samedi 15 juin - par Vincent Delaury

Gare aux Garouste : une excellente expo double (Gérard + Elizabeth), voire triple (La Source), à Dinard !

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Façade de la Villa des Roches brunes, Dinard, juin 2024

La ville balnéaire de Dinard (Bretagne), prestigieuse au possible, nous offre pour cet été, et ce jusqu’à la prochaine rentrée scolaire, sur deux sites d’exception, la villa « Les Roches Brunes » à la pointe de la Malouine, face aux remparts de Saint-Malo, et son Palais des Arts et du Festival, une expo double (un couple d’artistes réunis, Elizabeth et Gérard Garouste, respectivement designer et peintre), « L’art à La Source », voire triple (des artistes de leur association La Source y exposent également en compagnie de jeunes en difficulté) et, franchement, c’est peu dire que le tout est profondément jubilatoire, tant l’ensemble proposé, variant au maximum le champ des possibles en matière de créativité (dessin, gravure, peinture, sculpture mais aussi installation et design), donne le sentiment d’un art partageur, et humaniste, nous invitant, nous les visiteurs, à entrer dans la danse exaltante de la création également.

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« Le Théâtre de Don Quichotte », Gérard Garouste, huile sur toile, 2012, collection Hervé Lancelin, Luxembourg

La force de l’art en duo en Bretagne

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L’art à la source : Gérard Garouste devant sa peinture « La Croisée des sources », 1999-2000, huile sur toile, collection particulière, au sein de son expo en tandem avec sa femme Elizabeth au Palais des Arts et du Festival, Dinard. ©Photo V. D.

« Je suis le fils d’un salopard qui m’aimait. Mon père était un marchand de meubles qui récupéra les biens des Juifs déportés. Mot par mot, il m’a fallu démonter cette grande duperie que fut mon éducation. À vingt-huit ans, j’ai connu une première crise de délire, puis d’autres. Je fais des séjours réguliers en hôpital psychiatrique. Pas sûr que tout cela ait un rapport, mais l’enfance et la folie sont à mes trousses. Longtemps je n’ai été qu’une somme de questions. Aujourd’hui, j’ai soixante-trois ans, je ne suis pas un sage, je ne suis pas guéri, je suis peintre. Et je crois pouvoir transmettre ce que j’ai compris », ainsi parlait Gérard Garouste (né le 10 mars 1946 à Paris), aux côtés de Judith Perrignon, dans son récit autobiographique à succès, L’Intranquille, paru en 2009 aux éditions L’Iconoclaste (son père, Henri Auguste Garouste fut un antisémite et pétainiste convaincu). Est-il vraiment utile de présenter le peintre, et sculpteur et graveur, Gérard Garouste ? On se souvient encore, par exemple, de sa récente grande rétrospective en 2022/23 au Centre Pompidou à Paris qui remporta, comme on le sait, un vif succès.

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« L’Indien et le Nid d’oiseau », bronze, 2015, Gérard Garouste, courtoisie de l’artiste et galerie Templon, « L’art à La Source », Villa des Roches brunes, Dinard
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Détail (autoportrait de l’artiste tirant la langue) de « Le Golem », Gérard Garouste, 2011, huile sur toile, 270 x 320 cm, Courtesy galerie Templon

« De plus en plus je cherche l’intemporalité. Les processus d’avant-garde m’agacent, et le jeu du peintre le plus traditionnel possible qui consiste à faire son autoportrait, à prendre un modèle, à s’inspirer du paysage, je le prends comme une philosophie, un peu comme Gandhi qui se faisait ses propres vêtements avec son rouet.  » Avec sa figuration sans concession, s’enroulant dans une peinture charpentée séduisante, sentant bon l’humus, puisant sa source dans la mythologie, la littérature, le récit biblique et les études talmudiques, tout en dépeignant l’humaine condition, tour à tour farcesque et tragique, à coups d’aberrations, de déformations, de mutilations et autres recompositions de la figure, à l’instar d’un Greco, d’un Picasso ou d’un Bacon, Gérard Garouste est devenu, au fil du temps, l’un des plus importants peintres contemporains français tout en ayant su se rendre particulièrement populaire, autrement dit apprécié du grand public. non seulement par son art de conteur pictural hors pair mais également par l’affirmation de sa personnalité singulière, des plus attachantes, car reconnaissant sans faux-semblants ses faiblesses en interne, à savoir son instabilité psychique chronique certes tempérée, voire canalisée, par les traitements médicamenteux – l’artiste, soignant sa mythologie, a maintes fois raconté sa route vers Chartres, dictée par une pulsion incontrôlable qui l’a conduit, par le passé (ses pics de surchauffe remontant aux années 1970 et au début des années 1980), dans la cathédrale du fameux labyrinthe, où il interrompit un mariage, cassant des cierges, semant le désordre, puis se retrouva interné.

