Kaïros
Kaïros Pièce d’actualité n°6 de Bruno Meyssat avec Elisabeth Doll, Yassine Harrada, Julie Moreau, Mayalen Otondo, Chryssoula Anastassiadou Théâtres du Shaman au Théâtre de la Commune.
Ce spectacle peut être amené à se développer dans une forme plus ample pour la saison 2016-2017.
Sur l’état de la Grèce, on peut lire ce blog : http://www.greekcrisis.fr/
Le mot Kaïros, avec son air de déjà connu, ne l’est guère. C’est un des mots grecs de la Grèce ancienne pour signifier « le temps ». Le plus connu, c’est Chronos. C’est le seul vraiment connu. Il y a Aïon, qui serait le temps dans son aspect cyclique (retour des saisons, cycle de la lune, retour des parents et des enfants, nous sommes tous filles et fils et nous faisons, ce n’est pas obligé, des filles et des fils, tous sur le chronos, le fil du temps). Le temps est une roue qui tourne et avance sur un fil. Kaïros, c’est le point du présent, avec ses attaches : « il est un temps pour aimer et un temps pour détester » dit l’Ecclésiaste. Kaïros, c’est un peu le « moment » (Henri Lefebvre), le temps présent incluant son événement et l’espace afférent (le moment du repas, avec sa cuisine, ses couverts, ses restaurants… le temps du repos, avec ses lits, ses chaises longues…).
Kaïros de Théâtres du Shaman, c’est le « moment grec » dans notre monde connecté certes, mais désuni. C’est le moment grec comme symbole, synthèse de notre devenir européen voire mondial, à savoir que la stabilité de l’organisation monétaire internationale étant la condition du bien-être des pays et des peuples, elle doit être maintenue à toute force, y compris et surtout par et dans le désarroi des peuples. Kaïros nous montre sur le plateau des figures de cette décomposition d’une société suite à ces manœuvres, lointaines dans leurs centres de décision, et qui empiètent néanmoins sur la psyché et la vie de chacun.
Kaïros a la forme spécifique, unique des spectacles de la compagnie : un patchwork de moments, d’objets bavards à l’usage biaisé et démultiplié par les comédiennes et comédiens : un berceau métallique ancien, une grosse pierre, un canot pneumatique, deux amphores, un instrument de chirurgien (un écarteur ?), une table d’écolier, des tôles ondulées pendues verticalement, la base d’une colonne antique ou le chapiteau, comment savoir ?, une vieille télé, des chaises… etc. Le tout disposé éclaté sur un sol jaune canari. Comme pour un vide grenier (?).
Kaïros va plus vite que les précédents spectacles, la signification de chaque moment est plus claire, on est moins porté par ce sentiment que le discours échappe, se tient à l’indicible, à l’interface du sensible et de l’inconscient. C’est un théâtre d’objets de toute façon, les objets y circulent plus que dans les spectacles antérieurs, prennent des directions, fondent des scènes très différentes avec une interprétation nette à chaque fois. Plus de scènes collectives. Je n’exprime pas un regret, juste une marque sur Kaïros importante.
L’équipe est très renouvelée. Est-ce cela ? dans les voyages que Théâtres du Shaman fait pour créer ses spectacles et qu’ils ont fait cette fois aussi, Bruno Meyssat a rencontré une Hellène qui s’est embarquée dans le spectacle et nous offre un discours en grec. Peu de paroles internes. Beaucoup, et plus qu’avant, de discours des décideurs politiques, il y en a parfois tellement que le spectateur débordé doit choisir entre voir ou entendre. Les histoires horribles du patient que l’on sort du bloc opératoire, par manque de finances ; le suicide du pharmacien retraité qui en est réduit à faire les poubelles et préfère en finir ; la Grèce qui se fait doubler par l’Europe et remonter les bretelles parce qu’elle prend des décisions, vote des lois que l’Europe n’a pas permises !
Tout démarre sur ce sentiment d’abandon et de pénurie : manger de l’ognon cru, plonger aux coups autoritaires de sifflet sur un canot pneumatique qui ne sauvera rien ni personne, des sacs poubelles étalés en rangées serrées comme des tombes, un fauteuil roulant, le berceau comme cage et la mendiante écrasée au sol, aplatie en avant sous un manteau, juste les mains qui demandent… et qui refuse l’offrande finalement.
Kaïros dans la dérive de plateau construite qui est la forme théâtrale de Bruno Meyssat et Théâtres du Shaman, parcourt et exprime la dérive de ce pays, fondateur du théâtre et de tant de figures mythiques, pris dans les flux monétaires planétaires dont le désordre s’accroit pour l’instant sans freins ni contradictions.