lundi 17 juin - par Nicolas Cavaliere

Écrire

Une passion décrite en 3 films.

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Commençons par le départ : nous n’écrivons plus. La main ne relie plus la plume à la page, et la plume au corps. Nous tapo(to)ns à la machine. La main caresse ou griffe, le clavier est percuté, l’écran tactile répercute du courant électrique. Le rythme y gagne, la danse s’y perd. (Toute musique sera toujours à portée.)

Dans ce texte, en partie tapé, en partie écrit puis reproduit au clavier (le lecteur pourra s’amuser à deviner les démarcations), il sera question de ce que nous disent 3 films sur l’univers des écrivains, sur leurs pratiques, sur leurs obsessions et leurs espoirs. Si vous avez vu ces films au préalable, la lecture n’en sera que plus gratifiante. On écrit pour ceux qui savent. Une révélation est une confirmation enrichie de l’expression de quelqu’un d’autre. Rien n’est su qui ne soit déjà su. La valeur ajoutée, c’est l’autre.

 

1) « Le Festin Nu » de David Cronenberg

Synopsis (source IMDB) : après avoir développé une dépendance à la substance qu'il utilise pour tuer les insectes, un exterminateur tue accidentellement sa femme et se retrouve impliqué dans un complot gouvernemental secret orchestré par des insectes géants dans une ville portuaire d'Afrique du Nord.

Cronenberg a adapté la vie de William Burroughs en se servant du canevas de son roman réputé le plus inadaptable. En effet, au-delà de la pornographie qui rend difficile la transcription en images (Pasolini a essayé et a réussi, mais à quel prix ?), ce sont d’abord les idées en elles-mêmes qui résistent. Pensons à « L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche » sur lequel tout le monde, y compris les Orson Welles de ce monde, s'est cassé les dents. Les épisodes en eux-mêmes sont portables à l’écran, mais ensuite, la merveilleuse fluidité du roman, ce que disent ces épisodes de son héros, ce qu’ils disent de son aventure même, qu’en adviendrait-il ? Pas grand-chose. Et quelque part, tant mieux. Cronenberg, donc, en prenant la décision de trahir Burroughs, en décidant que le titre de son roman ne servira que d’accroche publicitaire à son film, le rejoint. Il écrit lui aussi. Il se met dedans.

Et quel dedans ! Un dedans absolument paranoïaque.

Nous voyons deux choses saillantes dans ce film. La première, c’est la machine. C’est elle qui commande l’écrit, ou plutôt, le rapport. Elle le commande, elle l’exige. Le scribouillard doit noircir le papier, c’est son métier, c’est ce qui lui donne de quoi vivre, et son gain, il le dépense immédiatement dans le stupéfiant, premier moyen d’accéder à l’Interzone, ce passage entre le monde et soi où le langage vient travailler la matière, la transformer, la rendre humaine et économiquement profitable. La machine parle, elle a sa propre logique. Elle déploie ses espions, les affronte, leur soustrait leur essence. Passive, elle peut être détruite.

La seconde, ce sont les numéros Guillaume Tell. Pour trouver l’inspiration, pour brûler intérieurement, il faut un sacrifice, plusieurs sacrifices. Il faut instrumentaliser la femme aimée, lui donner le rôle de la Muse, car le but c’est surtout de le lui retirer. Ce but de toute façon ne peut être rempli que si la Muse ne s’exprime pas directement, il faut qu’elle inspire, non qu’elle s’exprime. Il faut l’éliminer, créer en soi le malaise du meurtre. Le premier coup de revolver a lieu à la requête d’un scarabée (le double d’une machine à écrire dans le film), et il se déguise sous les traits d’un incident. Le second meurtre, l’auteur l’exécutera de lui-même afin de quitter l’Interzone et accéder à l’Annexie, ce pays des auteurs de légende, un pays sous bonne garde.

Le bon écrivain est un pervers, le génie est un criminel. Il laisse tomber une larme à la fin, il sait qu’il finira comme sa Muse.

