et bien que les violences psychologiques soient plus fréquentes, elles recouvrent toutes les formes : les coups ne sont pas rares même dans les ménages de cadres ou d’universitaires.

La violence routière est également omniprésente, et le nombre de « doigts d’honneur », d’insultes, voire d’agressions physiques à une intersection sont le fait autant de jeunes que d’aucun appellent « racaille », que de messieurs d’âge mûr en costume trois pièces.

Cependant on ne peut nier globalement que la culture, l’éducation (et la loi…) sont des éléments civilisateurs, au sens de rendre plus civil, il est d’ailleurs significatif que l’un des sens du mot civilisation soit l’art de vivre ensemble et revienne donc à cultiver la civilité.

La culture, selon le Robert est :

1) Le développement de certaines facultés de l’esprit par des exercices intellectuels appropriés, et par extension l’ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement. Les termes voisins sont connaissance, éducation, formation, instruction, savoir. Y est rattaché le concept d’humanités, c’est la culture générale dans les domaines considérés comme nécessaires à tous en dehors des spécialités et des métiers. Il faut également mentionner le concept de culture de masse, c’est-à-dire diffusée au sein d’une société par les médias et correspondant à une idéologie, ce qui peut ouvrir la question de culture et contre culture.

2) Ensemble des aspects intellectuels propres à une civilisation, une nation, culture latine, grecque, occidentale, orientale, africaine, les échanges entre les cultures différentes (ce qui ouvre sur l’interculturel, le « transculturel » et le multiculturel dans les théories les plus récentes, cf. ci-après).

3) L’ensemble des formes acquises de comportements dans les sociétés humaines, (les débats sur nature et culture, la culture des organisations, etc.)

La première acception semble pouvoir être une réponse à la question liminaire, (cependant n’ayons garde d’oublier qu’elle est le corollaire de la deuxième définition). Il y a donc une dimension dynamique dans la première, puisque c’est une démarche de remise en cause et de confrontation. Cette définition de la culture remonte au 18ème siècle en France, elle est associée à l’idée de progrès universel, d’accès de l’individu à la civilisation, c’est celle de Diderot et des Encyclopédistes. De nos jours, il est de plutôt évoqué le concept de pratiques artistiques.  

La seconde est le cadre intellectuel, des valeurs, du mental, du symbolique, du religieux, de l’historique etc. Ce qui fait que « nous sommes nous et que les autres sont les autres ». (Ceci est renforcé par le fait que certains types de pathologies mentales ou somatiques se rencontrent davantage dans certaines civilisations que dans d’autres, ex : on trouve plus de schizophrènes en Occident et davantage d’hypocondriaques en Orient.) Elle émerge en Allemagne, où culture devient synonyme de génie national. Cette définition peut être opposée aux productions de la raison et de la science. Cependant cette conception « patrimoniale » que les ethnologues attribuaient à la culture : celle d’un gardien des traditions immémoriales et de creuset des différences entre les peuples est aujourd’hui remise en cause : ce serait bien plus au contact des autres que se font les cultures…

 La troisième est la résultante des deux autres (c’est le cadre des codes et attitudes sociales, des postures mentales à adopter et à exprimer pour être reconnu comme faisant parti du groupe, tribu, clan, famille, état, religion, secte, classe, grande école, mais elle contribue à renforcer la seconde définition puisqu’elle constitue la mise en œuvre comportementale de la seconde. La culture forgerait la personnalité : on peut faire correspondre une « personnalité de base » à chaque culture.

La violence toujours selon le Robert :

1) Agir sur quelqu’un ou le faire agir contre sa volonté en employant la force ou l’intimidation. C’est donc la brutalité physique, psychologique, morale…

2) Notons que ce terme négatif, à un pendant positif à travers l’expression « se faire violence », s’imposer une attitude contraire à celle que l’on aurait spontanément adoptée : se contenir, se contraindre.



 L’homme est-il un animal violent ?


