De l’Empire Romain « décadent » à la Renaissance italienne : jouir comme art de vivre
Jouissance, plaisir des sens, satisfaction du corps, hédonisme, les Romains s’y sont adonnés plus qu’il ne fût raisonnable du moins dès l’installation de l’Empire avec les excès connus racontés par les contemporains des empereurs de Sénèque à Suétone et repris ensuite complaisamment par les penseurs chrétiens pour discréditer les potentats païens. Sénèque (-4 av. J.C. /65 ap. J.C.) voyait d’un mauvais œil les abus de l’Empire, lui pour qui la vertu existe souvent sans le plaisir et n’a pas besoin de lui. Comment justifier la fête quand on pense que « Le plaisir est le mépris des plaisirs » ? Cela dit et bien dit, Sénèque ne fut pas lui-même un modèle de vertu tant par l’acquisition douteuse de sa fortune que par ses aventures avec des femmes haut placées dans la société romaine. Homme proche du pouvoir au temps de Caligula et de Néron, ce sage vécut cependant de compromissions et d’intrigues. Quant à Suétone (70-après 130 ?), il rapporte des ragots pas toujours vérifiés sur les Empereurs dans la vie des douze Césars, probablement parce que les Romains raffolaient déjà d’histoires scabreuses et de potins distillés sur les puissants. Suétone est tout simplement l’ancêtre des éditorialistes de la presse à scandale contemporaine. A notre époque, il aurait probablement écrit des chroniques acides et fielleuses dans un quotidien du groupe de presse Murdoch ou Lagardère.
L’Empire romain fut artistique, bâtisseur, conquérant et législatif sans pour autant renier les plaisirs. Il fût aussi modérément religieux malgré la pléthore de dieux locaux et importés au fil des conquêtes. La religion pour le pouvoir, en déifiant les empereurs ou en trafiquant les augures fut plus un outil politique qu’une véritable foi. Le peuple était superstitieux et crédule mais les puissants manipulaient les oracles. Et pourtant, malgré l’austérité chrétienne après la conversion de Constantin, la présence des Etats du Pape et la chape catholique sur la société italienne pendant des siècles, celle-ci n’en continua pas moins à glorifier les plaisirs, tant dans les palais et les ateliers d’art de la Renaissance que dans l’entourage pontifical et les carnavals de Venise. Plus tard, Mussolini, suivi et dépassé par Berlusconi, montrèrent à leurs contemporains que l’esprit festif de la Rome antique n’avait pas totalement disparu malgré leur autoritarisme. Aussi douteuse puisse avoir été leur politique, ces deux-là sont aussi de grands jouisseurs, il ne faut pas l’oublier.
Ovide, (-43 av. J.C.-17 ap JC) a écrit l’art d’aimer, suite de poèmes à la gloire de l’amour mettant en danger l’équilibre de la famille romaine classique avec son pater familias austère, sa matrona que l’on ne peut soupçonner telle la femme de César, ses courtisanes et ses esclaves. Puis quatorze siècles plus tard arrivent les sonnets de l’Arétin, création poétique d’un roturier profiteur et néanmoins sophiste à sa manière, capable de dérider certains Papes (et d’en irriter d’autres) et de s’attirer en même temps les foudres de religieux et de bons bourgeois moralistes et les prébendes de gens flattés. L’Arétin (1492-1556) est un voyou de génie, un pornographe, capable d’illustrer par ses propos licencieux des dessins osés. Dans un langage plus contemporain, il aurait été traité de branleur forçant son talent à de basses œuvres triviales. A la hauteur de sa réputation, il serait décédé en tombant à la renverse à une blague particulièrement salace qu’on lui aurait racontée. Il est né trop tôt pour avoir connu le Caravage, Il Caravaggio, (1571-1610), mais à eux deux ils auraient très bien pu anticiper les Valseuses avec le brio de Fellini et de Pasolini réunis.
Le bonheur ne s’achète pas, alors que le plaisir si.
