mercredi 1er novembre 2017 - par Vincent Delaury

Entretien avec Harmony Korine, cinéaste et peintre américain

Harmony Korine… Quel nom ! Vu que ce cinéaste américain, farceur patenté et singulier fabuliste, brouille volontairement les pistes, on ne saura jamais, car il botte volontiers en touche lorsqu’on lui pose la question, s’il s’agit de son véritable patronyme ou d’un nom d’emprunt. En tout cas, à l’occasion de sa manifestation double* au Centre Georges Pompidou de Paris (jusqu’au 5 novembre 2017), à la fois exposition de ses œuvres plastiques et rétrospective intégrale de ses films, de l’autobiographique Gummo (1997) au tonitruant Spring Breakers (2012) via son brinquebalant Trash Humpers (2009), peu vu car non distribué en France, cet artiste complet – il est à la fois réalisateur, peintre, photographe et écrivain – a accepté de répondre à nos questions, via Skype (c’était le 8 août dernier, en plein ouragan Irma, l’artiste vivant à Miami avait dû d’ailleurs quitter sa ville en urgence), ce dont nous ne sommes pas peu fiers car ce cinéaste plasticien, mêlant allègrement vrai et faux, n’accorde que de rares interviews.

Visiblement, ici, le courant est passé et, aidé – je les en remercie d’ailleurs encore – par Romain Mangion et Frédéric Pillier de Pierre Laporte Commuication, agence conseil en communication gérant la couverture médiatique de l’événement Korine à Beaubourg, l’entretien a pu se faire pendant une trentaine de minutes.

Il faut l’avouer, s’entretenir avec ce « sale gosse » qu’est Harmony n’est pas une mince affaire, il est très joueur, pas du tout clément à débiter des références (il préfère le plus souvent s’en sortir par une pirouette désinvolte !) et, comme il est aussi adepte à raconter des histoires invraisemblables sur ce qu’il fait (Harmony a un talent d’affabulateur dont plus d’un interviewer a été la victime !), on passe constamment du coq à l’âne, ce qui n’est pas toujours évident pour s’y retrouver.

En même temps, comme tous les sales gosses, ce bonhomme, de bientôt 45 ans, est fort attachant et surtout c’est un sacré artiste. Question cinéma, assez passablement ennuyé ces derniers temps par maintes sorties cinématographiques sans inventivité calibrées pour la télévision, je me souviens encore de la claque que j’avais reçue en salle en 2013 devant son magistral ovni filmique Spring Breakers, alliance selon moi parfaite entre une plasticité de l’image grisante (collages, boucles, couleurs pop, fumées de cigarettes, gros grain au fluo…) et un échappement libre de jeunes acteurs s’en donnant à cœur joie dans le trash et la provocation. Et, question peinture, il suffit de se tenir devant une toile d'Harmony Korine, souvent hantée par des transferts spectraux rappelant Rauschenberg et par des danseuses de Degas bientôt transformées en fantômes, pour voir qu’on a affaire à un vrai peintre, faisant du rectangle de son tableau « sauvage » un territoire à occuper pour nous donner des clés de compréhension du monde.

Vincent Delaury : Harmony, vous êtes un cinéaste issu de la culture underground - votre manifestation à Beaubourg, lieu culturel prestigieux, c’est donc vraiment la marge qui rejoint le centre… Aussi, ça vous fait quoi d’être consacré par une exposition de vos peintures et une rétrospective de vos films au sein de l’un des plus grands musées du monde, le Centre Georges Pompidou ?

Harmony Korine : C’est très sympa ! J’en suis très heureux. C’est comme une fête. Et, perso, ça me rappelle des souvenirs car, bien plus jeune, j’allais avec des potes sur le parvis de Beaubourg pour faire du skate et y fumer des joints, en présence des punks à chiens. La roue tourne, maintenant, je suis au musée. Youpi !

