lundi 16 juin - par Vincent Delaury

Entre Terrence Malick et Steven Spielberg : le boomerang de « Life of Chuck »

Entre Malick et Spielby, Stephen King présente « A Mike Flanagan Film ». Chose surprenante (mais pas tant que ça quand on connaît son œuvre-palimpseste), le maître de l’horreur, déjà auteur de plus de soixante romans (n’oublions pas également le nom de plume sous lequel il officie : Richard Bachman, sept publiés via ce pseudo), est aussi, dans ses bons jours, philosophe philanthrope) : ce long qu’est Life of Chuck, fonctionnant par blocs se renvoyant de manière subliminale la balle comme chez Kubrick (les fantômes, cf. particulièrement Shining et Full Metal Jacket), regarde ouvertement vers le rétroviseur du merveilleux de l’enfance - de l’art spontané - de Spielberg (The Fabelmans, 2022, célébration de l’enfance de l’art, parce qu’après, certainement que quelque chose, en devenant trop professionnel, se gâte, se fige, West Side Story, 2021, focus sur la danse, comme cadeau, dans la rue), tout en lorgnant vers l’écriture cinématographique de l’âme, du genre « Prières en images », poésie de l’errance et autres esthétique du murmure intérieur, à la Terrence Malick. Bref, c’est d’après King, mais loin de l’horreur. Ou presque… 

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À l’UGC Ciné Cité Les Halles, Paris

Drame lunaire que ce Life of Chuck, que d’aucuns considèrent déjà comme « une petite merveille » (je n’irai peut-être pas jusque-là même si cet objet filmique guère identifiable m’a globalement plu), qui nous plonge dans les trois chapitres de la vie d’un homme ordinaire nommé Charles Krantz, en commençant par sa mort à 39 ans des suites d’une tumeur cérébrale, et en terminant par son enfance dans une maison prétendument hantée. Comme à son habitude, Stephen King avait envoyé son roman Life of Chuck - pour être exact, il s’agit d’une nouvelle, La Vie de Chuck, se trouvant dans son recueil Si ça saigne (2020, chez Albin Michel en 2021), dans laquelle il place des vers extraordinaires du poète américain Walt Whitman (1819-1892)  : « Suis-je en contradiction avec moi-même ? Alors c’est parfait, je le contredis / (Je suis vaste, je contiens des multitudes.)  » ; ces mots à la Rimbaud (« Je est un autre ») ou à la Bob Dylan (cf. sa chanson I Contain Multitudes) s’accompagnent même de cette déclaration de King dans la postface de son récit : « Chacun de nous contient en lui le monde entier » -, à plusieurs cinéastes, dont Mike Flanagan, qui en signe l’adaptation au cinéma.

Flanagan, qui a lu cette nouvelle de King en avril 2020, dit avait réagi à cette chronique sur la fin du monde « en ressentant des émotions qui, depuis la pandémie, sont certainement revenues au premier plan pour beaucoup d’entre nous. Le sentiment que le sol se dérobe sous nos pieds, que le chaos grandit. (…). C’était le point de départ d’une histoire qui s’est révélée être une célébration incroyablement joyeuse de ce qui signifie être en vie. Il ne faut pas s’attarder sur les fins mais célébrer les moments que nous vivons entre le début et la fin, comprendre comment nos vies s’assemblent et prennent un sens lorsque nous regardons en arrière  », ajoutant très justement, à l’agence Associated Press, au sujet du King of Horror : « Beaucoup de gens, parce qui écrit tellement de choses qui font si peur, oublient la raison pour laquelle son horreur fonctionne si bien : c’est qu’il la juxtapose toujours avec lumière, amour et empathie », l’écrivain en personne ayant ajouté que « la peur existentielle, le chagrin et les choses font partie de l’expérience humaine, mais la joie aussi. » On ne saurait mieux dire.

