Pour compléter la playlist jazz de Léon publiée le 10 juin dernier, certes de grande qualité mais quelque peu mainstream, je vous propose une petite excursion plus aventureuse en dix étapes sur les terres à la végétation luxuriante et surprenante du jazz des années 70 ; décennie au cours de laquelle ce genre musical, en s’encanaillant au contact d’autres musiques comme le rock ou le funk, s’est libéré des schémas traditionnels un peu trop castrateurs et à évolué vers des textures sonores inédites, percutantes et baroques, hybrides et abrasives, cela en intégrant des instruments électriques (guitare, basse, synthés).
Je ne me suis fixé qu’une seule contrainte dans l’élaboration de cette liste : le morceau devait figurer impérativement dans le catalogue du site Deezer afin que vous puissiez l’écouter immédiatement (l’écoute est légale, je précise). Bien évidemment, cet article n’a pas pour vocation à se présenter comme une vérité suprême sur le jazz des seventies.
On commence en beauté avec ce délicat morceau de l’illustre Jeff Beck, guitariste novateur qui, après avoir débuté au sein des mythiques Yardbirds, bifurque au début des années 70 vers le jazz. L’album Blow by blow propose neuf titres instrumentaux fusionnant à merveille jazz, rock, mais aussi soul (l’un d’eux est signé Stevie Wonder), et s’achève sur ce magnifique Diamond dust, pur joyau d’élégance mélancolique où la guitare de Jeff se glisse avec velouté entre le piano de Max Middleton et d’émouvants arrangements. Même Dieudonné et Alain Soral verseraient une larme à l’écoute de ce spleen poignant !
Life is just a game n’est pas le slogan de la dernière pub pour la Wii, mais bien le morceau clôturant l’album School Days du bassiste Stanley Clarke (que l’on retrouvera plus loin). Morceau euphorique, pêchu, plein de fougue et de jeunesse, escapade en grand huit nous bringuebalant entre des solis virtuoses encadrés par un refrain inoubliable qui se siffle comme un hymne national ; bref, une véritable bande originale de la vie urbaine que nous ferions bien d’adopter comme bande originale de nos existences.
Si vous ne connaissez pas encore ce morceau HAL-LU-CI-NANT, il est de temps de vous plonger dans ce crossover improbable mais jouissif entre le jazz, le funk, les rythmes latins et le morceau de musique classique Also sprach Zarathustra de Strauss, immortalisé par Stanley Kubrick dans 2001 : L’Odyssée de l’espace ! Eumir Deodato, arrangeur brésilien injustement méconnu (on lui doit entre autres une reprise fabuleuse du générique de Star Trek) nous balance là au visage un véritable lance-flammes musical à l’ambiance unique, agrémenté d’une guitare féline et de cuivres affûtés comme des lames. Du jazz-funk SF qui n’a rien de monolithique !
Après des débuts be bop au cours desquels il prouve ses talents de mélodiste imparable (cf. l’immense Maiden Voyage en 1965) et bouleverse la grammaire jazzique avec moult innovations, Herbie Hancok est, avec le gigantesque Mile Davis, celui qui, au croisement des 60’s et des 70’s, a dépucelé le jazz en le sortant des sentiers battus et en l’ouvrant au son électronique. Le morceau Hidden Shadow est l’illustration parfaite de cette voie atypique et téméraire prise par le jazz dans le sillage de cet expérimentateur génial : collage sonore imprévisible aux bruits étranges où se télescopent avec fracas des instruments en roue libre, ce boeuf ésotérique peut paraître aride la première fois mais mérite plusieurs écoutes afin d’en apprécier toute la richesse kaléidoscopique.
- Herbie Hancock,
Chameleon, 15’41 (Album
Head Hunthers, 1973)
A nouveau le grand Herbie avec cette synthèse parfaite entre le jazz et le funk qui, pendant un quart d’heure, régale nos oreilles sur deux actes entraînants, le premier acide et excité, le second duveteux et contemplatif, pendant lesquels le claviériste remonté s’en donne à coeur joie sur ses machines, entouré d’une équipe de choc (Bennie Maupin, Bill Summers). L’album Head Hunters aura une énorme influence sur toute la production musicale "black" des trois décennies suivantes (funk, R’n’B, hip-hop).