VD : On vous savait cinéaste mais là on vous découvre peintre, et sacrément bon peintre d’ailleurs. C’est nouveau pour vous cette activité picturale ? Peut-on établir des liens directs entre vos films et vos productions plastiques et, en termes d’influences diverses, avez-vous des références artistiques qui vous viennent en tête ?

HK : Oh, vous savez, les références, ce n’est vraiment pas mon truc. Mon activité de peintre n’est pas nouvelle. Je dirais que je peins au moins depuis 25 ans et, depuis que je suis jeune, j’ai toujours eu envie de m’exprimer, ça passait par la poésie, l’écriture, le collage, le dessin et la peinture, plus tard j’ai trouvé une dimension créative au skateboard dans l’idée de créer des figures recherchées, loopings et autres, et de dégoter des lieux pour exercer ma pratique puis, là, je me suis remis à fond dans la peinture, et je montre publiquement mon travail depuis deux ans environ ; c’est le galeriste Larry Gagosian qui me représente.

Mes activités de peintre et de réalisateur sont plutôt séparées, c’est bien sûr la même idée qui est à l’œuvre, à savoir faire de la poésie visuelle, mais ce n’est pas de l’ordre de la connexion, je crée par périodes : un coup, si je suis sur un film, je me plonge dans la matière filmique car un long métrage prend du temps et pompe de l’énergie et, à d’autres moments, je m’immerge dans la peinture. Ce que je sais, c’est que j’aime peindre, c’est une activité plaisante et surtout, je ne dépends de personne, je suis entièrement libre, j’éprouve vraiment beaucoup de satisfaction à peindre. Filmer, j’aime encore bien sûr, j’apprécie aussi la sortie en salle et le fait que ça puisse rapidement et massivement toucher du monde, mais un film demande une équipe, impose des contraintes temporelles et techniques, c’est un projet beaucoup plus long à mettre en œuvre. Or j’aime la forme courte, le haïku, la fulgurance.

VD : Parmi tous les films que vous avez scénarisés - notamment pour Larry Clark - et/ou réalisés [Kids (1995), Gummo (1997), Julien Donkey-Boy (1999), Ken Park (2002), Mister Lonely (2007), Trash Humpers (2009), Spring Breakers (2012)], en avez-vous un que vous préférez ? Dont vous vous sentiriez le plus proche ?

HK : Ce n’est pas de cet ordre-là, j’aime tous mes films, y compris ceux que l’on pourrait qualifier de « malades » parce qu’ils n’ont pas trouvé leur public ; vous savez, c’est comme demander à un parent lequel de ses enfants il préfère, ça n’a pas vraiment de sens. Mes films sont très liés à mon existence, ils sont le reflet de ma personne, de mes humeurs, de mes joies et de mes peines et, comme vous le savez, j’ai longtemps eu une vie chaotique, en tout cas j’ai des hauts et des bas, donc il faut vraiment les voir comme des moments arrêtés ou des temps suspendus de plages de mon existence. Mais bon, si je devais absolument vous répondre, avec dans l’idée de n’en garder qu’un, alors je dirais Gummo. Ce film est très représentatif, avec son côté freak, underground, de ma personnalité. Bref, Gummo, c’est moi.

VD : Avec Spring Breakers, pour moi un des meilleurs films américains de ces dix dernières années car vous dressez un portrait fascinant d’une adolescence actuelle totalement désenchantée et de l’Amérique contemporaine sur fond de sexe, drogues et rock’n’roll (votre long métrage relate les péripéties rocambolesques de jeunes filles sexy braquant un fast-food pour financer leur spring break), vous avez remporté un succès à la fois critique et public, ce qui n’était pas toujours le cas – en tout cas en termes de rentabilité financière avec vos précédents opus [Source Wikipédia : jusqu'au 4 avril 2013, Spring Breakers a engrangé 11 444 742 $ en Amérique du Nord et 2 750 861 $ dans les autres pays, soit un total de 14 195 603 $ dans le monde. Dans l’Hexagone, le film a totalisé 584 452 entrées en quatre semaines à l'affiche]. Certes, ce film, qui a bénéficié à sa sortie aux Etats-Unis d’une campagne de lancement bien musclée, se voyait aussi renforcé, question box-office, par la présence d’un acteur bankable, James Franco, et de jeunes actrices estampillées Disney très sexy, pour autant vous attendiez-vous à un tel raz-de-marée et est-ce que la star James Franco a accepté de suivre sans rechigner cet ovni filmique pour le moins bord-cadre ?