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Mister/Mystère Stephen King, géant de la littérature fantastique

« J’ai été bouleversé. L’histoire, son message, sa structure… tout m’a frappé. J’en ai pleuré du début à la fin », déclare le réalisateur américain (47 ans, né en 1978 à… Salem, ça ne s’invente pas ! dans le Massachusetts — y a-t-il vu des sorcières ?). Il s’agit de son troisième long-métrage pour le cinéma tiré d’une œuvre de la star de la littérature horrifique Stephen King (doit-on encore le présenter ?), après Jessie (2017) et Docteur Sleep (2019), qu’on peut considérer, pour ce dernier, comme la suite du film The Shining (1980) : on y voit Danny (Torrance), aux pouvoirs psychiques indéniables (« le shining »), devenu adulte (campé par Ewan McGregor), tenter de gérer ses pouvoirs et son traumatisme ; ce n’est ni un prequel ni un remake, mais bien la continuation de l’histoire. Mike Flanagan poursuit : « La pression est toujours là, mais c’est aussi une responsabilité que je prends très à cœur : rester fidèle à ce que j’ai ressenti en lisant son œuvre, rendre hommage à King, et faire un film dont il sera fier. »

Alors, à l’arrivée, le King de l’horreur sociale et collective aux States, connu pour de nombreuses adaptations de ses best-sellers au cinoche (CarrieChristineMiseryÇaSimetierreDead ZoneRunning Man et j’en passe), a-t-il aimé cette version-là ? Sachant qu’il peut tout de même se tromper : il n’apprécie guère le Shining culte, et minimaliste, signé Kubrick, parce qu’il trouve que le film déforme trop l’esprit de son bouquin-fleuve, en minimisant la psychologie des personnages et en donnant à Jack Torrance un côté trop fou dès le départ, plutôt que de montrer sa lente descente ; il regrette aussi l’absence d’émotion et de chaleur familiale. En tout cas, moi, dans ses grandes lignes, j’ai apprécié Life of Chuck et, peut-être, vous aussi par la même occasion ! 

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Dessin d’humour, « Faut pacifier ! », paru dans la rubrique Cinéma (p. 6), du « Canard enchaîné » n°5457 (mer. 11 juin 2025)

Le rétro-étoilé du « moonwalk » céleste

À raison, le moonwalk, dans ce film nostalgique visionnaire (oxymore ?), cette figure de danse légendaire - c’est comme reculer en arrière pour aller de l’avant (ou faire du passé une force) - est un leitmotiv de Life of Chuck  : un homme mourant précocement (R.I.P. Chuck, à 39 ans, Tom Hiddleston comme sosie possible de Michael Fassbender) revisite son passé, dont l’enfance, matrice du psychisme à l’état adulte. Eh oui, bien vu, le moonwalk (« marche lunaire », l’enfant artiste du film regarde constamment les étoiles — « Quand tu regardes le ciel, tu apprends tant de choses sur ton futur  »), nous l’enseigne : parfois, c’est en glissant vers hier qu’on trace le chemin de demain. Le passé n’est pas un frein : c’est un tremplin. Avancer, parfois, c’est savoir reculer avec grâce et élégance : faire du passé, à distinguer d’un passif aux semelles de plomb, un élan, de l’ombre une lumière.

Alors, pourquoi, dans le film - certes, il ne l’a pas inventé (on parle ordinairement d’une origine collective dans les danses afro-américaines, le mime et le jazz) - mais l’a popularisé planétairement, ne pas citer le maître en la matière, un certain Michael Jackson ?

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La séquence de danse flamboyante dans « Life of Chuck » (2024, Mike Flanagan) entre Annalise Basso (Janice Halliday) et Tom Hiddleston (Charles Krantz, dit « Chuck »). ©Photo 2024 Dance Anyway

Parce qu’il est trop connu et que c’est une évidence ? On sait certes, et de toute façon, que c’est sa signature corporelle incontestable (pas de danse labellisée MJ à jamais). Ou bien, plutôt, parce qu’il est persona non grata dans un film fantastique américain à gros budget (environ 10 millions de dollars), produit directement par le Roi de la Peur : Mister King (77 ans au compteur), qui, ici, met ses horreurs en sourdine pour privilégier le parfum surnaturel humaniste de ses Évadés et de sa Ligne verte — certes icône incontestée (1958-2009) de la musique pop, mais c’est aussi, je le sais bien, une figure controversée, au cœur d’accusations graves jamais véritablement jugées, entre fascination mondiale (son génie artistique, tel un diamant noir brut) et malaise persistant (l’excentrique Wacko Jacko).