L’histoire humaine est suffisamment « édifiante » si vous me pardonnez ce terme amèrement ironique en actes de violences pour que l’hypothèse d’un instinct agressif inné soit à examiner de près. C’est la théorie du « singe tueur » apparue dans les années 60 et qui revient en force dans la psychologie évolutionniste contemporaine nord américaine, laquelle conteste le mythe du « bon sauvage » rousseauiste et pour laquelle la violence est un produit de la société. Trois types d’arguments sont avancés :

On a découvert que les meurtres intraspécifiques (au sein d’une même espèce) existent également chez les primates non humains, les grands singes.

L’archéologie préhistorique vient de démontrer que les massacres ont débuté bien avant le néolithique chez les chasseurs cueilleurs.

La violence est universelle dans toutes les sociétés, cultures, et périodes, si elle recule dans les sociétés démocratiques, elle reste présente à l’état de fantasme (80 % des hommes et 50 % des femmes avouent avoir un jour éprouvé l’envie de tuer quelqu’un). La violence est essentiellement le fait des jeunes mâles, qui par la testostérone sont programmés pour entrer en rivalité pour le territoire, les ressources disponibles, y compris les femelles…


De la nature violente à la culture pacificatrice

Pour beaucoup, l’homme a une nature « duplice » : sa nature profonde est violente mais elle est réprimée par la société, l’état, la civilisation, en bref, la loi ou les règles normatives.
 
Dans l’état de nature, l’homme est un être violent, égoïste, calculateur. En situation de concurrence pour la satisfaction des désirs, chaque homme est en guerre contre tous les autres. Ce qui fait que chacun est en danger permanent. C’est ce qui aurait conduit les hommes à accepter par un contrat social un pouvoir politique fort, il y a donc perte de liberté mais gain de sécurité et de paix.

Freud n’est pas plus optimiste : « L’homme n’est pas un être débonnaire au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité ». Il y a donc une hostilité foncière chez l’homme qui est un danger pour la société, qu’il convient de dompter, de réprimer.

Le sociologue Norbert Elias développe la thèse freudienne de la répression de nos pulsions pour analyser la société, et insiste sur le processus long et continu de civilisation des mœurs. Pour lui l’homme se domestique, son agressivité s’affine et se civilise. Nous intériorisons les règles de civilités car notre sensibilité évolue. De même, dans le sport moderne, la violence de certaines disciplines est refoulée, réprimée, redirigée.
 
Pour l’anthropologue René Girard, l’origine de la société repose sur un détournement de la violence inscrite dans la nature humaine. Les hommes sont mimétiques, ils désirent précisément les objets que désire l’autre, et la violence de ce désir est proportionnelle à celle de l’autre. Cette rivalité débouche sur la violence individuelle mais aussi de proche en proche collective et interminable. Pour dénouer cette crise violente qui menace la survie même de l’espèce, les hommes ont déplacé leur hostilité sur une seule et même victime qui cristallise toutes les rancœurs et ressentiments. Ce rite sacrificiel existe dans toutes les sociétés et constitue en un sens l’origine de la culture.

C’est dans la violence et le sacrifice que la plupart des grandes religions se sont fondées. En premier lieu celles du Livre : (ne sommes nous pas tous frères en Abraham ?) Ce texte (qui après la Génèse débute par un meurtre et avec l’Evangile finit par un meurtre) de l’ancien testament décrit de manière limpide une progression dans l’humanité : le passage du sacrifice humain au sacrifice animal. Il en va également de même de la plupart des nations, et en fait de la quasi-totalité des cultures au sens précédemment évoqué de collectifs identitaires.

Les précurseurs majeurs à la violence sont ainsi pour de nombreux penseurs : la compétition, pour des territoires, des femmes, des intérêts particuliers et/ou collectifs. Cela est vrai pour toutes les formes de vie, même les plus inertes, c’est ainsi que la compétition existe aussi dans le monde végétal. Cependant dans le cas de l’animal humain, cette compétition, ces désirs vont plus loin, on peut leur rajouter la peur de l’altérité et de la singularité et ce mimétisme girardien. Le problème est précisément que ces précurseurs sont conjointement ceux de la/des civilisation(s) humaines(s). C’est la compétition, quel qu’en soit l’objet.