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Elizabeth et Gérard Garouste, extérieur villa Les Roches brunes, Dinard, juin 2024. ©Photo V. D.
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Détail de « Le Théâtre de Don Quichotte », Gérard Garouste, huile sur toile, 2012, collection Hervé Lancelin, Luxembourg

À contre-courant de nombre de ses contemporains, il affirme : « C’est parce qu’il y a toute l’histoire de la peinture que ça m’intéresse de peindre.  » Ses représentations allégoriques, nourries de mythes fondateurs et de récits anciens, de La Divine Comédie à Don Quichotte, voyagent dans le monde entier, notamment en Inde (à la National Gallery of Modern Art de New Delhi en 2020), et cet artiste est souvent sollicité pour réaliser d’importantes commandes publiques. Dans le respect des traditions, mais sans verser dans l’art pour l’art (il déteste le pur formalisme et le luxe pour le luxe), ce peintre postmoderne interroge les formes artistiques tout en mêlant à ses peintures narratives des problématiques du langage, des allusions à sa propre vie (« Et je considère ma propre vie comme un mythe », confiait-il à Catherine Grenier dans un grand entretien en 2021, poursuivant, cette fois-ci par l’intermédiaire d’un propos percutant se trouvant sur une cimaise des Roches Brunes, « Moi je considère que vivre, c’est jouer. Ce que je trouve fascinant dans le jeu d’échecs, c’est qu’il y a un nombre de cases très déterminé, des règles très précises, mais on peut inventer à l’intérieur de ces règles. C’est une métaphore de la condition humaine. Il faut inventer avec ce que l’on est, à l’intérieur de nos limites  »), nos existences de regardeurs, dérangés par un univers étrange qui bouscule les certitudes parce que se lovant sans arrêt dans un jeu dont les règles seraient sans cesse à réinventer, et des questions contemporaines.

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« Le sarcophage », huile sur toile, 2012, courtesy galerie Templon, Gérard Garouste, d’après « Les Cigares du pharaon » (1934, Casterman) de Hergé
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« La Dive Bacbuc », 1998, Gérard Garouste, acrylique et fer forgé, 240 x 600 cm, installation de peintures exposée au Palais des Arts et du Festival de Dinard

Défenseur d’un retour à la figuration, Garouste, assoiffé de savoir et d’histoire de l’art, peint délibérément « le nu le paysage et la nature morte » mais, attention, il n’illustre pas, il peint vraiment. Dans ses huiles en clair-obscur, (certaines étant de toute beauté à Dinard, comme Le Théâtre de Don Quichotte et Le sarcophage, toutes deux de 2012, L’Indienne au bison (2013) ou la toute récente et troublante Orgie (2023) avec sa touche duveteuse virevoltante rappelant Van Gogh ou Renoir) : admirons ses couleurs vénitiennes, sa touche fluide, ses représentations maniéristes de corps-entrelacs et ses volutes baroques à souhait.

On peut aussi goûter, à loisir, à son espièglerie, notamment via son Installation drolatique sur la lecture de Rabelais, La Dive Bacbuc (1998), tourbillon de références nous invitant, par le biais d’une douzaine de cornets en métal accrochés sur une sorte de rideau de scène peint, à yeuter une farandole folledingue de personnages picaresques, ou encore par le truchement de ses autoportraits facétieux, comme celui où il tire la langue au sein du Golem (2011), dans lesquels il prend plaisir à faire l’âne, voire à se figurer en homme-bête ! À travers l’ironie et le grotesque, l’image vient faire sens ici, laissant libre cours à la rétine, à l’inconscient et à l’émotion. Cet art de fabuleux fabuliste, déployé par deux fois à Dinard, il faut vraiment prendre plaisir à l’interpréter car les différents niveaux de lecture qu’il offre sont le gage d’une peinture puissante sachant combiner esthétique et signification. Bref, voilà bien une peinture millefeuille généreuse avançant masquée, qui ne s’épuise pas dès le premier regard - youpi ! 