Peut-être qu’on aurait tout de même pu l’évoquer, en creux, si sa personnalité publique de « croquemitaine » fâche trop, à travers une casquette ou un t-shirt porté par quelqu’un du public, un jeune ou un vieux, qui regarde les artistes de rue, dont une jeune Afro-Américaine à la batterie (la batteuse Pocket Queen), conduisant soudain, via un rythme enjoué, enlevé (« Part Two » du film… musical), un homme à lunettes en costard-cravate – Chuck ! - à quitter son armure de comptable, reflet de sa zone de confort trop empesée, pour entamer, en faisant valdinguer fissa son attaché-case, et en électron libre improvisé (car cette cadence ensorcelante, une sorte de groove pré-apocalyptique annonçant le récit eschatologique de l’entame du film - quand la planète Terre tourne mal et que le wifi s’éteint - lui rappelle soudain ses années de collège puis de lycée, à savoir son eldorado à lui, sa madeleine de Proust, quand il était le meilleur danseur du club « Les Virevolteurs »), quelques pas de danse, en solo ou bientôt en duo (une jeune femme sémillante et froufroutante, alias Annalise Basso, s’invitera prochainement dans l’entrechat félinesque), ô combien libératoires ?

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« Un peu de folie est la clé pour nous donner de nouvelles couleurs à voir. » Emma Stone et Ryan Gosling dans « La La Land », 2016, romance musicale de Damien Chazelle

La séquence dans la rue, de danse « amatrice », est vraiment magistrale, et des plus électrisantes (qui n’a pas rêvé un jour de se mettre à danser, en pleine rue, notamment dans une grande ville comme Paris, ville Lumière-musée à ciel ouvert, à l’art accessible à tous en plein air - loin des sanctuaires-mausolées, les musées - pour quitter la gravité pesante, se faire plaisir tout en épatant la galerie ?) : on aime aussi le cinéma pour ça : la joie collective, immédiate et fédératrice, qu’il procure. La La Land ! Tralala et Taratata !! Chabadabada et Tsouin tsouin !!! Ce film dramatique rétrofuturiste s’autorise des chemins de traverse, en gambadant notamment du côté de la comédie musicale enchantée. Et ce glissement de genres entraîne qu’on ne s’ennuie pas devant : il a un côté foisonnant, voire boîte de Pandore

Le champ des possibles stellaires

À part ce bémol (ou manque regrettable : le moonwalk n’est pas signé), Life of Chuck est un film d’anticipation au récit non linéaire (« Racontée dans l’ordre, l’histoire, glisse le cinéaste, aurait perdu de sa puissance », glisse son metteur en scène), se distinguant notamment par sa tonalité émotive et introspective bienvenue, qui peut être salué pour sa capacité à capturer, au sein même de son flottement classique, telle une bulle stellaire garnie d’images subliminales troublantes, comme la jeune fille en roller récurrente, sans oublier les pubs mystérieuses, sous le ciel de Californie, qui remercient Chuck Krantz pour ses « 39 merveilleuses années », la beauté éphémère de la vie humaine.

Le cinéma, derrière sa trame officielle - le récit déroulé - est aussi une enquête dans l’image, on y recherche des signes. Entre plis et replis d’un ruban filmique façon anneau de Möbius, ce film fait l’éloge des mathématiques pour décrire le monde, tout en vantant, en douce, le maillage heureux entre littérature et cinéma (chapitrage marqué, voix off descriptive, notamment pour dire des soubresauts intérieurs).

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« Life of Chuck » (2024)

Bref, c’est la fin du monde mais carpe idem quand même ! On rit, on chiale, on s’émerveille (le film est visuellement splendide, notamment dans ses plages nocturnes, aux phosphènes hallucinogènes envoûtantes), on a un p’tit peu peur (cf. l’effondrement de la Californie, au début, en plein chaos, vu surtout à travers des écrans de télé déversant le robinet à images chocs des chaînes d’info continue, et la chambre vide sous la coupole – s’agit-il de la chambre 237 ? - de la maison familiale vintage hantée devenant, sous ses airs fantômes inquiétants, l’antre ultime des révélations — c’est la clé du film, mais chut).