C’est parce que le sentiment de désir continu chez l’homme après la satisfaction des besoins essentiels, (faim, soif, reproduction…), que se développe la violence humaine. Elle se traduit de différentes manières : accumulation de biens, désir de pouvoir et de puissance, etc. Il est d’ailleurs significatif que les théories de la non violence soient souvent connexes de préconisations à la renonciation des biens, à la maîtrise des désirs, au souci écologique, comme dans une partie du message évangélique, dans le bouddhisme avec ses variantes Zen et Chan, la voix du Tao…plus récemment Thoreau, Gandhi, Lanza Del Vasto, Chico Mendez…

La culture pour lutter contre la violence…Répondre par l’affirmative sans nuances, serait oublier que la culture, même si elle n’est pas culture de violence, peut être une violence faite à une autre culture, une violence faite aux autres. L’histoire de l’humanité est faite de nombreux exemples de cette violence qui porte des noms variés : colonisation, acculturation…Les rencontres entre les cultures se sont le plus souvent, sinon quasiment toujours traduites par une violence brutale et primaire lors des guerres et conquêtes, de la colonisatio. Que dire de l’uniformisation de la culture sur le modèle anglo-saxon du fait de la mondialisation, qui nécessiterait à elle seule plusieurs exposés ?

Cependant tout au fond de cette boite de pandore qu’est l’esprit humain se trouve quand même le joyau de l’espérance. Ce dernier n’est autre que la conscience qu’a l’humain de son imperfection, de son coté inhumain dans les différentes acceptions du terme. C’est sur cette conscience et sur ce qui permet de l’éveiller que philosophes, moralistes, religions, systèmes éducatifs et législatifs travaillent depuis des millénaires.

La culture au sens premier et français « philosophie des lumières » dont il semble être question est inséparable de la notion d’éducation. En effet cette culture est le résultat d’une acquisition, d’une transmission, soit par la méthode didactique (école, université), soit par la pratique et la confrontation à l’art et à la création.

Bernard Sobel qui fut durant 43 années, directeur du théâtre de Gennevilliers, et qui conduisit dés 1962 l’une des premières expériences d’action artistique en milieux populaire, évoquait sa rencontre avec un ministre de l’intérieur, (devenu président de la république) et qui lui disait : « Nous sommes plus proches que vous ne le croyez, nous sommes tous deux des bateleurs et des saltimbanques, moi aussi j’essaie de séduire les gens en m’adressant à l’émotionnel ». L’homme de théâtre lui répondit « vous vous trompez : nous ne faisons pas du tout le même métier, outre que je ne suis pas comédien mais metteur en scène, moi je m’adresse à la raison et à l’intelligence, je ne veut pas séduire mais rendre critique ». Effectivement la différence avec ce Président qui ne s’adresse qu’au cerveau limbique de l’humain et ne cherche qu’à anesthésier tous sens critique du citoyen l’opposition est totale.

C’est ici que la fonction de cette acception de la culture que nous appellerons les pratiques artistiques peut être mobilisée pour servir l’objectif que nous nous sommes fixés : lutter contre la violence. Ceci pose la question du producteur du signe artistique (l’artiste donc). Ceci implique également de progresser dans la définition de ce qui fait l’œuvre, du contenu qu’elle doit avoir pour être œuvre, c’est-à-dire avoir du sens et faire signe. Citons à titre d’exemple Eschyle qui nous parle de quoi sinon de :

La primauté du droit sur l’aveugle désir de vengeance, ce qui revient à inscrire la loi comme mode de régulation des rapports sociaux.
 La primauté de la justice sur la loi, ce qui revient à légitimer le pouvoir de contestation des lois iniques, (et c’est ainsi qu’Eschyle trouve son héritier politique en Camille Desmoulins et au delà dans les manifestations populaires de l’histoire, mais aussi dans le mouvement de désobéissance civique).
De la primauté de l’esprit sur la force ;

 De quoi, sinon de la responsabilité ?