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« Orgie », Gérard Garouste, 2023, huile sur toile, 160 x 201 cm. Courtoisie de l’artiste et galerie Templon, Paris-Bruxelles-New York

 

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« Sans titre (Portrait d’Elizabeth Garouste) », Gérard Garouste, huile sur toile, 2003, collection particulière, France

De son côté, qui est Elizabeth Garouste ? Certes, la femme d’un peintre de tout premier plan (Gérard Garouste, 78 ans, donc), mais également une artiste à part entière, designer devenue au fil du temps plasticienne faisant feu de tout bois, créatrice accomplie, avouons-le, que l’on connaît nettement moins, jusqu’à présent, que son illustre mari, mais qui pourtant gagne à être connue tant son œuvre joyeuse, bigarrée et très colorée, donnant vie comme par magie sous nos yeux, en puisant très certainement dans maints rêves et peurs originelles de l'enfance, retient singulièrement notre attention, avec un univers baroque, au parfum d’art brut (ses pièces uniques, dans tous les sens du terme, sont amoureusement confectionnées de ses propres mains), duquel jaillissent une pléthore de créatures inédites, amusantes ou inquiétantes, qui semblent issues d’une mystérieuse ménagerie, à l’imaginaire débridé, mêlant malicieusement des formes végétales et animales : « J’aime beaucoup de choses, note Elizabeth Garouste, de toutes époques, de tout pays, mon travail y fait souvent référence même parfois en mélangeant les influences. C’est pourquoi on m’attribue le nom de baroque… ou de Barbare… d’art brut ou sophistiqué. »

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Elizabeth Garouste posant à côté de son « Oiseau », 2012, ©photo V. D., Palais des Arts et du Festival, Dinard, juin 2024
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Stéphanie de Santis Garouste et Laura Goedert, les deux commissaires de l’expo « Elizabeth & Gérard Garouste. L’art à La Source », Palais des Arts et du Festival, Villa Les Roches brunes, Dinard, juin 2024. ©Photo V. D.

S’étant tout d’abord fait connaître comme designer et architecte d’intérieur, Elizabeth Garouste (née Rochline à Paris en 1946 dans une famille de juifs d’Europe de l’Est), s’est faite remarquer, dans le milieu des arts décoratifs, par sa collaboration fructueuse, entre 1982 et 2000, avec Mattia Bonetti (né en 1952 à Lugano, Suisse), ce qui a donné naissance au fameux duo nommé Garouste & Bonetti, développant une esthétique à la « mode barbare » s’appuyant sur des matériaux alors considérés comme démodés, tels le fer martelé, le bronze ou encore la céramique. « Dans les années 1980, avec Mattia, précise Elizabeth, nous faisions sensation avec ça. On sortait du mobilier d’architecte, minimaliste, et on était dans une époque de design industriel, tout plastique. Le retour aux arts décoratifs que nous prônions était très mal vu, le mot d’arts décoratifs était même péjoratif ! Mais nous sommes sans conteste à l’origine d’un mouvement plus ornemental, plus baroque.  »

Par la suite, plus précisément à partir des années 2000, Elizabeth Garouste privilégie la création en solo, revendiquant une posture artisanale dans son processus de création, prenant plaisir – et ça se voit ! – à manipuler, sans préconceptions, le plâtre en le façonnant, le fer forgé en le sculptant et les couleurs vives en les assemblant, quitte à se risquer au kitsch, tant honni par les professionnels de la profession et les critiques en gants blancs ! Ainsi, au travers d’une production solaire abondante, Elizabeth Garouste, via des productions plastiques cocasses et la création de meubles originaux, crée assurément un corpus extravagant, aux confins du surréalisme, d’une inventivité sans cesse renouvelée, en s’autorisant, sans aucune limite, une palette de médiums très large incluant la sculpture, le dessin, la tapisserie ou encore le collage.

