samedi 20 septembre 2008 - par Vincent Delaury

« De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites » ou de la reprise en salles d’un film poétique

De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites (1h40, 1973), film très étrange (en reprise depuis le 10 septembre*) sur la relation mère-fille réalisé, grâce à un prêt de la Warner, par Paul Newman himself, digne figure de l’Actors Studio de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Ce New-Man, beau comme un marbre antique, qui a été le golden boy aux yeux bleus d’une Amérique hollywoodienne conquérante et qui se fait changer régulièrement son sang, ne bénéficie pas d’une « image de marque » de bon, voire grand, cinéaste hors système. Un John Cassavetes (voir photo/portrait de l’artiste), rendu mythique par ses propres « films de garage » (tournages en famille) et sa femme hors limites Gena Rowlands, jouit davantage d’une image de grand cinéaste indépendant, entre free jazz et free cinéma. Pas Paul Newman.

Pourtant, tous deux ont connu leurs heures de gloire en tant qu’acteurs dans les sixties et seventies (A bout portant, Les Douze Salopards, Rosemary’s Baby, Fury, Un tueur dans la foule, Luke la main froide, Butch Cassidy et le Kid, L’Arnaque, La Tour infernale…) et ont réalisé des films, avec leurs femmes-actrices borderline (Gena Rowlands, Joanne Woodward), de manière indépendante : 6 films entre 1968 et 1987 pour un Newman loin de Hollywood, il s’installe en 68 dans une grande ferme avec Joanne Woodward et leurs enfants et réalise un superbe portrait de femme au milieu de sa vie (Rachel, Rachel) et en 73 donc, The Effect of Gamma Rays on Man-in-the-Moon Marigolds, où sa compagne, à l’air toujours un peu moqueur, campe une mère au foyer de caractère, style Wanda (Barbara Loden, 1974) dont l’énergie débordante, les piques, les colères et les « sentiers de la perdition » (c’est une écorchée vive, encline à l’amertume) ne sont pas sans rappeler aussi Une femme sous influence, mais en beaucoup plus antipathique. Pour Cassavetes, on a une douzaine de films au compteur, dont les mythiques Shadows, Faces, Husbands, Gloria, Opening Night et autres Torrents d’amour – bref, concernant Cassavetes et Newman, il s’agit d’une trajectoire (acteur-réalisateur) assez proche pour des filmographies à la fois proches et lointaines. Pour Paul Newman, et je pense que c’était la même chose pour Cassavetes, il voyait son évolution de travail d’acteur à celui de metteur en scène comme la chose la plus naturelle au monde : « Passer à la réalisation, c’est juste le prolongement de mon travail d’acteur. Quand on aime les acteurs autant que je les aime, il n’y a rien de plus normal  » (extrait d’une conférence de presse, 12 mai 1985). Pour autant, leur statut est tout autre. L’un, auteur admiré d’autofictions et de films américains lorgnant du côté des grands européens, mâle brun, alcoolique notoire, outlaw, outcast, mort prématurément d’un cancer (60 ans), passe – et à raison - pour un grand artiste du septième art, oscillant entre flux d’alcool et flux d’amour, c’est John Cassavetes, et l’autre, Paul Newman, a certes un statut de star hollywoodienne, comme un James Dean, un Robert Redford ou un Kirk Douglas, mais on le voit bien ancré dans le (star-)système, il passe au mieux pour un honnête réalisateur, il est co-propriétaire de l’écurie automobile Newman/Haas/Lanigan Racing et il est aussi le fondateur bankable de produits de ketchup et de sauces à son nom (il a fondé la ligne de produits alimentaires Newman’s Own dont les bénéfices sont reversés à des œuvres caritatives). De plus, il est straight façon WASP (c’est un conservateur libéral, ce Gaucher n’a pas l’image d’un mec destroy et « de gauche » à la Cassavetes) et, surtout, il est connu pour se faire changer son sang. En bref, son image d’ « homme de cinéma authentique » est moins flagrante, on le devine moins « brut de décoffrage », moins entier : il a une santé pure, il est net, chanceux, clinique, clean façon un tableau lisse et blue-collar de l’imagier Norman Rockwell.