"Dans les Choéphores, Oreste, pour venger la mémoire de son père Agamemnon tue Clytemnestre, sa propre mère. Il le fait sur l’ordre d’Apollon qui agit comme porte parole de Zeus. Le crime de Clytemnestre, s’il restait impuni, mettrait en cause l’édifice social que les dieux de l’Olympe se doivent de défendre car ils sont les dieux de la polis. Cependant le matricide d’Oreste offense les plus profonds instincts de l’humanité et d’autre divinités plus anciennes chargées de les défendre : les Furies qui poursuivent l’assassin. Les furies elles ne s’intéressent pas à l’ordre social, mais elles ne peuvent tolérer les atteintes à la loi sacrée des liens du sang, qu’elles ont pour mission de protéger.

Dans les Euménides, un conflit éclate entre ces très anciennes déesses et les dieux de l’Olympe, plus récents, à propos du même Oreste. Dans ce contexte, Athéna apporte aux hommes un ordre de Zeus : un jury composé de citoyens d’Athènes jugera le fugitif sur l’Acropole où il s’est réfugié (ce qui symbolise la première réunion de l’Aréopage, le gouvernement de la cité). Le vote n’ayant pas tranché, (égalité des voix) Oreste est acquitté. Les Furies frustrées de ne pas avoir pu rendre justice menacent l’Attique de destruction totale, mais Athéna les persuade de s’établir à Athènes ; elles ne disparaîtront pas et avec elle un certaine conception de la justice comme elles le craignaient, au contraire : leurs fonction vont s’étendre à toute la polis et non plus seulement à la famille.

Ainsi pour Eschyle, c’est grâce à la sagesse de la polis que la loi sera satisfaite et le désordre évité puisque la justice publique se substitue à la vengeance privée. Les exigences de l’autorité réconciliées avec les sentiments d’humanité. La pièce s’achève sur une scène impressionnante : les redoutables Furies échangent leurs robes noires contre des rouges et prennent le nom d’Euménides (les Bienveillantes). D’adversaire de Zeus elles deviennent ses agents dévoués et défendront l’ordre social qu’il a instauré contre les violences intestines de la communauté. Sous les yeux des citoyens d’Athènes assemblés les Euménides quittent la scène, puis le théâtre pour grimper sur l’Acropole, gagner l’autre versant où sera désormais leur demeure.

Quel peut avoir été l’état d’esprit des spectateurs qui en 458 avant J.C viennent de quitter le théâtre après la première des Euménides ? Aucun auditoire depuis lors n’a pu être doté d’une expérience comparable. A l’apogée de sa puissance, Athènes, ses citoyens, assistants à cette trilogie voyaient émerger leur polis, symbole d’ordre et de justice, (le cosmos). Le spectacle leur disait que des Dieux faisaient parti de leur communauté. Ils voyaient leur déesse tutélaire présider la première cours de justice. Athéna avait présidé à la formation d’une société ordonnée ; elle avait persuadé des divinités plus anciennes d’accepter ce mode de vie civilisée et d’en devenir les garantes. Ces divinités étaient promptes à châtier quiconque menacerait par la violence et du dedans, la stabilité de cette vie.

Pour terminer citons encore Périclès qui disait dans une comparaison entre la polis athénienne et la polis spartiate, que les Spartiates glorifient la violence et les armes, méprisent les arts, n’admettent les visiteurs qu’à contrecoeur et même expulsent de temps à autre tous les étrangers, « …alors que nous ouvrons notre polis à tous ». Polis ici ne désigne pas l’unité politique, il n’est pas question de naturaliser les étrangers : les Grecs le faisaient rarement, car la polis était fondée sur une union trop intime de ses membres ; Périclès veut dire ici : « nous leur ouvrons toute grande la porte de notre vie culturelle et collective », ce qui est confirmé dans les mots qui suivent : « Nous ne leur refusons ni l’instruction, ni les spectacles ». Ces mots paraissent presque privés de sens tant que nous n’avons pas réalisé que le théâtre, tragique ou comique, les hymnes chantés en chœur, les récitals publics des chants d’Homère et les jeux, tous ces spectacles faisaient partie intégrante de la vie de la polis. C’est cela que pensait Périclès en parlant « d’instruction » et de « spectacles », en disant que la polis était ouverte à tous.Il faisait en fait l’éloge d’une manière de vivre, à laquelle les étrangers, les femmes et les esclaves eux mêmes étaient conviés. Les Grecs en général et les Athéniens en particulier, considéraient leur polis comme une force éducative, propre à former l’esprit et le caractère des citoyens. "