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Une suite de dessins, « Sans titre », d’Elizabeth Garouste, 2010-2020, sur une cimaise du Palais des Arts et du Festival, Dinard
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« Le Vol du grison », Gérard Garouste, 1998, huile sur toile, 195 x 130 cm, courtoisie de l’artiste et galerie Templon, Paris-Bruxelles-New York

Rassemblant plus d’une centaine d’œuvres issues de collections privées et publiques, cette exposition plurielle et foisonnante sise à Dinard, de haute volée (on y trouve beaucoup d’oiseaux, dont des drôles ou, à l’inverse, effrayants !), offre une plongée vertigineuse dans l’univers inspiré de deux créateurs inclassables. Du Palais des Arts et du Festival de Dinard à la villa « Les Roches Brunes (en 2007, son propriétaire, un certain Paul Braud, héritier sans enfants, a légué cette superbe propriété, fouettée par des vagues parfois tumultueuses, à la ville de Dinard sous condition qu’elle devienne « un lieu dédié à la culture ouvert à tous », ce qu’elle est depuis une dizaine d’années, alléluia, tout en étant inscrite au titre des Monuments historiques ainsi que ses jardins), cet événement collectif célèbre en fanfare, comme le précisent, dans leur texte de présentation accompagnant cette manifestation festive, les deux commissaires inspirées du dispositif scénographique, Laura Goedert (historienne de l’art et responsable des expos, ville de Dinard) et Stéphanie de Santis Garouste (historienne de l’art), la joyeuse cohabitation des œuvres hétéroclites des deux plasticiens, telle qu'on peut la trouver, agissante parce qu'effervescente, dans leur atelier familial normand.

Aux grands formats et productions graphiques qui s’épanouissent autour de La Dive Bacbuc, monumentale installation de Gérard Garouste présentée au Palais des Arts et du Festival, bâtisse frontale à l’aspect architectural vintage des plus seventies (on peut penser devant à la Fondation Gianadda « mastoc » de Martigny en Suisse), se faisant pour l’occasion « palais de la mémoire », répond une mise en espace plus intimiste, nous étant proposée dans l’écrin ravissant - on aimerait assurément y passer des heures ! - des Roches brunes, demeure majestueuse, déjà en soi « magique », donnant manifestement la part belle à Elizabeth Garouste, celle-ci y rayonnant notamment avec son fauteuil de… reine, baptisé Ouranos (fauteuil ancien peint à la main et patchwork de tissus, 2023) ainsi qu’avec son enchanteresse « Chambre des Merveilles », une sorte de cabinet de curiosités agrégeant objets de design, sculptures en plâtre, créations artisanales, dessins, photographies et masques, peuplé de personnages fantastiques comme sortis tout droit, de ses rêveries et peurs d’enfant - « tous mes objets ont une âme et une histoire », précise-t-elle.

Objets décoratifs énigmatiques aux allures de chimères, mi-végétales, mi-animales, peintures, sculptures ou mobilier rappellent un décor de théâtre (les masques doubles-faces semblant citer la commedia dell’arte), construisant ici comme autant de nouveaux récits familiaux et carnavalesques, jouant ad libitum avec l'imagerie fascinante de « maison d’artistes », lieu de fantasmes car antre créatif très souvent solitaire, ou avec le concept muséographique de « period rooms ».

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« Tabouret chocolat », Elizabeth Garouste, grès cuit, 2010. Courtesy Granville Gallery

Elizabeth & Gérard, deux créateurs complices et complémentaires

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« Le prophète mange l’œuvre », détail, Gérard Garouste, huile sur toile, 2022, courtoisie de l’artiste et galerie Templon, Paris-Bruxelles-New York

L’autre pouvoir de fascination de cette expo bicéphale, autrement dit en tandem (coexistence bienvenue de deux créateurs de « curiosités »), aux côtes de la monstration-fleuve d’une créativité synchrone débordante mais non fusionnelle, est de surfer allègrement sur la mythologie d’un couple d’artistes. On s’interroge : comment leur œuvre se construit-elle et quelle est l’influence de l’autre, consciente ou inconsciente, dans la recherche plastique en atelier qui est en général une activité solitaire ? Quid de la « rivalité mimétique » (René Girard) entre deux egos vivant sous le même toit : élévation commune comme la cordée en montagne ou, a contrario, anatomie d’une chute ? Comment la vie de couple participe-t-elle au développement des individualités ?

