jeudi 19 mars 2015 - par Orélien Péréol

En attendant Godot (en noir et blanc)

Mise en scène par Marcel Bozonnet et Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra avec Fargass Assandé, Michel Bohiri, Marcel Bozonnet, Jean Lambert-wild, Lyn Thibault, au théâtre de l’Aquarium jusqu’au 29 mars.

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Réunion au sommet

La clé, forte, incontournable, singulière, de ce spectacle serait dans le fait que Vladimir et Estragon sont des Noirs. Son originalité, ce qui rend cette mise en scène nécessaire et indispensable. Heureusement, ça ne m’a pas sauté aux yeux. Au théâtre de l’Aquarium (et ailleurs), Assane Timbo a joué Brutus (le sang des amis de Jean-Marie Piemme) et récemment Cléandre (Place Royale de Corneille). Convention théâtrale réjouissante : on ne s’occupe pas de la couleur de sa peau. Elle n’est pas réjouissante seulement pour des raisons politiques, elle est réjouissante parce qu’elle donne à voir l’essence du théâtre : le jeu. Dans Nouveau roman de Christophe Honoré, des actrices jouaient des hommes, un acteur changeait de rôle, en cours du spectacle, dans le même costume, annonçant juste son nouveau nom. Le théâtre comme convention de jeu, se donnant à voir comme tel.

A parler de cette différence, on marche sur des œufs, de nos jours. Les discours sont cernés de préceptes moraux contradictoires qui emportent des condamnations fortes et inattendues (droit à la différence contre refus des stéréotypes, jamais d’identité collective !). La société est perdue sur ce genre de question et on a vu des manifestations antiracistes contre une exposition qui se voulait antiraciste !

Une certaine diction africaine m’a fait entendre certaines répliques d’une façon nouvelle, teintée d’étrangeté. Plus drôle le « on ne peut pas, on attend Godot », juste pour moi peut-être. Peut-être moins d’angoisse dans l’attente, un peu de jeu dans l’attente, de plaisir, c’est un être au monde possible et respectable… même si tromper l’attente est une joie dont Vladimir et Estragon se réjouissent, en plus. A part quelques nuances de ce type, « pas la couleur, rien que la nuance », je n’ai pas vu la situation des migrants attendant que quelqu’un leur apporte quelque chose pour « passer », pour continuer.

Jean Lambert-wild dit qu’il a choisi des comédiens amis blacks et qui ont du mal à travailler de ce fait. Il a choisi En attendant Godot parce que « Vladimir et Estragon seraient des figures de l’exilé aujourd’hui », en attente d’un passeur, d’une carte de séjour ou d’autre chose qui leur permette de reprendre le périple. Il y avait de quoi conjoncturer le propos métaphysique de en attendant Godot, de le dévitaminer, de le fermer, de le cuire en confiture, de le dévitaliser. Il n’en est rien.

Beckett s’était inspiré de Footit et Chocolat, clowns réputés de 1886 à 1910, pour créer Vladimir et Estragon. Le duo d’hommes, avec un dominant et un dominé, est un moteur de récits dont la puissance, notamment dans le registre du comique, est connue depuis longtemps (Don Quichotte et Sancho Panza… Don Juan et Sganarelle, Laurel et Hardy, Astérix et Obélix… etc.) le clown blanc et l’Auguste… On peut trouver qu’ils représentent une forme de dialogue permanent d’un personnage avec lui-même dans deux tendances de sa personnalité : actif, sûr de lui/suiviste et maladroit ; volontaire/dépressif ; paranoïaque/culpabilisé… En attendant Godot, on a trois duos d’hommes de ce type, si on y met Godot et son messager… On peut trouver donc, dans Beckett, une source de ce choix-clé.

Avec la négritude de Vladimir et Estragon qui n’est pas une source de jeu, on a, plus que dans les autres mises en scènes, un contraste entre le duo Pozzo/Lucky, caricature du maître et de l’esclave dans l’acte 1 et déchu « un jour pareil aux autres » (les catastrophes ne sont pas nécessairement précédées par des signes avant-coureurs) dans l’acte 2. Ailleurs, Pozzo dit bien qu’il aurait pu se trouver à la place de Lucky et vice-versa. Bref, ce qui est n’est pas plus raisonnable que d’autres choses qui auraient pu être. Lucky, clown blanc en position d’Auguste, avec un Pozzo calme, déterminé, sans culpabilité comme un patron assumé, m’ont paru assez différents de ceux que j’avais déjà vus. En attendant Godot est centré sur Vladimir et Estragon, Pozzo et Lucky joués souvent comme une distraction dans l’attente de ces derniers. Paradoxalement, le contraste de ces duos d’hommes, contraste qui nait de l’africanité de Vladimir et Estragon, et se prolonge par un Lucky en clown blanc leur donne un lien plus fort. Ils deviennent comme deux figures des relations de domination : celle de Pozzo et Lucky étant bien plus intense que celle qui existe entre Vladimir et Estragon, laquelle contient entraide, compassion, flux d’échanges verbaux, connaissance réciproque de l’intime...

« Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. » a écrit Beckett à Michel Polac. Nous non plus.

Le travail de cette mise en scène est, en fait, tout musical, (le solo de Lucky par exemple, très rythmique, le corps dément accompagnant le texte, aussi désordonné et anti-esthétique que lui) ; il est fait de contrastes, alliés à une grande homogénéité de jeux plutôt doux, ce qui est très improbable et doit beaucoup au fait que Vladimir et Estragon soient des Noirs.

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Nous sommes embarqués
photos de Tristan Jeanne-Valès


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