vendredi 6 février 2015 - par Daniel Salvatore Schiffer

Entretien avec Jean-Claude Simoën : un superbe voyage à Venise

C'est un fabuleux voyage littéraire et pictural que Jean-Claude Simoën, fondateur de la prestigieuse collection des « dictionnaires amoureux », donne à voir dans son dernier ouvrage, intitulé « Voyage à Venise  »* : un « beau livre » où l'érudition, toute en nuances et finesse, le dispute à la richesse des illustrations. A lire et à regarder pour aller au-delà des clichés que proposera prochainement, du 7 au 17 février, le célèbre Carnaval de Venise !

 

Daniel Salvatore Schiffer : Vous écrivez, dans l'ample et remarquable introduction à votre dernier ouvrage, un beau livre intitulé « Voyage à Venise », ces mots éloquents quant à la fascination qu'a toujours exercé, sur l'imaginaire des écrivains et artistes, la Sérénissime : « Heureuses les villes qui ont comme témoins avant-coureurs du bonheur ce qui émane de leur histoire comme de leur âme, le pinceau de l'artiste et le stylo de l'écrivain. ». Pouvez-vous développer cette idée ?

Jean-Claude Simoën : J'ai conçu ce « Voyage à Venise  » comme une sorte de vagabondage littéraire, poétique et artistique ; une anthologie, cultivée et agréable, à travers une série de regards croisés : les yeux des peintres et les mots des écrivains ayant séjourné dans ce magnifique, envoûtant, énigmatique, sensuel, décadent, byzantin, mythique, onirique, quasi irréel, espace lagunaire. Ces peintres, qui nous ont légué leurs impressions, aussi saisissantes qu'insaisissables, de Venise, ont pour nom, bien sûr, Canaletto, Guardi, Turner, Corot, Signac, Renoir, Monet ou Manet, pour ne citer que les plus célèbres d'entre eux, mais aussi, moins connus mais tout aussi talentueux, Timothy Easton, William Callow, James Holland, Arthur Joseph Meadows, Edward Pritchett, Felix Ziern, Edward John Poynter, Ippolito Caffi, Rubens Santoro, John Singer Sargent, Walter Frederick Tyndale, Franz Richard Unterberger, et beaucoup d'autres.

 

PEINTRES ET ECRIVAINS

 

D.S.S. : Et en ce qui concerne les écrivains, poètes ou philosophes ?

J.-C.S. : Les écrivains ayant décrit cette atmosphère propre à Venise, cité lacustre ayant opéré une brillante synthèse culturelle et architecturale entre l'Occident et l'Orient, sont, eux aussi, légion : Montesquieu, Lord Byron, Goethe, Chateaubriand, Madame de Staël, John Ruskin, Benjamin Disraeli, Théophile Gautier, George Sand, Musset, Flaubert, Maupassant, Rilke, Henri de Régnier, Hippolyte Taine, Henry James, Oscar Wilde, Mark Twain, Hermann Hesse, Thomas Mann, Gabriele d'Annunzio, Maurice Barrès, Valéry Larbaud, Jean Lorrain, André Suarès... Je ne pourrais pas tous les citer !

 

D.S.S. : Quels sont, parmi les écrivains français plus spécifiquement, ceux qui, à votre avis, ont su résumer le mieux, à travers leurs phrases les plus emblématiques, cette âme, éthérée et pourtant si sensuelle, de Venise, ville unique au monde ?

J.-C.S. : Il y a cette très juste et belle sentence de Stendhal : « Venise est le pays où l'on juge le mieux de la beauté des choses. » J'aime aussi cette pensée originale et profonde tout à la fois, et dont le paradoxe n'est qu'apparent, d'Octave Mirbeau à propos de Venise : « Les littérateurs l'ont peinte et les peintres l'ont décrite. » Je ne peux pas oublier non plus, bien sûr, Marcel Proust, qui fit, dans sa Recherche du temps perdu, de somptueuses descriptions des sentiments qui l'animaient à Venise : « Quand je suis allé à Venise, cela me paraissait incroyable et si simple que mon rêve fût devenu mon adresse. », a-t-il écrit. Et puis, il y a, surtout, Paul Morand, ce grand voyageur qui a écrit les plus belles pages qui soient, subtiles et raffinées, sur Venise ou, plutôt, ses « Venises  ». Car il y a, effectivement, plusieurs Venise. Celle d'un libertin tel que Casanova, par exemple, n'est pas celle d'un dramaturge tel que Goldoni, pour ne s'en tenir qu'aux écrivains vénitiens. Ainsi, de Morand, je retiens en premier lieu, parmi ses innombrables perles littéraires, ce formidable mot : « Venise est venue s'échouer où on ne pouvait pas le faire : ce fut son génie. » Admirable ! Je m'en voudrais toutefois de ne pas citer également, à propos des écrivains francophones, Jean-Louis Vaudoyer, injustement méconnu : c'est un des meilleurs stylistes et l'une des plumes les plus pénétrantes !

 

D.S.S. : Vaudoyer ? Qu'a-t-il écrit, en particulier, sur Venise ?