- Isaac Hayes,
No name bar, 6’09 (Bande originale du film
Shaft, 1972)
La présence d’Isaac Hayes dans cette liste peut surprendre car cet artiste s’est surtout illustré dans la soul. Je souhaitais d’abord rendre hommage à ce fabuleux musicien disparu il y a presque un an (on lui pardonnera sa parenthèse scientologiste). Et puis, surtout, sa discographie est traversée de fulgurances purement jazz, comme cet épatant No name bar, tiré de la bande originale du légendaire polar black Shaft. Cet entêtant morceau qui s’enroule suavement autour de deux boucles exécutées au trombone et à la flûte, dégage une atmosphère blaxpoitation délicieusement surannée qui me fait regretter de ne pas être né plus tôt !
- Mahavishnu Orchestra,
Hymn to him, 19’19 (album
Apocalypse, 1974)
Et s’il n’en reste qu’un, ce serait celui-là, aurait écrit Victor Hugo s’il avait écouté ce sublime morceau du Mahavishnu Orchestra, emmené par le prodigieux guitariste anglais John McLaughlin,
l’homme qui en a deux grosses. Cette épopée spirituelle et lyrique de vingt minutes, dominée par la guitare volubile de McLaugh’, le violon enivrant du français Jean-Luc Ponty et des arrangements féeriques, nous donne un avant-goût du paradis dans lequel on ira tous (même Dieudonné et Alain Soral).
Le groupe Return To Forever peut être considéré comme la dream team du jazz des années 70 : Chick Corea aux claviers (sosie officiel de Mario Bros, au passage), Stanley "life is juste a game" Clarke à la basse, Al Di Meola aux guitares et Lenny White aux percus. L’album Romantic Warrior est construit autour du thème du Moyen Age. Pourtant, sur le plan musical, les six morceaux du disque entretiennent un lointain rapport avec l’univers médiéval à la Chrétien de Troyes : il s’agit avant tout de jazz-rock, et un jazz-rock impétueux et flamboyant, en témoigne ce morceau racé et complexe, véritable démonstration du savoir-faire orchestral du quator royal.
Je précise qu’il ne s’agit pas là de trois morceaux différents mais d’un seul et même morceau découpé en trois actes. Sinon, que dire ? Eh bien que le mexicain Carlos Santana - autre sosie officiel de Mario Bros - n’a pas toujours été l’auteur des sucreries quelque peu faciles et commerciales, telles Supernatural, qu’il nous propose depuis dix ans. Au contraire, dans la première moitié des années 70, son jazz-rock était l’un des plus audacieux et inspirés qui soit. La preuve avec cette séquence issue de Borboletta qui commence sur une envolée mystique faisant penser au Love Supreme de Coltrane et se lance ensuite dans une longue chevauchée chaude et véhémente, où des percussions furieuses s’entrechoquent avec une guitare en état de grâce, le tout dans un foisonnant univers aux sonorités latines.
- Weather Report,
Birdland, 5’57 (Album
Heavy Weather, 1977)
On ne présente plus Weather Report, groupe mythique de jazz fusion organisé autour de la triplette magique Joe Zawinul (disparu il y a deux ans), Jaco Pastoius (disparu bien trop tôt en 1987, dans des conditions tragiques) et Wayne Shorter (qui, lui, est encore bien en vie, heureusement). On ne présente plus non plus le morceau Birdland, véritable tube jazz qui a dynamité l’année 1977, pur concentré de bonne humeur et de joie de vivre (François Bayrou devrait l’écouter en boucle en ce moment) avec son fameux refrain simple et exaltant qui reste gravé dans le marbre des cerveaux dès la première écoute !
Le grand absent de cette liste est bien évidemment Frank Zappa. Seulement, voilà : celui-ci est, assez curieusement, quasiment absent de Deezer...