Les Romains ont été les premiers à le comprendre et à l’appliquer. Des orgies romaines aux jeux du cirque, des saturnales aux lupercales et autres fêtes bachiques, les Romains ont su dépenser ce qu’ils gagnaient tant dans le raffinement que dans la débauche. Cette dernière pouvant aller jusqu’à être la quintessence du bon goût. Délices de Capoue, banquets raffinés où l’on se faisait vomir pour mieux recommencer, orgies avec prostituées des deux sexes, ruffians préparant une partenaire en l’excitant pour un maître blasé ou à l’érection déficiente, tout a été fait et imaginé par les Romains dans le domaine de la luxure. Si les Grecs ont tout pensé et conçu au niveau spirituel, les Romains sont passés maîtres en travaux pratiques. Un aphorisme latin qui aurait pu avoir sa place dans la bouche des personnages du Satiricon pourrait être Fiat penis, bien plus allégorique et jubilatoire que le Fiat lux qui sent sa publicité pour des ampoules à basse consommation, ou encore que l’insipide Fiat panis, devise de la FAO, organisation onusienne de fonctionnaires tatillons et d’efficacité douteuse s’adressant à des peuples qui mangent surtout du riz, du maïs ou du manioc !
Pétrone ne joue pas les moralisateurs et ses personnages ne se posent pas de question sur la bienséance de leurs choix. Apicius se gave entre autres de vulves de truie farcies et écrit sur l’art culinaire. Nous sommes loin encore de la culpabilisation et de la canalisation du plaisir. Le surmoi freudien, l’autocensure, la peur du gendarme et le frein moral n’ont pas encore le dessus, même s’il existe des lois romaines précises et sévères concernant les mœurs, mais déjà, ces lois aussi strictes et sévères que celles de Dracon ne s’appliquent qu’au citoyen de base et à la plèbe et non à l’élite dirigeante ou à la ploutocratique. Ce n’est que plus tard avec la politisation du christianisme que les frontières entre légal, licite, moral et religieux, seront tracées. La religion devient alors légalité et se confond à elle. Mais avant la corruption de la société par le christianisme et son Droit Divin, le monde romain suivait des lois, même au temps de Néron, de Caligula et d’Héliogabale. Ce qui était enduré, plus qu’accepté pour le Romain de base, car venant d’un Empereur déifié, ne l’était pas pour un citoyen ordinaire. Et malgré le célèbre panem et circenses, une certaine discipline et rigueur permettait aux légions de conquérir le monde et d’imposer la pax romana et la loi romaine aux quatre coins du monde connu.
Pour enfoncer le clou, la citation de Juvénal, Mens sana in corpore sano, semble justifier une éthique du corps pour développer l’esprit, sentence pré-écologiste voulant un lien obligatoire entre la vertu et une vie saine, pour ne pas dire sportive et frugale, faite de tempérance, d’exercice physique et de restrictions. On peut y voir aussi un panégyrique du courage, de la résistance à la douleur et à l’effort, ce qui correspond mieux à la dimension guerrière et impérialiste de la Rome antique. Mais connaissant les mœurs romaines, l’homme dans un corps sain est plutôt celui qui s’astreint à des exercices physiques intenses pour récupérer d’une cuite, d’un gueuleton et d’une orgie. Si l’apologie de la santé morale et physique est au sein de la réflexion de Juvénal il faut se demander cependant pourquoi un glouton, peu sportif et sensuel ne pourrait pas avoir un esprit sain ? Cette optique fait fi du génie bancal et débauché dont Toulouse-Lautrec est l’archétype, buveur d’absinthe infirme, fréquentant les bordels, porté par ses petites jambes torves. Pourquoi ne pourrait-on point glorifier un vicelard mal foutu, écrivain de génie, poète maudit, toxicomane fornicateur ne faisant jamais de jogging, un individu génialement dépravé ravalant Serge Gainsbourg au rang d’un apollon culturiste buvant des Perrier zeste ! La vie du Caravage est exemplaire à ce point de vue. Quel amateur d’art peut être insensible à la force et la beauté de son trait malgré sa vie de débauche ? Accusé de meurtre, de sodomie, de rixes diverses et de projection d’un plat d’artichauts à la face d’un serveur de taverne, on fait mieux comme modèle pour une académie de peinture. Et pourtant, aurait-il eu ce génie s’il avait eu la vie monacale d’un moine copiste ? Le tempérament excessif du peintre transpire dans ces toiles, même quand celles-ci ne sont en apparence que d’innocents sujets religieux où l’on voit cependant des