Bref, le cahier des charges filmiques est rempli, avec un soupçon de poésie en prime, misant sur l'innocence de l'enfance rejouée à l’infini à la Stand by Me (on pense aussi à Nope (2022) de Jordan Peele, marqué par le retors M. Night Shyamalan - un film de monstres par l’absence - ou à Melancholia (2011) de Lars von Trier - la dépression avec mauvaises nouvelles des étoiles -, aux stases hypnotiques troublantes, sans oublier les « images gelées », montrant comme autant de personnages humains hagards pris, tels des lapins, dans les phares de voitures à l’arrêt, comme abandonnées, du photographe « cinématographique » Gregory Crewdson). Cest pas mal, tout ça.

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Un lièvre (détail) de Barry Flanagan (1941-2009) exposé pendant la Fiac d’octobre 2021, Paris, stand de la galerie Washington Custot : « Small Nijinsky Hare », 1989-1990, bronze, 168,9 x 88,9 x 58,4 cm

Compte sur moi, cher Chuck, pour défendre ce film subtil, avançant à rebours (de la mort au vert paradis des amours enfantines), façonné en trois parties distinctes - trois actes - qui se retrouvent et se répondent façon film-cerveau retombant sans arrêt sur ses pattes, malgré quelques facilités philosophico-panthéistes à l’œuvre (toute vie est un miracle alors que chaque mort est une apocalypse ; « Je contiens des multitudes », on n’est pas un seul « soi », mais un ensemble d’identités, d’expériences et de contradictions, et le macrocosme (de dame Nature, de la cité) est dans le microcosme (son for intérieur), dixit Walt Whitman, poète américain romantique du XIXe siècle, emblématique de la démocratie et de la nature, si cher à Malick, adepte d’un cinéma élégiaque forestier planant — The Tree of Life (2011), Le Nouveau Monde (2005), La Balade sauvage (1973)). Ainsi, dans un autre registre (la matière cinématographique), un (bon) film est multiple : il se fait proposition de cinéma, possiblement généreuse, contenant d’autres films. La boucle est bouclée ! 

Du 4 sur 5 pour moi. Car - et thanks Chuck, au passage - ce film, sous sa bonhomie sulpicienne à la Norman Rockwell (sa candeur d’âme est manifeste), contient quelques fulgurances enthousiasmantes, qui infusent en nous, lentement mais sûrement, après son visionnage en salle obscure, estampillées Stephen King (immense écrivain, bon sang, ne l’enfermons pas dans le genre qui a fait sa gloire, l’horreur sanguinolente stricto sensu — chère Carrie, aux menstruations dignes du flot de sang coulant de l’ascenseur flippant de Shining (by Stanley Kubrick), sors de ce corps !). Eh oui, de Mike, adepte de la série d’horreur psychologique, qualifiée souvent de « Flanaverse », sous pavillon Stephen King (The Haunting of Hill House, en passant par Doctor Sleep, via une Carrie en cours de développement, série TV à venir), à Barry Flanagan (1941-2009, le sculpteur britannique emblématique des lapins en mouvement), il n’y a peut-être qu’un pas - à accomplir allégrement à bonds de lièvre, se faisant subrepticement pas de côté. 

Flanagan dans le texte : son film, bien que solidement visuel, reste très littéraire (ceci n’est pas un reproche) 