 

2) « Adaptation. » de Spike Jonze

Synopsis (source IMDB) : un scénariste au cœur brisé commence à perdre espoir alors qu'il essaie sans succès d'adapter à l'écran "Le Voleur d'orchidées" de Susan Orlean.

Charlie Kaufman n’a pas de Muse. Il s’empêche d’en avoir une – Amélia, une belle violoniste qui lui sourit comme s’il n’était pas chauve, gras et répugnant. Il évite tout contact, sauf avec lui-même. Il recherche l’abstraction pure, la vérité, et il passera même par l’artifice le plus grossier s’il le doit pour savoir. Il sait qu’il le regrettera. Mais heureusement, il a un frère jumeau, un idiot, un technicien.

Si Charlie Kaufman représente dans le film l’écrivain qui veut de l’inconnu même quand il doit adapter l’ouvrage de quelqu’un d’autre pour le cinéma, Donald est l’amateur qui veut juste faire un bon script qui divertira son public et dont les idées farfelues surgiront au hasard d’une discussion banale et donc incongrue.

L’angoisse de la page blanche peut disparaître si on connaît les bonnes méthodes, si on utilise les bons stéréotypes, si on fait l’effort d’aller au folklore, à ce qui marche. Comme l’abeille qui file directement vers la fleur qui lui tend ses pétales, l’écrivain peut trouver du nouveau dans de l’ancien, c’est-à-dire dans ce qui est devant lui, qui parle un langage étranger, qui demande empathie et repos, et qui le désire.

Alors, Charlie va mettre dans la bouche de Donald une morale de base à son œuvre qui sera « on est qui on aime, pas qui nous aime », morale de proactivité dans la bienveillance qui peut ouvrir un cœur (le sien, celui du spectateur, celui du public). La grande vérité de cette proposition est tempérée par l’évidence même : nous avons besoin de reconnaissance. Qui nous aime, on l’est aussi, on a besoin de l’être parfois. La maturité de Donald, c’est justement qu’il a décidé une bonne fois pour toutes enfant qu’il aimerait qui il veut. Et c’est d’ailleurs ce qu’il y a de contradictoire, parce qu’il a décidé d’aimer une fille qui se moquait de lui. Il ne pouvait pas être cette fille, et il l’a aimée quand même, parce qu’il a fait le choix d’aimer et non d’être aimé, ce qui est le vrai propos. Il n’y a pas de morale en fait. C’est juste un personnage qui dit « je préfère aimer parce que je me sens bien quand j’aime, quitte à ne pas être aimé en retour ». Et c’est ce qui change Charlie à la fin du film, parce qu’il a enfin compris qu’il aimait aimer Amélia autant qu’il souffrait de l’aimer, et qu’il fait le choix de prioriser le bonheur que le geste d’aimer lui apporte. Et il peut s’offrir l’audace de l’embrasser, enfin.

Parce qu’écrire, c’est aussi penser, des évidences auxquelles nous aurions du mal à nous rendre finissent par nous apaiser, parce que nous croyons les avoir trouvées de nous-mêmes, alors que nous ne les avons trouvées que pour nous-mêmes. Tragédie de l’écrivain qui perd son temps à récupérer sa boussole là où la majorité des autres en ont une fonctionnelle.

 

3) « Le Cercle des Poètes Disparus » de Peter Weir

Synopsis (source IMDB) : le professeur d'anglais John Keating incite ses étudiants à regarder la poésie avec une perspective différente de connaissances et de sentiments authentiques.

Écrire, c’est d’abord dire. C’est réciter. Le poète est le premier auditeur des mots qu’il trace sur le papier. Il n’y a pas plus grande joie que de dire ce qu’on ressent, et c’est ce que le personnage joué par Robin Williams veut transmettre à ses étudiants :

« On lit ou on écrit de la poésie non pas parce que c'est joli. On lit et on écrit de la poésie parce que l'on fait partie de l'humanité, et que l'humanité est faite de passions. La médecine, le commerce, le droit, l'industrie sont de nobles poursuites, et sont nécessaires pour assurer la vie. Mais la poésie, la beauté, l'amour, l'aventure, c'est en fait pour cela qu'on vit. Pour citer Whitman : « Ô moi ! Ô la vie ! Tant de questions qui m'assaillent sans cesse, ces interminables cortèges d'incroyants, ces cités peuplées de sots. Qu'y a-t-il de bon en cela ? Ô moi ! Ô la vie ! ». Réponse : que tu es ici, que la vie existe, et l'identité. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime... Quelle sera votre rime ? »