C’est cette conception des choses qui pourrait être explorée de nos jours en matière de politique culturelle et au-delà de société à (re) définir, en matière également d’accueil (et non pas seulement d’intégration) des étrangers.

Athènes ou Sparte ? Le choix me semble encore et encore se poser.

Je conclurais avec Euripide qui mettait toute la liberté Athénienne dans la phrase : « Qui veut prendre la parole ? »
 


9 réactions


  • Firedog Firedog 17 avril 2010 12:27

    Rectification : Ce n’est pas à Ares qu’Athéna s’est confrontée pour devenir la déesse tutélaire de la cité d’Athènes, mais à Poséidon.


    • Musardin Musardin 17 avril 2010 15:37

      Vous avez raison, c’est d’ailleurs ce qui explique la présence du puis salé sur l’Acropole, on ne se relit jamais assez.


    • Firedog Firedog 17 avril 2010 22:19

      Aaaah, mais l’erreur est humaine, très cher, et comme on dit, seuls ceux qui ne font rien ne font pas d’erreur !! ;)


  • Louise Louise 17 avril 2010 15:39

    Excellent article !

    La violence n’a rien à voir avec la culture, parfois même ce serait plutôt le contraire...

    Le paradoxe de la violence, à mon avis, c’est la peine de mort, y compris quand elle concerne des meurtriers. De plus elle est parfois infligée à des innocents. Le cas de Hans Skinner est scandaleux ! C’est la « justice » qui est violente en lui faisant vivre depuis des années l’ attente de la mort, en alternant sursis et rejets...


    • Musardin Musardin 17 avril 2010 17:59

      Oui la peine de mort dans un cas comme celui que vous évoquez est doublée par une peine de torture, c’est un peu le carcere duro ou durissimo d’il n’y a pas si longtemps. Elle reste légale dans nombre de pays musulmans et théocraties diverses, en Chine, mais aussi au Japon et aux USA et autres pays à se prétendant civilisés. Mais il existe aussi ce que l’on appelle la guillotine sèche, la prison à vie, qui est insidieusement remise à la mode.


  • Rétif 17 avril 2010 18:27

    Article intéressant et érudit.

    Quand même, il ne me parait pas absolument de dire que l’homme serait seulement un animal violent, et que,par conséquent, seule la force devrait parvenir à la dompter.

    L’homme a des instincts de violence,ce n’est évidemment pas contestable. Mais il est aussi un animal grégaire et social ou sociable. Ce n’est pas un knout manié par un Dieu extérieur
    qui le civilise, c’est lui-même qui se civilise de par son tropisme de vivre ensemble.

    Lequel a sans doute pour but secondaire de se défendre contre le monde extérieur, et qui
    implique premièrement de s’entendre sur un modus vivendi.

    « Un homme,c’est quelqu’un qui s’empêche » disait le père d’ Albert Camus.


  • Rétif 17 avril 2010 18:29

    C’est comme ça que les Euménides sont l’accomplissement des Erynnies


    • Musardin Musardin 18 avril 2010 10:06

      Je vous rejoint complètement, c’est en s’empêchant qu’il se réalise. L’acceptation de la frustration (la distance entre l’objet du désir et sa réalisation ou sa non réalisation) font parti de l’apprentissage du petit d’homme et lui permette de réaliser son potentiel d’adulte, de grandir.


  • Louise Louise 17 avril 2010 19:45

    « Un homme,c’est quelqu’un qui s’empêche » disait le père d’ Albert Camus.« 

    C’est vrai......... qui ne se laisse pas dominer par ses instincts, mais qui est maïtre »chez lui".


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