Allez, comme un bonus, quelques mots lus, entre autres, dans Les Cahiers du cinéma #821 (juin 2025), de Mike Flanagan, que je cite dans le texte (histoire d’être précis, issus de l’entretien avec Fernando Ganzo, « Le pari du bien », datant du 28 avril dernier, pp. 32-36), pouvant, à loisir, éclairer votre lecture de ce film, éloigné du cynisme ambiant facile (il s’agit de croire au ré-enchantement du monde malgré un temps présent assiégé par des vents sombres et impitoyables), proche, dans son optimisme lumineux et partagé, de La Vie est belle (1946) de Frank Capra (« C’est le film, précise Mike en interview, le plus joyeux que j’aie jamais fait. Il n’y a pas une once de cynisme. J’espère que le public gardera en lui une part de cette joie inhérente à l’histoire ; que cela les aidera à appréhender et parfois surmonter le monde d’aujourd’hui, les enjeux de chacune de nos vies, et les encouragera à poser leur mallette pour se laisser aller à la danse. (…) Cela peut prendre plusieurs autres formes : s’adonner à la peinture ou simplement être en famille, écrire, faire du sport, toutes ces différentes façons de laisser parler notre cœur. J’espère que c’est ce qu’ils retiendront. Ce film m’a certainement apporté beaucoup de paix, de joie, d’espoir, et si je peux donner à notre public une fraction de ce que j’ai ressenti, alors cela en aura vraiment valu la peine  »), et ayant le charme de la lanterne magique moderne pouvant, au-delà du simple divertissement forain, sonder les mystères de l’âme humaine et dévoiler les mondes cachés de notre conscience, notamment en ayant recours à la fluidité captivante d’une voix off qui, avec sa voix méditative en guise de monologue intérieur, peut faire écho au processus d’écriture – la nouvelle – comme matrice de Life of Chuck, ayant engendré cette histoire à tiroirs au charme suranné mystérieux de mélo quantique, oscillant entre musical exalté et tragédie de la fin du monde d’une tristesse insondable, celle-ci agissant tel un abîme sans fond à la bouche d’ombre béante, parvenant même à éteindre les étoiles... 

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Mike Flanagan, sur le tournage de « Sermons de minuit », 2021

« [Les Cahiers : Le film commence avec le monde (ou la fin de celui-ci), pour finir dans une petite chambre, ce qui peut faire penser à une approche de la narration semblable à celle de Spielberg.] J’espère qu’on verra ça : embrasser le monde, mais on raconte l’histoire d’une seule personne. On a gardé une phrase du livre dans la voix off : "La vie de Chuck était plus étroite que ce qu’il avait cru un jour, mais il a compris que l’étroitesse est l’ordre naturel des choses." La structure du récit resserre sa vision, et notre perception de la vie fait de même avec l’âge. Tous les choix narratifs de King coïncident avec l’expérience humaine, et il me semblait essentiel de garder ça. [D’où vient votre obsession des fantômes, récurrente dans votre travail, qu’il s’agisse d’œuvres fantastiques ou non ? Et plus largement, quel est votre rapport à la spiritualité ?] (…) Si je suis fasciné par les esprits et les fantômes, c’est parce que, d’une façon ou d’une autre, j’ai toujours cru que l’énergie qui fait de nous ce que nous sommes et détermine la façon dont on perçoit la réalité physique est difficilement séparable de la conscience. Que se passe-t-il quand nos corps meurent ? Je n’en sais rien. Mais si l’énergie n’est ni créée ni détruite, seulement transformée, les esprits et les fantômes représentent dans notre culture ce genre de transformation. Et il s’ensuit l’idée que le passé n’est jamais totalement résolu. D’où mon désir que les disparus soient toujours un peu là, que cette mémoire, que cette imagination, garde les histoires et les gens vivants dans notre esprit. Comment ce qu’on laisse derrière nous ne nous abandonne jamais vraiment, comment les gens peuvent continuer à être là d’une certaine façon après leur disparition, tout ça m’obsède. »

« [La poésie compte beaucoup dans Life of Chuck, via Walt Whitman.] Elle compte partout ! Et pas seulement d’un point de vue littéraire. Ce qu’on peut appeler un cinéma de poésie m’intéresse de plus en plus, et je ne parle pas seulement d’avant-garde. Un Terrence Malick, par exemple, est plus du côté de la poésie que de la prose. En ce moment, je lis beaucoup d’études universitaires sur ces formes cinématographiques qui s’éloignent de la narration dominante.  »

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On the road again (« Life of Chuck » : un prof divorcé (remarquable Chiwetel Ejiofor, photo, à droite), pendant la fin du monde

Pari – du bien – grosso modo réussi. Ce film – Fuck Chuck ? Que nenni ! - c’est l’Amérique qu’on aime, celle qui sait prendre du recul sur elle-même, celle qui s’ouvre aux blessures (la cicatrice sur la main de l’enfant-héros provenant d’une grille qu’il ne voit pas) et aux horizons lointains, celle qui sait reconnaître le métissage culturel - et pas seulement – comme chance, et qui croit aux fantômes, aux revenants, aux terrains vagues émancipateurs, aux vieux qui enrichissent le devenir (cf. le papy matheux bougon, mais au grand cœur, du petit Chuck, joué jeune remarquablement, et respectivement, par Cody Flanagan (7 ans), Benjamin Pajak (11 ans) et Jacob Tremblay (17 ans), qui campe également Brian, le fils de Chuck), et aux vases communicants entre les êtres, quel que soit leur background, loin d’une vision étriquée sclérosante de la société (coucou Trump).