Les questions viennent naturellement devant ces deux œuvres entremêlées, dialoguant malicieusement entre elles en se jouant de multiples analogies formelles et d’enjeux ô combien complices, telles, à l’œuvre chez les deux, la puissance du mouvement (que d’arabesques, de corps contorsionnés et de volutes ensorcelantes !), la sculpture au cœur de la praxis, l’apparition à répétition, telles des épiphanies pleines de diableries, de visages-masques, comme autant de personnages outranciers de théâtre (Gérard étant un grand ami de Jean-Michel Ribes (77 ans), directeur du Rond-Point) ainsi que d’extravagantes créatures puis, surtout, comme force matricielle emportant tout sur son passage, le primat du dessin ; à ce sujet, Gérard Garouste précisait, lors de la visite de la visite presse : « Mes dessins, ce sont des notes, des croquis et ça me vient de manière des fois complètement inattendue, en voiture par exemple, alors je m'arrête ! En fait, je suis tout le temps à l’ouvrage, avec des carnets de dessins en poche, croquant tout ce que peut m’inspirer lectures ou simple contemplation du visible. De fil en aiguille, cela devient un journal, que je consulte régulièrement et, à partir de plusieurs dessins, je peux en faire un tableau. Mes peintures, j’en peins plusieurs en même temps, mon atelier fonctionnant comme laboratoire où il m’arrive de fabriquer moi-même mes couleurs, viennent donc des carnets de croquis qui oscillent, de prime abord, entre abstraction et figuration, comme des brouillons. Certaines œuvres, dans le circuit proposé, sont arrivées à peine sèches. Parmi les dernières productions, il y aura certainement à faire avec une future présentation personnelle. Probablement à la galerie Templon. A suivre ! »

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Gérard Garouste devant sa composition « Le Théâtre de Don Quichotte », huile sur toile, 2012, collection Hervé Lancelin, Luxembourg, au Palais des Arts et du Festival, juin 2024, ©photo V. D.
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La bonne peinture, quel pied ! Détail de « Cendre et Cilice », Gérard Garouste, 2023, huile sur toile, 160,5 x 220,5 cm

Question couple créatif, on pense alors aussitôt - d’ailleurs la brochure (2024) qui accompagne cet événement double L’art à La Source publiée par Beaux Arts Magazine avec un texte brillant signé Alain Vircondelet, Les couples dans l’histoire de l’art. L’Autre, condition impérieuse de la création, pp. 16-21) nous y invite fortement -, à des tandems conjugaux légendaires : de Rodin/Camille Claudel à Christo & Jeanne-Claude en passant par Modigliani/Jeanne Hébuterne, Picasso/Dora Maar (puis, plus tard, Françoise Gilot), les Delaunay, Salvador Dalí/Gala, Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, Diego Rivera/Frida Kahlo, Hans Hartung et Ana-Eva Bergman, Setsuko Ideta et Balthus ou encore Pierre et Gilles, sachant que cette « corrida » entre deux êtres, pour reprendre le terme de Michel Leiris, est à double tranchant, pouvant s’avérer être, dans la durée, un je(u) très dangereux.

