samedi 12 mars 2016 - par Daniel Salvatore Schiffer

Hommage à Keith Emerson, le « Lucky Man » du rock symphonique et progressiste

Qui se souvient encore, aujourd'hui, d'Emerson, Lake and Palmer ? Ces trois beaux anglais - Keith Emerson aux claviers, Greg Lake au chant et à la basse, Carl Palmer à la batterie - formaient pourtant, dans les années 70, un groupe de légende au sein de ce que l'on appelait alors le « rock symphonique », « progressiste » et « alternatif ». Dans ce genre musical, qui requérait une certaine exigence intellectuelle et une réelle culture pour l'apprécier à sa juste valeur, émergeaient notamment, outre ce célèbre trio, d'autres groupes phares, tels Genesis (au temps du talentueux Peter Gabriel), Yes, King Crimson (avec ce fabuleux guitariste qu'est Robert Fripp), Gentle Giant, Soft Machine (un peu plus jazzy, avec un l'inclassable Robert Wyatt) et Van Der Graaf Generator (qui avait comme leader charismatique l'immense Peter Hammill, resté injustement méconnu malgré son impressionnante production musicale).

Keith Emerson, d'autre part, ne fut pas seulement le fondateur d'Emerson, Lake and Palmer. Il le fut aussi, quelques années auparavant déjà, d'un autre groupe tout aussi important en ce domaine. Il avait pour délicieux nom The Nice. Tout un programme !

 

VIRTUOSE ET PRECURSEUR

C'est donc avec tristesse que ceux de ma génération ont appris ce matin, samedi 12 mars 2016, la mort, à l'âge de 71 ans, du grand Keith Emerson, qui, organiste et pianiste de métier, après avoir entrepris un cursus de musique classique au conservatoire, fut une véritable pionnier, précurseur de génie, dans l'exploitation, au sein de ce « rock symphonique » précisément, d'instruments, alors considérés d'avant-garde, tels que le synthétiseur et le moog, lesquels préfiguraient déjà, par le truchement de leurs sons électroniques, ce que l'on nomme, de nos jours, la « techno pop ».

Il ne serait d'ailleurs pas exagéré de dire, afin de compléter ce bref portrait, que Keith Emerson fut au clavier ce que, pour employer une analogie, Jimi Hendrix fut à la guitare : un incroyable virtuose, doublé, lors de concerts souvent mémorables, d'une extraordinaire présence sur scène. Les performances scéniques du tumultueux Keith Emerson n'étaient d'ailleurs pas sans rappeler, par certains aspects, les époustouflantes extravagances d'Hendrix, notamment lorsqu'il y mettait le feu, à l'instar de celui-ci avec ses Fender et autres Stratocaster, à son vieil orgue Hammond, qui, atteignant ainsi un sommet de distorsions, semblait alors hurler, comme autant de notes suraiguës, en un indescriptible chaos, pourtant toujours contrôlé. Ce théâtral Emerson, dont les exubérantes et chatoyantes tenues vestimentaires n'étaient pas sans évoquer celles des stars du glam rock (de David Bowie à Roxy Music, en passant par cet électron libre qu'est Brian Eno) était un maître en la matière : Welcome Back my Friends to the Show that never Ends fut d'ailleurs le titre, en ces fructueuses et démentes années-là, des très spectaculaires « show » de ce groupe hors-normes !

Mais, de l’œuvre musicale de ce trio - Emerson, Lake and Palmer - qui avait alors osé prendre comme nom d'artiste l'addition de ses ses seuls patronymes (une grande première pour l'époque), on retiendra surtout ici ses enregistrements discographiques, au premier rang desquels émergent, à n'en pas douter, deux albums mythiques : Tarkus (le deuxième de leur production) et Pictures at an Exhibition, « concept album », comme on disait alors, qui n'était autre que la version rock des célèbres Tableaux d'une Exposition du compositeur russe Modest Mussorgsky, dont la partition originale est certes pour piano seul, mais que Maurice Ravel, quant à lui, réorchestra, nanti là d'une sensibilité toute « impressionniste », pour ensemble symphonique.

S'ensuivirent alors, après une décennie de succès considérables et deux autres chefs d’œuvre discographiques, Trilogy (triptyque musical comprenant notamment le single From the Beginning) et Brian Salad Surgery (leur principale réussite commerciale), l'inévitable déclin auprès du public, puis la définitive séparation : la musique d'Emerson, Lake and Palmer (devenu ELP, sigle, tels un slogan ou une marque, de leur appellation d'origine contrôlée), trop sophistiquée, prétentieuse et même pompeuse jugèrent certains critiques, n'était plus en mesure de rivaliser, face aux avancées du temps, avec le retour à un « pop rock » plus immédiat et plus authentique, plus simple, et plus traditionnel aussi, sans être, pour autant, moins attrayant ni inventif : ce fut, dès lors, la déferlante de la new wave, annonciatrice du punk et du funk à venir.

 

LA MORT DANDY : UNE ESTHETIQUE DE LA DISPARITION

Mais ainsi va la vie, et la mort aussi : Keith Emerson nous a donc lui aussi, comme David Bowie il y a tout juste deux mois, quittés, et de manière tragique puisque d'insistantes rumeurs, plus ou moins fondées, prétendent que ce fut là, en réalité, un suicide !