J.-C.S. : Il y a notamment, de Vaudoyer à propos de Venise, cette réflexion éblouissante, si profonde de vérité et si délicate de beauté : « Ce paysage féerique restait néanmoins un paysage humain. On ne s'y sentait d'aucune façon abandonné, perdu. La lagune n'est point, comme la mer, un désert véritable. La présence plus ou moins distante des campaniles qui élèvent de-ci de-là leurs hautes et minces tiges roses - et que la très légère vibration atmosphérique enrobait d'une sorte d'haleine, de respiration -, vous rattachait à la terre habitée. » Sublime !

 

D.S.S. : Il semble que vous aimiez tout particulièrement, en effet, ces écrivains qui écrivent comme les peintres peignent !

J.-C.S. : C'est vrai ! Écoutez, par exemple, ces merveilleux mots que Georges Clemenceau, qui était certes tout d'abord un homme politique, adressa naguère à Claude Monet, dont il était à la fois l'ami, le confident, le protecteur et le mécène (c'est à Clemenceau que Monet doit l'Orangerie, son musée des nymphéas, à Paris) : « Vous pensez bien que je fais épousseter les nuages pour que vous trouviez un ciel en état cet été. J'ai commandé des bleus sur la dune grise et des gris cendrés pour la voûte bleue. Si vous pensez qu'un peu de vert pomme est nécessaire, je ferai venir des perroquets. Enfin, pour le rose de la mer, je commanderai des rougets. Vous savez bien que vous avez atteint la limite de ce que peut atteindre la puissance de la brosse et du cerveau. Peignez, peignez toujours, jusqu'à ce que la toile en crève. Mes yeux ont besoin de votre couleur et mon cœur est heureux. » Prodigieux ! Émouvant !

 

D.S.S. : Mais vous n'êtes pas loin, vous-même, de ce genre de beauté littéraire lorsque, en guise de dédicace dans votre superbe « Voyage à Venise », vous écrivez ces mots : « pour Claudine, en souvenir d'un ciel toujours amarante » !

J.-C.S. : Merci pour ce joli compliment ! J'ai en effet essayé de transmettre, dans cet ouvrage, le même amour pour Venise que celui que je nourris, tout aussi passionnément, pour ma femme ! Ne dit-on pas, d'ailleurs, que Venise est la ville des amoureux ?

 

L'INVITATION AU VOYAGE

 

D.S.S. : Ce qui transparaît aussi en filigrane, dans ce « Voyage à Venise », c'est votre désir de vous perdre, lorsque vous vous promenez dans la Sérénissime, à travers ses innombrables et mystérieuses ruelles, le long de ses canaux et au milieu de ses « campo » : un véritable dédale, qui ajoute au charme naturel de la cité des doges  !

J.-C.S. : J'adore, effectivement, me promener, au hasard, dans les rues de Venise, m'y perdre pendant de longues heures, musarder dans ses églises comme je pénétrerais dans mon imagination. C'est toujours une intéressante et grisante aventure, une continuelle découverte ou, mieux, une perpétuelle redécouverte. Car Venise, c'est aussi une splendide invitation à un voyage à la fois culturel et imaginaire ! 

 

D.S.S. : Venise n'est pas toutefois la ville favorite des seuls peintres et écrivains. C'est aussi la ville de prédilection de beaucoup de musiciens, dont Wagner, qui y mourut, et Stravinski, qui y est enterré sur la petite île où repose le cimetière San Michele. Que l'on songe également au grand Luchino Visconti, dont un film tel que le très esthétisant quoique très décadent « Mort à Venise », d'après le roman de Thomas Mann, doit une grande partie de son succès à la musique de Gustave Mahler : l'adagietto, en particulier, de sa cinquième symphonie !

J.-C.S. : C'est exact ! J'aime d'ailleurs rappeler, à ce propos, la célèbre phrase de Nietzsche : « Quand je cherche un mot qui remplace 'musique', je ne trouve que 'Venise' ». Et puis il y a aussi celle, non moins fameuse, d'un musicien, précisément, tel que Charles Gounod, lorsqu'il compare Rome et Venise : « Rome est un recueillement, Venise, une intoxication. ». C'est très juste, perspicace !

 

D.S.S. : Comment, en ce qui vous concerne, définiriez-vous, en guise de conclusion, votre propre « Voyage à Venise » ?

J.-C.S. : Venise, c'est aussi, pour moi, un inaltérable mais ineffable lieu de mémoire, un espace empli de souvenirs heureux et magiques tout à la fois, habité par de nombreux complices littéraires et artistiques, hanté par une richissime histoire. Cette ville me sied à merveille, car je suis moi-même, par cette passion culturelle qui m'anime depuis toujours, une sorte de flambeur de la mémoire !

 

*Publié aux Éditions Gründ (Paris).

DANIEL SALVATORE SCHIFFER**

 

** Philosophe, auteur, notamment, de « Oscar Wilde » et « Lord Byron  », publiés chez Gallimard (coll. « folio biographies »).




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