C’est donc un long-métrage enrichissant, parce que contenant des multitudes de regards, au croisement des sciences et de l’art, de la poésie et de la philosophie, sur l’humaine condition, celle-ci s’avérant à jamais, bien avant nous et après nous (nous, les vivants à réparer), écartelée entre le plancher des vaches (la dure réalité, dont les affres de la maladie) et le ciel étoilé (les rêves, comme autant d’espérances, ou parenthèses enchantées, et de lendemains qui chantent). Merci Chuck (sans oublier Stephen et Mike), donc !

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La classe américaine : Philippe Labro (1936-2025), un jour de Salon du livre, Paname (©polaroid VD, auteur de l’article, le 21/03/2004)

Et, petit aparté, si « Le cinéma est l’art de laisser revenir les fantômes » (Derrida), ce que montre encore ce délicat Life of Chuck, alors la photographie également. Aussi, en guise d’hommage, je glisse, pour finir, ce cliché (polaroid) de feu Philippe Labro (27 août 1936, Montauban - 4 juin 2025, Paris), le plus Américain de nos cinéastes (avec Besson !), de nos écrivains et de nos journalistes, et ce en souvenir d’une discussion fort plaisante, Sans mobile apparent, que j’avais eue en mars 2004 avec lui, à mots feutrés (je me souviens encore de son humilité bienveillante, derrière la carapace de fer affichée), au Salon du livre à Paris - sa présence, c’était, je crois, pour Tomber sept fois, se relever huit, son livre autobiographique publié en 2003 chez Albin Michel, dans lequel il raconte avec sincérité son combat contre la dépression vécue entre 1999 et 2001 -, il m’avait accordé du temps (nous nous étions attardés sur les liens ténus entre littérature (dont l’autofiction comme écriture de soi) et mythomanie, ses films (Tout peut arriverLe Hasard et la ViolenceLa CrimeRive droite, rive gauche), Ennio (Morricone), Bébel (L’HéritierL’Alpagueur), Jean-Pierre Melville et le ciné ricain : c’était bien, un beau moment, comme on dit.

Et perso, je pense - cela n’engage que moi ! - que ce beau mélo dansant et crépusculaire qu’est Life of Chuck aurait bien plu à Phil’, lui, l’Américanophile convaincu (fin connaisseur du démocrate JFK et de sa fin tragique), l’aspect métaphysique et philanthrope de ce film-fleuve pouvant aller à la rencontre, ça coule de source !, de sa « rivière » habitée - c’était son mot préféré car fusionnant « lumière » et « prière » -, qui serpentait, selon lui, comme une main tendue vers les autres : silencieuse, fidèle, fraternelle. Cet homme de lettres, gourmand de rencontres, de découvertes, d’explorations, avait le goût des autres, donc je pense qu’il aurait pu faire de Chuck, cet homme fragile mais encore lumineux et d’une curiosité intacte, un ami. Car ce personnage ailé, pote d’écran qui pète les plombs, est typiquement le genre d’ami de pellicule qu’on aimerait connaître dans la vraie vie.

Life of Chuck [The Life of Chuck], 2024 – 1h50. États-Unis. Couleur. De Mike Flanagan. Réalisation, scénario et montage : M. Flanagan, d’après La Vie de Chuck de Stephen King. Musique : The Newton Brothers. Avec Tom Hiddleston, Chiwetel Ejiofor, Karen Gillan, Jacob Tremblay, Mia Sara, Annalise Basso, Matthew Lillard, Carl Lumbly, Samantha Sloyan. Distribution : Nour Films. ©Photos VD, pour la plupart. En salles depuis le 11 juin dernier.




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