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Gérard et Elizabeth Garouste, assise sur son fauteuil « Ouranos » (fauteuil ancien peint à la main et patchwork de tissus, 2023, collection particulière, France), extérieur de la villa des Roches brunes, Dinard, ©photo V. D., juin 2024

Pour autant, avec Gérard et Elizabeth Garouste, la question semble réglée, et l’affaire bien huilée, ils créent chacun de leur côté, respectivement peinture et design, sans lutter pour le même pré carré (ils n’ont d’ailleurs pas le même galeriste) ; il s’agit juste de deux créations simultanées en solo, et pourquoi pas en stéréo (c'est très musical), se nourrissant mutuellement par des échanges très divers, aussi bien artistiques que philosophiques ; un judicieux propos du critique d’art Philippe Piguet, affiché sur une cimaise du Palais des Arts et du Festival de Dinard, vient préciser deux ou trois choses sur l’art et la vie confondus dans leur mode de fonctionnement et leur rapport au cosmos : « Au travail, si Elizabeth et Gérard Garouste aiment à discuter et confronter idées et points de vue, leurs intérêts et leurs préoccupations s’équilibrent en un point qui évite toute confusion. Tandis qu’Elizabeth Garouste crée une œuvre dont l’univers n’existe nulle part ailleurs que dans une vision poétique issue d’un regard intérieur, un monde en soi, libre et unique, Gérard Garouste se saisit à bras le corps soit des grands mythes constitutifs d’une histoire de l’homme, soit de sa propre biographie pour tenter une compréhension de la condition humaine. Deux modalités somme toute complémentaires que corrobore leur connivence sensible et créative. »

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« Double-Face », Elizabeth Garouste, métal forgé peint, 2015, collection particulière, France
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Feuille, « Sans titre », Elizabeth Garouste, circa 2010, dessin sur papier, 55 x 42,5 cm, coll. Particulière, France

Par ailleurs, ces deux artistes s’admirent sans aucunement se jalouser, ayant compris que, sinon, ce serait bêtement se tirer une balle dans le pied, acte brutal pouvant virer fissa au jeu de massacre. Ainsi, lorsque j’ai interrogé Elizabeth sur le pourquoi de son intérêt pour l’art de son mari, elle m’a aussitôt répondu : « J’apprécie en lui le fait qu’il ait renoué avec la peinture, avant qu’elle ne redevienne à la mode en France ces dernières années, c’était l’époque où elle était encore fort décriée, passant pour ringarde, et j’admire ainsi son audace, et obstination, à refaire inlassablement de la peinture figurative et narrative en se penchant, pour ce faire, sur de grands textes. » De son côté, à la même question posée cash, Gérard a répondu illico : « Ce qui me touche dans son travail ? Eh bien, tout d’abord, et avant tout, le côté très spontané. Il y a, chez elle, une espèce d'inconscient du dessin ‌"téléphonique", avec une écriture automatique en train de se faire, comme coulant de source. Puis elle construit à partir de cette liberté en action. J'aime également son esprit, elle relativise tout, elle vit dans le concret, pour sa famille, ses enfants [ils en ont deux], petits-enfants... et, je l’espère [sourire], pour moi aussi ! J'admire sa sagesse à mettre les choses à leur niveau. Elle met en avant, en tout premier lieu, la vie et il se trouve que, dedans, il y a le travail, l’art. »

L’art au service du social : La Source Garouste

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« Le Sourcier Garouste », dessin V. D., crayon, feutre et pastel sur papier, 24 x 32 cm, juin 2024, d’après le bronze « L’Indien et le Nid d’oiseau » (2015) de Gérard Garouste exposé devant une fenêtre de la villa des Roches brunes, Dinard

Bref, les Garouste à Dinard, c’est tout un poème ! Le parcours n’est pas chrono-thématique mais à vivre davantage, voire à expérimenter, comme un circuit plein de circonvolutions, se jouant de deux partitions hautes en couleur concomitantes, s’abreuvant, à la croisée des sources, en vue d'un passionnant face-à-face fait de mille et une anecdotes passionnantes ne s’interdisant aucunement, bien au contraire, les paradoxes, l’objectif visé ici étant de créer un dialogue rempli de complicités, de sourires et de tendresse – c’est d’ailleurs la première fois qu’un événement, en musée, les réunit, ça se fête, donc !