La langue en elle-même est poésie. Par exemple, les mathématiques sont une langue. Les abréviations sur le tableau périodique des éléments sont une langue. Des pictogrammes retrouvés sur le flanc d’une pyramide sont une langue. Tout ce qui subjugue est une langue. Tout ce qui subjugue est poésie. Nous sommes placés sous les ordres de ce monde désordonné, de cette nature désordonnée à laquelle nos aspirations à la connaissance et à l’amour apportent nos plus belles victoires. Rien ne disparaîtra. Nous serons toujours lus.

Lorsque Knox rencontre Chris, il lit son avenir dans ses yeux. Instantanément, il sait. Il sait d’instinct qu’elle est sa moitié. Il lui lira son ébauche de poème en public pour le lui dire. À la fin, ils sont réunis par une communauté d’intérêts qui n’a eu que très peu besoin de se révéler, à savoir qu’ils vont au théâtre ensemble pour voir Neil jouer dans la féerie de Shakespeare – et bien entendu, une fois qu’ils y sont, ils s’émerveillent ensemble de l’atmosphère, et elle accepte sa main qui se pose sur la sienne. Le plus grand des bonheurs est indicible.

Pour autant, personne d’autre n’écrit dans « Le Cercle des Poètes Disparus ». Les mots de Thoreau dans le volume de poésie qui sert aux réunions du cercle reconstitué ont été recopiés à la main par Keating dans sa jeunesse. Neil ne fait que les lire. Il deviendra acteur. Il se sentira poursuivi par l’aigreur de son père et mettra un terme à ses jours. Il a été incapable de dire ce qui le remuait. Il le cherchait dans les mots des autres. Le plus grand des malheurs est indicible. (Je fais mon marché chez Wittgenstein.)

Pour sauver sa peau, Todd Anderson a signé le texte qu’on lui a tendu. Lui et bien d’autres. Mais le courage ne s’arrête pas à la parole dite et écrite. Se lever de son siège, affirmer immobile son droit inaliénable à défendre ce qui semble bon et juste, voilà le geste politique ultime. Nous vainquons en rendant à ceux qui nous donnent ce qu’ils n’ont pas ou plus. Les abeilles et les cafards sont fragiles.

 

Bonus/Conclusion : « Le Magnifique » de Philippe de Broca

Synopsis (source Allociné) : l'agent secret Bob Saint-Clar est envoyé en mission au Mexique où il va tomber sous le charme de son contact, la séduisante Tatiana. Voilà le point de départ du quarante-troisième roman d’espionnage de François Merlin, écrivain endetté à tendance apathique. Double inversé de celui-ci, l’extravagant et viril Saint-Clar vit les aventures et les amours rêvées de son créateur. En effet, Merlin s’amuse à transformer les gens de son quotidien en personnages de son histoire, comme sa jolie voisine Christine ou son odieux éditeur Charron…

On peut aussi écrire pour se venger de l’existence, pour se jouer de l’existence, tout en gagnant sa vie. La défoule, l’échappatoire, le rêve, la vanité, la modestie et l’action pour l’action. François Merlin est un vrai magicien, célibataire, ne consommant aucun stupéfiant excentrique, ne connaissant ni angoisse de la page blanche, ni désir de s’épancher ou d’être original. Un magicien sans talent, un vrai tâcheron du roman à trois francs six sous, vivant dans un appartement délabré et pourtant suffisamment populaire pour intéresser une étudiante en sociologie. Et c’est seulement en s’amusant qu’il trouvera une place parmi une société qui le met à l’écart dans son taudis, trouvant son indépendance et l’amour dans le même geste : balancer son manuscrit par la fenêtre.

Qui en récupérera les bonnes feuilles ? Que deviendra son espion ?




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