éphèbes lascifs. Mort jeune, à 38 ans, le Caravage aurait mérité de finir assassiné ou pendu pour entrer encore plus dans le Panthéon des réprouvés et des anges déchus. Mais il est mort de la malaria tout comme Fausto Coppi, piètre décès pour un génie de cette qualité. François Villon (1431- après 1463) est de la même trempe, buveur et amateur de rixes en compagnie des scélérats, des bougres et des truands dans le quartier de la Sorbonne. Aurait-il pu composer la Ballade des Pendus, s’il n’avait côtoyé des malfrats et bu en leur compagnie ? Donc, la dictature de l’esthétique n’était sûrement pas la volonté initiale de Juvénal, devenu à son corps défendant le porte-parole de l’hygiène de celui-ci. Sauf si l’on envisage que cette éthique rigoureuse ne peut s’appliquer qu’à des hommes forts, au-dessus du lot, capables d’associer à la fois culture du corps, de l’esprit et des sens. Nous en revenons donc à une forme d’élitisme proche de l’esprit olympique initial, où l’athlète devait être cultivé et non ignare. Et pourtant, la sentence sibylline du penseur latin justifie de nos jours l’intransigeance des adeptes de l’exercice physique et de la consommation de cinq légumes arrosée d’eau minérale en petite bouteille. La pensée élitiste des Romains a été dévoyée pour la rendre accessible aux gens du commun, tièdes et frileux, incapables d’imagination et d’audace. Modification des plaisirs au cours de l’évolution des sociétés, notion de tabou, de glissement progressif, plaisir d’enfreindre les interdits, tel est le cheminement chaotique des mœurs et des comportements au fil de l’histoire.
L’exemple latin tant de l’Antiquité que de la Renaissance, nous apprend qu’il est possible à la fois de canaliser le bonheur et de répondre à une éthique patriotique faite de don de soi, à la cité puis à l’empire et en même temps de se gaver de becfigues ou d’ortolans et de courir les bordels. Car il est quasiment impossible de placer le plaisir dans un carcan moral, sauf temporairement par un conditionnement de type pavlovien qui ne dure que le temps de la stimulation inhibitrice. Chassez le naturel, il revient au galop ! Cela est d’autant plus vrai pour le plaisir. Le bon sens, la peur du gendarme, le relevé bancaire et le taux de cholestérol incitent un temps le jouisseur à la modération. Mais dès qu’on lui lâche la bride, il revient inéluctablement à ses anciennes passions. La notion de plaisir naturel et de plaisir artificiel crée une hiérarchie de ceux-ci et une classification sur une échelle morale de valeurs entre ce qui est acceptable et ce qui est répréhensible. On en revient toujours à une morale répressive, indispensable à la bonne marche d’une société qu’elle soit antique ou contemporaine, mais brimant et désespérant l’homme libre et festif qui souvent à tort, il faut bien l’admettre, se croit au-dessus des lois.
La recherche de la jouissance au travers les excès caractérise l’Empire romain ; Caligula et Néron servent de références honnies à ceux qui veulent fustiger les dérives du pouvoir absolu. Curieusement Héliogabale (vers 203-222) est souvent oublié de ce Panthéon de fous furieux et seul Antonin Artaud s’est attaché à décrire la vie de cet anarchiste couronné, organisant son entrée à Rome en fanfare, tournant son arrière-train vers la ville, prêt à recevoir une sodomie symbolique de celle-ci par le biais d’un colossal phallus de pierre qu’il avait ramené d’Orient ; puis capable de nommer ses ministres à la longueur de leur pénis avant de finir étripé dans les chiottes.
« S'il y a autour du cadavre d'Héliogabale, mort sans tombeau, et égorgé dans les latrines de son palais, une immense circulation de sang et d'excréments, il y a autour de son berceau, une immense circulation de sperme. ».
Le lien entre la merde et le sperme est démontré de façon plus brillante et moins austère dans les mots d’Antonin Artaud quand on les compare à la sinistre et pontifiante prose de Sigmund Freud. La jouissance d’Héliogabale réside avant tout dans sa tentative de destruction du pouvoir en le rendant volontairement ridicule alors qu’il l’avait entre ses mains et aurait pu devenir un César ordinaire ou brillant. Dépravé, ironique, caustique et fantasque, Héliogabale n’a pas marqué l’histoire par ses victoires martiales et de grandes réalisations, mais par sa personnalité hors-norme et son autodérision. Il a su brillamment allier la recherche du plaisir avec la morbidité de son époque.