Ce sont deux univers synchroniques qui se développent parallèlement : avec l'objet pour Elizabeth et la peinture et la sculpture pour Gérard, sans oublier, au passage, leur formidable « bébé commun », une totale réussite sociale existant depuis plus de trente ans (alors qu'au départ pas grand-monde y croyait), à savoir leur association La Source, créée en 1991 – leur fils Guillaume assurant depuis peu la succession du projet – et implantée désormais dans 10 départements (de l’Ille-et-Vilaine aux Pyrénées-Atlantiques, de la Seine-Maritime à l’Ardèche, du Maine-et-Loire aux Bouches-du-Rhône, sans oublier La Source Garouste – Hermine à Dinard créée il y a 10 ans et présidée actuellement par Henri Jobbé-Duval, un fou d’art et de Bretagne, ancien boss dynmique et avenant de la foire marchande ArtParis), ces ateliers de pratiques artistiques, pour des petits groupes de 10 à 12 participants, sont menés par des artistes professionnels, pour la plupart amis du couple, en lien avec des animateurs socioculturels, officiant dans de nombreux domaines : peinture, gravure, sérigraphie, sculpture (terre, bois, forge), art numérique, métiers d’art, art du vivant et prochainement artisanat.

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Des enfants en atelier, à l’association La Source, photo affichée dans le parcours de l’expo « L’art à la Source », Elizabeth & Gérard Garouste, villa Les Roches brunes, Dinard

Franchement, chapeau à eux deux pour cette sage et heureuse initiative reconnue d'utilité publique : La Source Garouste est une association d’intérêt général à vocation sociale et éducative via l’expression artistique à destination des jeunes en difficulté, très souvent en décrochage scolaire, et de leurs proches. « Favoriser l’épanouissement de l’enfant, précise Gérard Garouste, et l’éveiller à l’art, c’est cultiver sa sensibilité, son imagination, son intelligence, dans la perspective d’en faire un être qui désire. » « L’isolement artistique dans les campagnes, ajoute Elizabeth, est frappant. Nous ne cherchons pas à en faire des artistes, mais à valoriser ces enfants qui le sont rarement. »

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Tableau (à droite de l’image) d’Olivier Masmonteil, « Paysage effacé – Fontaine River », huile sur toile, 2019, courtesy galerie Antoine Dupin, au côté d’une production collective, conduite par l’artiste, de l’association La Source
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Le peintre Gérard Garouste et Yann Bagot, jeune artiste intervenant à La Source, villa Les Roches brunes, ©photo V. D., Dinard, juin 2024

Aussi, afin de donner au public un large aperçu de l’extraordinaire richesse du travail mené dans ces ateliers labellisés La Source, la formidable expo « Elizabeth et Gérard Garouste. L’art à La Source », courez-y !, confronte la création de treize artistes (Yann Bagot et le collectif Ensaders, Aurélien Boiffier, Marco Castilla, Raynald Driez, Alice Gavalet, Marie Heughebaert, Olivier Masmonteil, Hugo Miserey, Laurence Nicola, Fabien Tabur, Céline Tuloup et Catherine Van den Steen) aux œuvres réalisées par les jeunes en atelier sous leur direction. Est à l’œuvre ici une porosité salutaire bienvenue entre création artistique et action sociale. Et, ma Doué, ça bouillonne de partout !

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Feuilles de Yann Bagot, « Promontoires #5 », encre de Chine sur papier, 2021, galerie Robert Dantec, « Promontoires #9 », encre de Chine sur papier, 2019, gal. R. Dantec
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Atelier La Source Garouste, conduit par Elizabeth Garouste & Pascale Laurent, « Mobile aux oiseaux », technique mixte (sculpture de métal et de papier), 2013, collection La Source Garouste – Hermine

Artiste intervenant à La Source Garouste, le plasticien Aurélien Boiffier, dans le hors-série Beaux Arts sus-cité consacré à L’art à La Source à Dinard (p. 53), déclare : « L’impact de ces ateliers sur les jeunes sourciers est immense. Je vous donne un exemple : j’ai été amené à animer un atelier autour de la sculpture en métal auprès d’adolescents, dont l’un devait être jugé à la fin de la semaine. Il avait été tellement métamorphosé par la sculpture qu’il avait faite que les éducateurs, l’avocat et la juge ont été époustouflés. Pour ces jeunes gens, comme pour les artistes, réaliser des créations qui font sens peut constituer une véritable révélation.  »

