« Il était une fois en Amérique » au cinéma

Profitons de la reprise au cinéma d’Il était une fois en Amérique (mercredi 22 juin) pour revenir sur le film-testament de Sergio Leone (1929-1989), adapté de The Hoods d’Harry Grey. Que dire sur ce film désormais mythique ? Il y aurait tant à dire sur ses dialogues cultes, que d’aucuns connaissent par cœur, sur sa musique lancinante signée Ennio Morricone (la plus belle musique de l’histoire de la musique de films ?), sur sa distribution prestigieuse (James Woods, Burt Young, Joe Pesci, Danny Aiello, Jennifer Connelly et j’en passe) ou encore sur la prestation extrêmement subtile d’un Robert De Niro incarnant, par des coups d’œil en coin, yeux embués, plissements de front et autres moues énigmatiques, un Noodles inoubliable. On pourrait parler sans fin des scènes d’anthologie d’Il était une fois en Amérique : le petit garçon (Dominic) qui meurt sur le pavé mouillé de Brooklyn pendant que retentit la flûte de Pan de Gheorghe Zamfir ; la charlotte russe avec de la crème dévorée par le gourmand Patsy dans l’escalier alors qu’il attend Peggy ; l’ellipse inoubliable, sur fond de Yesterday des Beatles, lorsque Noodles se regarde dans un miroir de la gare de Coney Island en 1933 et qu’on le retrouve, des années après (1968), dans cette même gare décorée désormais façon pop art ; le travelling génial, pour nous parler de la solitude des êtres dans une grande ville, qui part de la devanture du bar de Fat Moe revisitant le tableau des Faucons de la nuit (1942) de Hopper pour finir sur la cabine téléphonique d’où appelle Noodles : séquence chair de poule assurée ; et la séquence finale : le face-à-face entre Max et Noodles qui prend des allures de duel, comme dans les westerns spaghettis du maître, mais cette fois-ci sans les coups de feu ; on n’est plus sous le soleil aveuglant des déserts d’Almeria ou de Monument Valley mais dans la pénombre d’un bureau de politicien riche en boiseries mordorées et sculptures néoclassiques en tous genres.
Hélas dernier film du cinéaste (rappelons que le maestro est mort prématurément, à 60 ans, d’une attaque cardiaque devant un film qui, paradoxalement, s’appelait Je veux vivre), Il était une fois en Amérique (1983) est un film de gangsters mais en y regardant de plus près, il est bien plus que ça et, peut-être même, bien plus qu’un… film. Car Leone y a mis son immense talent et toute son âme et ça se voit à l’image, celle-ci baignant admirablement dans les noirs charbonneux de la pègre américaine, dans les teintes sépia du temps des souvenirs et dans le blanc floconneux de l’image fantasmée vacillante, courant à sa perte. « (…) Il était une fois en Amérique, c’est le film de Sergio Leone. Et c’est moi, ce film. Un film pareil, on ne peut le réussir qu’avec la maturité, des cheveux blancs et pas mal de rides autour des yeux. Jamais je n’aurais pu faire le film ainsi si je l’avais réalisé à quarante ans… » (in Conversations avec Sergio Leone*). Leone avait 52 ans quand il a tourné son ultime long métrage.
A la fois leçon de cinéma et de vie, Sergio Leone parvient à faire entrer la vie dans son film de fiction, dans tout ce qu’elle a de flamboyant (c’est l’histoire d’un self made man selon le bon vieux mythe du rêve américain) mais aussi de plus cruel : c’est le récit sur plus de quarante ans d’une amitié trahie. Adolescent, Noodles, « héros » principal du film, rencontre Max dans le Lower East Side de New York, plombé par la délinquance ; je mets le terme héros entre guillemets car Noodles – qu’on peut traduire par nouille ou idiot en français – a tout, non pas d’un super-héros (on est très loin à l’époque, en 1984, des sauveurs du monde à la sauce américaine, façon Schwarzie, Stallone et Cruise), mais davantage d’un loser - cette image d’antihéros, ou tout au moins d’homme ordinaire, contribue sans aucun doute à rendre ce film profondément attachant car l’identification est des plus aisées. Noodles, dans un monde gangrené par le vice, la corruption et les mensonges, est un sentimental, en ce sens il n’est pas impossible qu’il arrive perdant sur la ligne d’arrivée. Ensemble, et à l’ombre du pont de Brooklyn, Noodles et ses potes font les quatre cents coups – des trafics illicites en tous genres – jusqu’à ce que Noodles, suite à un meurtre, finisse au trou. A sa sortie de prison, en pleine ère de
Le temps de la narration du film est 1968 mais, par une série de flash-back, on ne cesse de revenir aux deux autres périodes charnières de la vie de Noodles : 1922 et 1933. Avec Noodles, on se souvient alors du « temps où nous rêvions » (J-M. Samocki). On se souvient de son adolescence mouvementée dans les années 20, de sa bande de copains juifs (le film se passe dans la communauté juive newyorkaise) et de son premier amour, Deborah. Ainsi, Je me souviens aurait pu être le titre d’un tel film, nostalgique en diable, mais, en quelque sorte, il était déjà pris par Fellini avec son Amarcord (1973). Un autre titre possible à Il était une fois en Amérique, c'est bien sûr A la recherche du temps perdu. Dans sa façon de reconstituer le passé par des bribes de mémoire qui reconstruisent une réalité parallèle à la vraie, le film de Leone est ouvertement proustien. D’ailleurs, le réalisateur cite manifestement dans son film-somme (il y a mis, on le sait, tout ce qu’il aimait) la fameuse première phrase du livre de Proust : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Lorsque Noodles est de retour sur les lieux de son enfance, il revient dans le bar de son ami Moe qui lui demande « Qu’est-ce que t’as fait toutes ces années ? », et Noodles de lui répondre – « Je me suis couché de bonne heure. »