HK : James Franco a été impeccable, du début à la fin, l’acteur a suivi à la lettre le scénario et les dialogues sans poser de problème. Mais, en amont du tournage du film, il faut dire qu’on avait beaucoup parlé ensemble du projet, on était vraiment sur la même longueur d’ondes. James a tout fait, sans chicaner. En ce qui concerne le succès, bon vous savez, c’est toujours impossible de prévoir un carton au box-office, pour autant je savais, qu’avec Spring Breakers, je tenais là un objet cinématographique plus mainstream qu’à l’accoutumée et j’ai foncé ! 

Au fil du temps, tel un organisme qui se déploie tout seul et nous échappe un peu, le film est devenu plus gros que ce que j’attendais. Certains ont dit que « j’esthétisais la violence » et que c’était donc commercialement putassier mais je ne suis pas d’accord, je ne suis pas Tarantino, j'ai juste voulu faire un poème pop reflétant la violence de la société américaine actuelle, à savoir un film-trip sur une musique électronique planante avec des volutes d’images et de sons, obsédantes, revenant en boucle, afin que mon projet procure une véritable expérience physique aux spectateurs. Certes c’était aussi fait pour que ça marche, ce film étant doté d’un budget confortable, il était aussi « calibré » pour que ça plaise aux teenagers, donc, à dire vrai, son fort succès public ne m’a pas vraiment étonné. 

VD : Quand vous faites Mister Lonely, vous dressez le portrait d’une communauté de sosies un peu paumés ; on y voit notamment Marilyn Monroe et Michael Jackson. A la sortie de ce film, c’était fort, car le King of Pop était déjà aux abonnés absents depuis un moment et, à travers la monstration de ce sosie effectuant dans Paname des pas de danse trépidants à la Michael, je me suis demandé si vous vouliez montrer en creux qu’à l’époque la star planétaire n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même ?

HK : Euh… à l’époque, Michael était déjà mort.

VD : Ah non ! Votre film est de 2007 et Michael Jackson est mort en 2009. Pour autant, je vous comprends, on peut dire qu’il était mort… artistiquement puisque son dernier tube en date, du calibre de ses précédents (Billie Jean, Thriller, Bad…), You Rock My World, remontait déjà à 2001. Quand j’ai vu votre film, je me suis dit que vous vouliez montrer combien la créature (le personnage créé génial) avait dépassé l’être humain et, qu’au fil du temps, Michael Jackson, plus hautement créatif comme dans ses meilleures années, n’était devenu, hélas, plus qu’un pantin ou un sosie de lui-même. 

HK : J’aime bien votre raisonnement. Je n’y avais pas pensé, mais je suis d’accord avec cette lecture-là. 

VD : Votre dernier film en date, Spring Breakers, remonte à 2012. Pouvez-vous nous parler de votre prochain film, The Beach Bum, dont la sortie est prévue pour 2018 et qui est avec la star hollywoodienne Matthew McConaughey ?