Et Gérard Garouste himself de compléter, toujours dans le même support, en page 10 : « Je suis heureux de mon parcours professionnel, d’avoir travaillé avec de grandes galeries, que mon travail ait fait l’objet d’une rétrospective au Centre Pompidou, mais ce qui s’est passé à La Source dépasse tout cela : chaque année, plus de 13 000 enfants profitent d’une expérience dans nos ateliers, c’est plus important que d’accrocher un tableau au-dessus d’une cheminée ! »

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Vue sur la mer, juin 2024, de la villa Les Roches brunes, Dinard

Pour conclure, pourquoi ce « festival » estampillé Garouste à Dinard est-il si emballant ? Est-ce dû à l’effet bord de mer ? Au dialogue fécond du peintre-star avec sa femme, plasticienne également ? Ou bien encore, les jouxtant, grâce aux p’tits jeunes à la rescousse, encadrés par des artistes talentueux généreux de leur temps - ne manquez surtout pas les superbes dessins allusifs de Yann Bagot, avec des roches comme façonnées dans l’eau de mer -, dynamisant le tout en apportant irrésistiblement du sang neuf ? C'est certainement un mélange de tout ça. Toujours est-il, à dire vrai, que j’ai surtout trouvé l’ensemble exposé ici, sur deux sites estivaux, plus aventureux que l’expo-rétrospective Garouste « classique », un poil ronronnante, à Beaubourg à l’automne 2022. Car plus inattendu (un attrait prononcé pour les chemins de traverse et le pas de côté), plus modeste (point de cartels pontifiants, nous prenant de force la main pour dire que tel triptyque est un grand-œuvre) et davantage inspirant, comme pulvérisateur de frontières, agitateur d'idées et dynamiseur de talents diversifiés.

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Elizabeth et Gérard Garouste, intérieur Villa des Roches brunes, Dinard, juin 2024, ©photo V. D.
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Installation « en accordéon » de Gérard Garouste, jouant sur une théâtralisation de la peinture, exposée au Palais des Arts et du Festival, Dinard

In fine, un mot du couple-artiste que forment harmonieusement Gérard et Elizabeth (entre nous, que c’est beau l’amour longue durée, contre vents et marées), affiché sur une cimaise du circuit, au sujet de leur Source pleinement vivifiante : « Nous avons réalisé un rêve : fonder un lieu de libération et de création pour des enfants en situation de fragilité. Nous leur transmettons des clés essentielles pour grandir sereinement telles que la tolérance, la curiosité, la créativité et la découverte au contact des artistes. » I have a dream, disait feu l'intranquillle Martin Luther King (1929-1968). A Dream Team, en l'occurrence, à Din... art, l'aventure artistique y étant, sur place, sacrément boostée par un p'tit truc en plus : le sens du partage et la beauté du geste, le goût des autres et la générosité de cœur.

Exposition « Elizabeth et Gérard Garouste. L’art à La Source », Palais des Arts et du Festival, jusqu’au 1er septembre 2024, Villa Les Roches brunes, jusqu’au 6 octobre 2024. ©Photos in situ V. D. Informations pratiques : Palais des Arts et du Festival, 2, boulevard Wilson, 35 800 Dinard, Villa Les Roches brunes, 1, allée des Douaniers, 35 800 Dinard. Tél. : 02 99 16 00 00. htpps : //www.ville-dinard.fr Commissariat de l’exposition : Laura Goedert, historienne de l’art et chargée des expositions (ville de Dinard), Stéphanie de Santis Garouste, historienne de l’art. Collaboratrice scientifique : Françoise Wasserman, conservatrice générale honoraire du patrimoine. Horaires d’ouverture : du mardi au dimanche, de 11h à 18h, fermeture le lundi. Tarifs : plein tarif, 12 euros, tarif réduit : 10 euros (voir conditions sur ville-dinard.fr). Autour de l’exposition : rencontre avec Elizabeth et Gérard Garouste animée par Olivier Kaeppelin : samedi 27 juillet à 19h au Casino Barrière de Dinard. À lire : Gérard Garouste, L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, éditions L’Iconoclaste, 2009. La Source Garouste (dons bienvenus !), renseignements : www.lasourcegarouste.fr. Contact : [email protected]



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