Kanata, l’homme est un loup pour l’homme
Mise en scène, Robert Lepage Avec les comédiens du Théâtre du Soleil, Aref Bahunar, Taher Baig, Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Aline Borsari, Sébastien Brottet-Michel, Saboor Dilawar, Eve Doe Bruce, Ana Dosse, Maurice Durozier, Man WaïFok, Astrid Grant, Camille Grandville, Sayed Ahmad Hashimi, Martial Jacques, Sylvain Jailloux, Dominique Jambert, Seear Kohi, Shafiq Kohi, Agustin Letelier, Vincent Mangado, Andrea Marchant, Jean-Sébastien Merle, Alice Milléquant, Nirupama Nityanandan, Miguel Nogueira, Ghulam Reza Rajabi, Omid Rawendah, Samir Abdul Jabbar Saed, Arman Saribekyan, Wazhma Totakhil, Luciana Velocci Silva, Frédérique Voruz Dramaturgie, Michel Nadeau / Direction artistique, Steve Blanche, Ariane Sauve,́ avec Benjamin Bottinelli, David Buizard, Pascal Gallepe, Kaveh Kishipour, Etienne Lemasson, Martin Claude et l’aide de Judit Jancso, Thomas Verhaag, Clément Vernerey, Roland Zimmermann ; Peintures et patines, Elena Antsiferova, Xevi Ribas, avec l’aide de Sylvie Le Vessier / Lumier̀es, Lucie Bazzo, avec Geoffroy Adragna, Lila Meynard / Musique, Ludovic Bonnier ; Son, Yann Lemêtre, Thérèse Spirli, Marie-Jasmine Cocito / Images et projection, Pedro Pires, avec Etienne Frayssinet, Antoine J. Chami / Surtitrage, Suzana Thomaz / Costumes, Marie-Hélène Bouvet, Nathalie Thomas, Annie Tran ; Coiffures et perruques, Jean-Seb́ astien Merle / Assistante à la mise en scène, Lucile Cocito Production Théâtre du Soleil ; avec le Festival d’Automne à Paris Coréalisation Théâtre du Soleil ; Festival d’Automne à Paris Spectacle créé le 15 décembre 2018 au Théâtre du Soleil avec le Festival d’Automne à Paris En partenariat avec France Inter
Parlons théâtre, tout d'abord. Il y de nombreux comédiens et de nombreux personnages, comme dans tous les spectacles de la Troupe du Soleil. Beaucoup de nationalités aussi, d'ethnies. C'est constitutif de cette troupe et du travail d'Ariane Mnouchkine.
Kanata relate l'histoire tragique d'une droguée pour qui la vie est de trouver l'argent pour sa dose. Elle zone dans une rue de Vancouver avec d'autres jeunes gens comme elle. Elle sera assassinée par un tueur en série. Sa mère est conservatrice de musée et entretient ou restaure des tableaux. Un jeune couple s'installe dans un loft de la même rue, avec un projet de vie commune et de créations, elle, picturales, lui théâtrales (comme comédien). Leurs histoires vont se rejoindre. Le jeune homme se sentira en échec et quittera la ville ; sa compagne, tout au contraire, entrera en amitié avec la native droguée. Elle lui apportera aide et réconfort et en fera le sujet de sa peinture. Après l'assassinat, elle visera de peindre toutes les victimes de ce tueur. Les familles s'y opposeront, estimant qu'elle ne leur a pas demandé et qu'elle fait sa notoriété d'artiste sur leur malheur.
Une fin didactique nous dira que le malheur des autochtones vient du fait que les Européens colons enlevaient les bébés autochtones aux familles pour les élever dans des orphelinats et dans la religion chrétienne. Un certain Hastings (Warren) jouerait un rôle déplorable dans la dépendance de la Chine à l'opium au XIXème siècle, ce qui se serait retourné contre les Canadiens, tombant surtout sur les plus faibles, les autochtones. L'essentiel du spectacle se passe rue Hastings. Après une petite enquête, cela n'a pas l'air si sûr.
Ce n'est pas appuyé. Nous sommes des êtres historiques et notre vie personnelle coule dans l'histoire des hommes et y a un sens. C'est la condition de notre liberté, ce n'est pas une contrainte qui empêche notre liberté. Ce sens philosophique n'est pas explicité mais il me semble qu'il est lisible assez facilement.
De multiples lieux. Le numérique régénère la toile peinte de fond de scène, qui change de nombreuses fois. Des sortes de meubles à roulettes font des poubelles, des échoppes... On est dans une forêt bûcheronnée avec de vraies tronçonneuses... On est dans une ferme, dans la rue, dans une salle de shoot, dans le loft, au commissariat... ces changements vont vite et les lieux sont plutôt réalistes. Avec des moments oniriques comme le canoë qui se renverse en trapèze, ou le moment de Taï-chi...
On peut se demander comment un spectacle qui synthétise autant dans la forme que dans le fond son époque, notre époque a-t-il pu faire l'objet d'une telle haine qu'il a failli ne pas pouvoir se jouer du tout (il ne s'est pas joué au Canada) ? La polémique que ce spectacle talentueux a créé est plus significative que lui.
Les pétitions ont porté sur le fait que les autochtones n'étaient pas joués par des autochtones. La visibilité qui, selon eux, leur manque leur manquait là aussi, alors que la pièce ne parle que d'eux. Mais voilà. Depuis peu, les cultures ont des propriétaires et depuis ce temps, il existe un délit terrible : la violation de propriété. Contre la violation de propriété culturelle : la bénéfique répression, l'interdiction (via la légalité) ou l'empêchement via l'encombrement, l'obstruction, le harcèlement... Autant en emporte le vent subit le même type d'empêchement... Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci... et bien d'autres... D'où vient à certains la certitude que leurs raisons sont tellement absolues qu'ils peuvent faire taire les autres ? Tout se passe comme si, en l'absence d'avenir radieux, certains humains s'étaient mis en tâche de nettoyer le passé, de pratiquer une égalité de vitrine (la visibilité est la revendication suprême !). La politique est devenue le champ de bataille des particularités (exit l'universalité). Nous ne voulons plus débattre, nous voulons une démocratie a priori, dans laquelle ne s'exprimeraient que des idées démocrates a priori. C'est une censure, au sens technique de ce mot. Et qui la pratiquerait ? Ceux qui la demandent. Les brimés, les victimes et (ou via) les universitaires, qui s'estiment experts (plus de peuple, il y a un savoir qui permet toute décision, et ils l'ont) et gardiens des vrais malheurs et des discours admissibles.
Le colonialisme ne se réduit pas aux colonisations du XIXème siècle (l'Irlande, tout l'empire ottoman... et si les Sénégalais sont musulmans, ce n'est pas parce qu'ils sont allés en Arabie apprendre cette religion, ils ont été les confins d'un empire, les Almanides, partant de l'al Andaluz au nord et ayant pour capitale Marrakech du IXème au XIIème siècle, une colonisation). Les humains se créent des malheurs croisés dans tous les sens. En instituer certains comme seuls dignes d'être pris en compte et devant toujours l'être, à l'exclusion tacite des autres, est tragique (du côté de la mort, ici de l'anomie : contrôle des discours qui empêche que la société se comprenne elle-même).
Kanata montre dans la petite histoire des individus la grande histoire des hommes, ce qui n'est pas une mince affaire... Il le fait en beauté tranquille, et tous les débats sont ouverts, les débats, les échanges d'idées, pas les distributions de culpabilité. Parce qu'il est joué. Merci à toutes celles et tous ceux qui ne se sont pas laissés intimider.