Indéniablement, c’est le Temps qui constitue, en creux, le personnage principal du film. Véritable monument du 7e art, Il était une fois en Amérique, avec son entrelacs de temps (1922, 1933, 1968), est d’une telle complexité narrative qu’il résiste admirablement à maints revisionnages. On a toujours l’impression, lorsqu’on le revoit (pour ma part j’ai dû le voir une bonne dizaine de fois mais des fans affirment l’avoir vu jusqu’à cent fois !), d’y découvrir de nouvelles choses et de pouvoir enfin percer le mystère du film. Comme pour les grandes œuvres d’art, qu’elles soient picturales, littéraires ou cinématographiques, Leone, pendant les 3h46 que dure la projection, maintient son film dans des zones de mystère et d’incertitude. Le film finit d’ailleurs par l’image moirée du sourire de Noodles, sourire énigmatique (de béatitude ? d’ironie ? de désespoir ?...) qui n’est pas sans rappeler le sourire sibyllin de
Il était une fois en Amérique est truffé d’ellipses visuelles ou sonores saisissantes (je ne me lasse jamais d’entendre la sonnerie de téléphone agaçante se transformer soudain en sifflement de théière) et le film baigne constamment dans un temps incertain : révolu ? retrouvé ? halluciné ? La matrice d’Il était une fois en Amérique est la fumerie d’opium située dans les combles d’un théâtre chinois de New York. L’opium brouille les repères temporels (le futur devient le passé), du coup on circule dans le cerveau embrumé de Noodles. Ce grand nostalgique applique à la lettre la maxime « Le souvenir est le seul paradis dont on ne puisse être chassé ». On peut lire les 3 heures 46 de Il était une fois en Amérique comme une longue rêverie opiacée nous maintenant, via une chronologie non linéaire, de longs zooms contemplatifs et de lents pano-travellings, dans un flottement permanent. La fumerie, avec son théâtre d’ombres, est à la fois une métaphore du 7e art (le cinéma comme paradis artificiel) ainsi qu’une possible métaphore de la vie, parce qu’on se construit une identité via une mémoire sélective circulant entre temps passé, présent et à venir. Ainsi, si ce film n’est qu’un cauchemar sous opium (et Leone nous invite à le penser car sa fresque commence dans une fumerie d’opium et s’achève sur le sourire de l’opiomane Noodles dans ce même théâtre d’ombres chinoises), il balaye sur le champ certains reproches qu’on a pu lui faire. Les maquillages vieillissant les acteurs ont l’air un peu faux ? Noodles s’est peut-être construit un futur imaginaire, il est possible qu’il fantasme des corps fatigués un peu toc (il les invente). L’Amérique montrée ressemble à un Nouveau Monde de cartes postales teinté d’un parfum italianisant ? Pourquoi pas, on est dans la tête de Noodles se construisant une Amérique d’Epinal qui puisse s’accorder à ses désirs, et au passage on est également dans la tête de Leone : « A mes yeux, The Hoods était une de ces boules de verre pour touristes, avec à l’intérieur une petite tour Eiffel, un petit Colisée, peut-être une Statue de
Bref, si Il était une fois en Amérique est un aussi grand film, à coup sûr l’un des plus grands de l’Histoire du cinéma, c’est certainement parce qu’il résiste à plein de visionnages et de lectures univoques. En le voyant, on ne cesse de voir le film pour ce qu’il est - une œuvre généreuse - mais aussi pour toutes les perspectives qu’il ouvre : on s’invente des scènes, des récits et des films avec. C’est un film gigogne. Bien sûr, on suit avec délectation ce que Leone y a mis (ses images sont superbement travaillées) mais on se fait également son propre cinéma en venant combler les ellipses et les béances narratives du film. Leone avait compris, comme d’autres grands cinéastes (Eisenstein, Chaplin, Hitchcock, Kubrick, Lynch), qu’un film est d’autant plus grand lorsqu’il laisse le spectateur venir le compléter par son imaginaire, son ressenti et son vécu. Il était une fois en Amérique ou il était une fois un cinéma follement ambitieux ne prenant pas le spectateur pour un idiot. Merci Sergio.
* Précisons que toutes les citations de Leone mentionnées dans cet article proviennent de Conversations avec Sergio Leone, Noël Simsolo, éd. Stock, 1987. Par ailleurs, une version intégrale d'Il était une fois en Amérique (4 heures 30 !) devrait faire son apparition prochainement, cf. : http://www.lesinrocks.com/cine/cinema-article/t/62900/date/2011-04-07/article/il-etait-une-fois-en-amerique-40-minutes-inedites/