HK : il s’agit d’une stoner comedy [le stoner film est un genre cinématographique tournant autour de l'utilisation de cannabis ; au Québec, on qualifie ce genre-là de « film de potteux »]. Bref, c’est une comédie, j’ai envie de m’amuser, le tournage a eu lieu à Key West en Floride. Vous y retrouverez non seulement Matthew mais aussi, car c’est un énorme budget, Harrison Ford, Snoop Dogg, Jack Nicholson et Elizabeth Taylor, rien que ça ! (Rires) 

VD : Ok Harmony, merci pour la blague. Et, pour finir, récemment dans la presse (Les Inrockuptibles), votre compatriote Sofia Coppola expliquait, à la sortie de son film Les Proies (2017), qu’il n’a jamais été facile de faire des films d’auteur dans le système américain mais que cela devenait dernièrement, avec un corporate prenant de plus en plus le pas sur l’artistique, de plus en plus difficile de faire actuellement aux Etats-Unis un film personnel, avec une réelle ambition d’auteur. Partagez-vous ce sentiment ?

HK : Hmmm… Je ne sais pas trop. C’est une bonne question. Cela me donne envie de fumer beaucoup de cigarettes pour y réfléchir !

Plus sérieusement, il est vrai, la donne a changé, oui le monde est plus corporate et tout va plus vite avec l’informatique, avant on pouvait faire des kilomètres pour s’acheter un t-shirt vintage, maintenant en un clic sur Internet c’est fait, tout est plus rapproché, les distances se sont raccourcies, plongés que nous sommes dans un village global à l’ère du numérique. Ca a du bon, la hiérarchie entre haute et basse culture est tombée, mais ça présente aussi des aspects négatifs, tout glisse un peu sur nous, rien n’accroche ; même la façon de regarder un film a changé, la salle n’est plus qu’un moyen parmi d’autres.

Me concernant, et pour garder ma marge de manœuvre, je mène tout de front. Tel un « art guérilla ». Je ne fais pas tant de films que ça, environ un tous les 6 ans, pour l’instant j’arrive encore à réaliser des films mais le cinéma me prend beaucoup de temps. En peinture, je suis bien plus libre, même si je dois aussi répondre à des exigences marchandes (la galerie Gagosian). Mais concernant ma production, on me laisse libre, je crée quand je veux, je le fais vraiment au feeling. Là, en même temps que je vous parle, je pense à Popeye, je bois du Sprite et j’ai une brosse en main. Je vais bientôt peindre. Au fond, en ce moment à Miami, j’ai quand même la vie rêvée, je ne vais pas me plaindre.

Juste une chose, vous avez oublié de m’interroger sur deux autres de mes passions, le lap dance et les claquettes !

VD : (Rires) Une autre fois alors, Harmony. Et merci pour cet entretien. 

Les photos 1, 2 et 3 sont de l’auteur de l’article. 

*Harmony Korine 
Rétrospective de films / Exposition 
Cinémas 1 et 2 / Petite salle / Forum -1
Jusqu’au 5 novembre 2017
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou
75 191 Paris cedex 04
Tél. : 01 44 78 12 33
https://www.facebook.com/centrepompidou
https://twitter.com/centrepompidou 
 



2 réactions


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 1er novembre 2017 10:37

    C’est bien balancé. Un tableau représentant un ou une cochonne avec sont lot de piggies pour terminer : https://www.youtube.com/watch?v=8KGizYSCa-c


  • pallas 1er novembre 2017 11:12
    Vincent Delaury

    Bonjour,

    En terme d’œuvre cinématographique, il y a le film Rêves, « Dreams » en Anglais, de Akira Kurosawa.

    Pour le nom d’empreint « Harmony » du soit disant artiste cité de l’article, il y aussi Itoh, racontant dans son roman douloureux et triste du même nom, d’une jeune femme se suicidant, avec pas mal de clins d’œil aux Veuves noires Tchétchènes, monde hospitalier, un monde futuriste et froid.

    Au Japon, dans ça religion, l’individu(e) est composé de trois composantes, distinctes et complémentaire, une forme de trinité, sa n’a absolument rien avoir le christianisme.

    Enfin Bref.

    J’oppose le Film Dreams comme véritable œuvre d’art et que pratiquement personne connais face à votre négligeable connaissance de l’art smiley

    Salut

    Salut


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