samedi 12 mars 2016 - par Orélien Péréol

Hamlet Kebab (mais que diable allait-il faire dans cette galère ?…)

On va dans une salle de cinéma assister à une représentation de théâtre. Etrangeté.

Mais pas tant que ça. Tous les medias, à terme, se rejoignent. C’est théorisé depuis longtemps par McLuhan et oublié depuis longtemps aussi. Donc les images mobiles pour faire du théâtre, ça devait, c’est venu, c’est là, ça monte, ça augmente. Dont acte.

On va voir une adaptation rapide et condensée de Hamlet, jouée en direct dans un kebab d’Aubervilliers. Trois représentations, filmées. Où mettre le public, dans un kebab ? Hein ? Eh bien, dans une salle de cinéma, justement !

Ça commence avec du retard, c’est bien, on sent que ça rame. Puis, on voit la rue, le film de la rue. C’est banal à souhait, mais on sait que c’est la banlieue, on voit la banlieue, couleurs clinquantes du Kebab, turc, de vraiment bonne taille ; on y est. Un petit tour du propriétaire, on voit tout le monde, les caméramans se filment l’un l’autre. OK. On les a vus. La technique dans un coin du restaurant… On peut y aller.

Comme on s’en doute bien, le texte est largement passé à la trappe (que des comédiens amateurs d’Aubervilliers). Je m’attends à un abrégé, un peu comme l’avait voulu et réussi Yves-Noël Genod avec La mouette http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/lecon-de-theatre-et-de-tenebres-175907.

Au début, les éléments scénaristiques y sont bien, et les personnages, donc. Hamlet est derrière un masque grillagé noir, d’escrimeur. Un comédien au visage caché ! Le spectre est un homme à tête de mort qui vient en voiture ; on le voit rouler dans les rues d’Aubervilliers. De l’audace, donc ! vraiment de l’audace ! Ensuite, le rapport à la pièce Hamlet se dissout, et même se noie. Du théâtre comme un art de la trouvaille (comme écrivait Roland Barthes, il y a si longtemps, en 1957, in Mythologies, s’en désolant !) Belles trouvailles, il faut le dire : des miniatures, des figurines, des crânes ; de la terre comme une jardinière avec ensevelissement, cérémonie religieuse d’enterrement, démonstration de la morale du suicide et de la mort accordée du dehors avec un pichet d’eau… la caméra sous le masque grillagé d’Hamlet… de fausses émissions de télé projetés dans le Kebab (mais où est le public, à part nous dans notre cinéma ?). Des trouvailles air du temps aussi : sextoys et baise à découvert, pas tout-à-fait porno, mais presque.

Une scène dans laquelle Hamlet et sa mère se répètent : « tu as gravement offensé ton père », « tu as gravement offensé mon père », avec en surimpression des images prises ailleurs d’une partie de ping-pong ! Polonius apparait, il crie, et disparait sous l’écran comme dans des sables mouvants, il est mort, il meurt comme ça, d’un coup, en surimpression lui aussi… Didactique excessive qui s’amplifie : on voit une brochette légendée comme dans une leçon de sciences à l’école, qui nous dit que Polonius est passé là et va être mangé. Il est aussi transporté, ensanglanté, sur un diable, dans la rue, au milieu des gens indifférents, mais on voit bien le maquillage, tiré jusqu’au bord du canal de l’Ourcq. Ces images ont été tournées préalablement.

La question de savoir ce qui se passe vraiment en direct se pose. Dans ses déclarations, Rodrigo Garcia dit : « Les plans larges, c’est horrible ! ». Sauf qu’on n’est pas vraiment dans le Kebab. Pas d’interactions avec les clients du jour. La représentation et sa transmission en direct ne sentent pas le danger de l’impromptu, l’insécurité du quotidien, l’improvisation qui est la règle de nos vies et dont tous les récits (théâtre, cinéma ou romans) sont exempts.

Ophélie meurt de la même façon que Polonius, comme ça, toute seule dans une piscine municipale, qui est bien celle d’Aubervilliers, nous dit-on.

Les mets proposés à Hamlet ne viennent pas du Kebab, ils sont préparés par un chef de haut vol, qui nous montre comment il s’y prend, genre nouvelle cuisine, avec un grand gout pour l’aspect visuel… dans une cuisine tout-à-fait différente de celle d’un Kebab. Hamlet n’en veut pas et les regarde sans bouger. Rien ne le séduit, que son malheur, qu’il garde enfoui dans son esprit, dans sa tête, sous son casque ou masque de fleurettiste.

Au fil de la « représentation » (?), on va vers une vision manichéenne d’Hamlet (la pièce originelle) comme d’une combinaison de combats singuliers croisés. Tout s’y rassemble. A la fin, on verra, de la même façon, des images burlesques de combats de catch dans des costumes de surhommes (genre superman, spiderman… je ne connais pas du tout ce monde) et dans une ambiance de fête foraine, le tout granguignolesque (le monde où l’on catche de Roland Barthes Mythologies). Certes. Tout le monde perd. Les noms des protagonistes sont rayés du tableau d’affichage les uns après les autres. Comme un match tragique.

Le propos n’est pas tenu. L’acte théâtral est à la fois réduit et dispersé. Rodrigo Garcia dit qu’il ne connait pas particulièrement le cinéma et qu’il ne voulait pas monter les classiques. Il aurait dû conduire sa vie avec ses caractéristiques avouées. Il aurait dû croire un peu plus à cette image de lui qu’il avait.

Le plus intéressant, et vraiment intéressant car c’est une vision d’Hamlet singulière et juste, a été dit par Mamadou Traoré, comédien amateur qui joue le personnage d’Hamlet et qui n’a pas fait la mise en scène et que je vais citer in extenso (en entier) : « Il y a une pensée qui est commune, les gens voient de la même manière, il suffit qu’une seule personne voie différemment et elle passe pour quelqu’un de bizarre. Il existe beaucoup d’Hamlet aujourd’hui, qui cherchent la vérité, alors qu’il y a comme un consensus admis, sans recherche, comme si l’ordre des choses était normal. Par exemple, il y a ceux qui peuvent s’exprimer tranquillement et ceux qui ne peuvent pas dire ce qu’ils pensent vraiment, car sinon ils se confrontent à un courant d’opinion trop répandu. » Bravo.

On peut le voir ici :



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