Petite réflexion, si cet étonnant De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites – quel titre ! - était signé John Cassavetes, il est fort possible, au vu de son charme intimiste à aborder le jardin secret et les zones d’ombre de femmes-marguerites entre trois âges (l’affiche américaine titrait « Mother of the Year » et avait pour catchline « If you had a mother like this, who would you be today ? »), qu’il aurait déjà le statut de grand classique indépendant US. Mais il est labellisé « Paul Newman » et, il faut bien le dire, l’image de celui-ci, en tant que créateur de notre temps (il est né dans l’Ohio en 1925 et toujours vivant, 83 ans !), est moins forte, non pas moins iconique (ça reste un acteur de légende) mais moins mythologique en tout cas. Ne l’oublions pas, à l’écran et dans nos imaginaires personnels et surtout collectifs, voire politiques, c’est également la signature qui fait le film, et un Cassavetes (1929-1989), si grand soit-il, l’avait parfaitement compris en fusionnant l’art et la vie, le cinéma action-filming et sa personne puissamment bord-cadre et ô combien séduisante. Comme le rappelle Thierry Jousse dans son excellent John Cassavetes (Coll. Auteurs, 1989, p.5), ce cinéaste plein d’énergie, aux films torrentiels, a pour toujours la « stature d’auteur mythique aux yeux du public européen (…), en lutte permanente contre l’énorme machinerie capitaliste hollywoodienne.  » Il est l’auteur culte de home-movies et de buddy movies (films de potes) libertaires : « Faire des films, c’est en fait du plaisir à l’état pur. Il faut s’amuser, être dégagé, aimer son travail et le faire en compagnie de gens formidables. C’est ce qui me garde en vie. (…) Si je peux, je ferai des films avec des non-professionnels, des gens qui peuvent se permettre de rêver à une récompense autrement importante que l’argent, des gens qui ont une envie frénétique de participer à un truc créatif sans savoir exactement de quoi il s’agit. Ce que je demande à une équipe, c’est qu’on me donne autant d’amour pour le film, l’histoire, les acteurs et autant d’inventivité et d’audace qu’il est humainement possible.  » (Cassavetes, in John Cassevetes/Autoportraits, p. 16, Cahiers du cinéma, éditions de l’Etoile, 1992).

Bref, tout ça pour dire que j’ai trouvé De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, adaptation d’une pièce de Paul Zindel (prix Pulitzer en 1971), très fort, inégal et en déséquilibre à l’instar d’un film cassavetien traversé par des forces invisibles (celles du cœur ? Des sentiments ?), et qu’il faut donc le revoir à la hausse ! On peut parfois penser à Tenessee Williams, que Newman adaptera d’ailleurs au cinéma en 1987 avec La Ménagerie de verre, toujours avec une Joanne Woodward en figure maternelle. Portée par de légers mouvements de caméra et la très belle composition miroitante de Maurice Jarre (Les yeux sans visage, Lawrence d’Arabie, Witness), l’histoire qui nous est narrée - Béatrice Hunsdorfer/Joanne Woodward, veuve névrosée de 40 ans, en proie aux difficultés financières et élevant seule ses deux filles de 12 et 17 ans, rompt sa routine quotidienne en faisant des rencontres de courte durée - est un magnifique portrait, à l’ombre des jeunes filles en fleurs et des majorettes d’apparat, d’une femme mé-contemporaine et des laissés-pour-compte des seventies et autres. En outre, dans cette famille de banlieue américaine à la dérive et en proie aux conflits, la petite et diaphane Matilda/Nell Potts, propre fille de Newman et Woodward, est un petit bout de femme (introvertie) fort attachant. Tant bien que mal, cette fleur radieuse aux yeux bleus pleins d’espérance s’émancipe de la vieille bicoque fantôme (sa mère héberge des blessés de la vie et des personnes âgées en échange d’une rente) en bombardant ses marguerites de rayons gamma ; elle essaie de s’en sortir en se distinguant à l’école, via « l’amour » qu’elle porte à son professeur de physique qui l’initie à la poésie quantique.

Paul Newman était en admiration devant (le jeu de) sa femme et, franchement, il y a de quoi, pour lui ce film était une sorte de défi lancé à sa femme-actrice : « J’ai acheté ce texte parce que je pensais que c’était un rôle impossible à jouer pour ma femme… Mais à chaque fois que je la mets devant une caméra, elle me prouve entièrement le contraire. » Pour la petite histoire, il faut savoir qu’ils se sont épousés en 1958, qu’ils détiennent ainsi le record du couple marié à Las Vegas qui a la plus longue durée de vie commune !, et qu’en 1973, ce De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites avait été sélectionné en compétition officielle pour le 26ième Festival de Cannes : Joanne Woodward s’y était d’ailleurs distinguée en remportant le Prix d’interprétation féminine. Prix amplement mérité, c’est le moins qu’on puisse dire, lorsqu’on voit, 35 ans après sa réalisation, sa performance impressionnante et impressionniste dans ce film chaleureux et précieux, mais sans préciosité ni affèterie de surface. Oui, contrairement à son titre floral, n’y voyez pas un film cucul la praline, ce n’est pas du tout ça. C’est un film sensible et rare, traversé par des lignes de force, notamment celle de la trop rare Joanne Woodward qui, tout en étant carrément à l’Ouest, évite de tomber dans le corps hystérique et le cabotinage relevant de la course vaniteuse aux Oscars.


* Actuellement au cinéma. Sur Paris, on peut le voir à la Filmothèque du quartier latin (5ième) ou au Mac-Mahon (17ième)



2 réactions


  • sisyphe sisyphe 20 septembre 2008 13:55

    Article excellement écrit, qui me donne envie de voir ce film. 
    Merci.


  • pigripi pigripi 20 septembre 2008 16:13

    Bonjour,
    J’avais vu ce film en salle quand il est sorti et j’en ai gardé un souvenir inoubliable. J’avais beaucoup pleuré tant l’histoire est émouvante.
    C’est une excellente vision de la complexité des relations mère/fille, de la difficulté pour une femme de trouver sa place dans la société et de la souffrance des enfants qui ont des parents déprimés.
    Ou de l’enfant qui est incité par les circonstances à jouer le rôle de parent de ses parents.

    Le film laisse quand même la place à l’espoir.

    Allez le voir, c’est un petit bijou ....


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