Le saura-t-on jamais ? Le mystère, sur ce point délicat, pourrait rester, en effet, entier. Mais, à Dieu ne plaise, c'est de l'un des plus beaux titres, Lucky Man (homme heureux, en français), gravé sur le premier album de ce même Emerson, Lake and Palmer, que j'aimerais, grâce à sa mélodieuse mais sobre élégance, me souvenir, pour rendre ainsi, en ces lignes, un dernier mais sincère hommage à Keith : il était en effet, par son talent, le « lucky man  », paré d'une incroyable envolée lyrique à la fin de ce qui apparaît désormais là comme un hymne à l'existence humaine, du clavier en ce temps béni du rock alternatif, si ce n'est, par ses audacieuses et très libres innovations artistiques, révolutionnaire.

Keith Emerson : une esthétique, en ce douloureux jour de deuil, de la disparition !

C'est aussi cela la mort dandy, que François Dolto, dans un petit mais précieux essai ayant pour significatif titre Le Dandy, solitaire et singulier, décrit, très justement, comme suit : « Aux yeux ébahis de son entourage soumis, le dandy naît d’une seule option. Il quitte son propre passé solitaire dont il ne retient rien, comme la flèche quitte l’arc (…) dans un jet décisif. (…) Il entre dans une dimension nouvelle où, toujours solitaire, il mène sa vie d’artiste, de poète, d’adorateur de beauté froide dans un engagement total. Il incarne pour son temps la figure de proue insensible aux tempêtes, et trace en un style de vie servant d’exemple, son orgueilleux chemin vers l’horizon de sa mort, indifférent aux dires et aux faires de qui se targue de le suivre. »

Point n'est besoin, pour résumer les sentiments qui m'assaillent aujourd'hui, d'autres commentaires : adieu, donc, cher Keith ; c'est à nouveau, comme pour Bowie il y a deux mois seulement, une part de ma propre jeunesse qui s'en va avec toi.

C'est la vie, la cruelle vie, comme le chantaient encore magnifiquement bien, emplis d'une indicible nostalgie, Emerson, Lake and Palmer !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

 

*Philosophe, auteur de Philosophie du dandysme - Une esthétique de l'âme et du corps (PUF), Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy (Ed. de La Martinière) et Lord Byron (Gallimard-Folio Biographies). A paraître : Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu (Ed. François Bourin).



12 réactions


  • La mouche du coche La mouche du coche 12 mars 2016 13:36

    Musique de l’Empire américano-sioniste. Si vous aimez ça, c’est que vous êtes dans la Matrice. Tout va bien pour vous. smiley


    • sls0 sls0 12 mars 2016 17:38

      @La mouche du coche
      Musique de baba cools pour des baba cools. Pour avoir connu l’époque, c’était un peu hors matrice mon gars.
      Si une matrice de la connerie existe, méfiez vous !


    • La mouche du coche La mouche du coche 18 mars 2016 18:25

      @sls0
      Vous pensez ne pas être dans la Matrice, méfiez vous !


  • legrind legrind 12 mars 2016 13:57

    Le rock progressiste n’a pas eu très bonne presse ici il me semble et est assez mal connu.


  • Clocel Clocel 12 mars 2016 14:05


    Je n’ai jamais bien accroché à Emerson, mais je sais que je leurs dois beaucoup à travers leurs disciples, Rick Wakeman le clavier de Yes, Genesis, Pink Floyd, Mike Oldfield, Marillion période Fish, Ange et d’autres obscurs du catalogue Musea...
    Qui se souvient de Mona Lisa ? smiley
    Fais chier, l’age vient d’enterrer nos idoles...
    So long Keith...


  • Rincevent Rincevent 12 mars 2016 14:06

    R.I.P Keith. J’ai encore en mémoire l’incroyable débauche de matériel qui accompagnait ELP. Un synthétiseur de 250 kg, une batterie de deux tonnes et demi, etc. Au point, qu’en tournée, il y a eu jusqu’à cinq poids-lourds pour transporter et cinq heures pour monter tout ça. C’était une époque de démesure…


  • Phoébée 12 mars 2016 16:16

    Mais qu’est ce qu’i arrive. Ils meurent les uns après les autres comme des mouches.... Mais alors, mais alors ? Je vais mourir aussi !  smiley


  • Eric2759 (---.---.117.57) 12 mars 2016 19:15

    Je suis triste. ELP fut mon groupe préféré à partir du moment où je l’ai découvert. Merci Keith pour cette musique qui m’a comme encoutée. Tu avais vraiment un talent unique. Welcome back my friend, to the show that never ends ?


  • luecila (---.---.87.93) 13 mars 2016 02:43
    Bel hommage d’un connaisseur,c’était un peu grandiloquent pour moi,mais indiscutablement de bns musicos
    nb ;y a vraiment des commentaires débiles sur AG(mouche du coche)

  • Antoine 13 mars 2016 13:16

       De la banalité musicale comme on en sort au kilomètre !


  • exigenxieux (---.---.48.51) 16 mars 2016 06:23

    Etant organiste ,pianiste (avec synthes) ,j’ai travaillé les oeuvres de keit depuis ma jeunesse et encore à l’heure actuelle ,j’affirme qu’il restera à jamais le grand compositeur de rock progessif que le monde aura connu.Philippe


  • exigenxieux (---.---.48.51) 16 mars 2016 06:32

    (j’ai oublié ,au sujet de keit assurément le plus grand compositeur de rock progessiff avec une formation réduite en tri).


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