L’artiste, orphelin de ses fonctions

Le mot « artiste » apparaît à la fin du XIVe siècle pour marquer une connotation d’excellence. Depuis l’Antiquité on ne séparait pas l’artiste de l’artisan. Le grec ne possède qu’un seul mot « technétès » et le mot latin « ars » désigne l’habileté, le métier, la connaissance pratique et technique.
La fonction informative
Lorsque
David peint Le Sacre de Napoléon, grandeur nature, il exécute une
commande de l’Empereur et joue ainsi le rôle de celui qu’on appelle
aujourd’hui en Angleterre « le photographe officiel de la Cour », celui
par qui l’information du couronnement va passer pour être transmise.
L’expédition militaire de Morée (1828-1833) tout comme celle d’Egypte
de Bonaparte sont accompagnées de missions scientifiques composées de «
savants » et de peintres qui produiront un travail descriptif
considérable. Elles donneront lieu à des publications d’une richesse
exceptionnelle qui restent encore aujourd’hui références. Mais on
découvre, à cette occasion, que les peintres illustrateurs nous ont
menti, à force d’imagination romantique débordante. La photographie et
sa reproduction imprimée feront le reste et on prend ses distances, dès
le milieu du siècle, par rapport à la peinture et au dessin jugés trop
subjectifs, générateurs d’erreurs et d’interprétations personnelles à
une époque encore très accrochée à l’objectivité.
La fonction idéologique
Elle est inhérente à l’art depuis l’Antiquité, mais pas exclusive comme le prétend, à tort, Régis Debray (Vie et mort de l’image,
Gallimard, 1992). L’art est essentiellement religieux jusqu’à la
Renaissance et sa fonction idéologique subsistera jusqu’au milieu,
voire la fin du XXe siècle pour les démocraties populaires qui
voyaient là un moyen de glorifier les lendemains qui chantent. En 1934
Dali est exclu du mouvement surréaliste par Breton qui lui reproche ses
« actes contre-révolutionnaires » (en réalité ses prises de positions
politiques). La fin des idéologies comme systèmes dominants en Occident
marque le déclin de cette fonction de l’art qui lui avait procuré la
majorité de ses inspirations, de ses commandes et donc de ses subsides.
L’art n’est plus aujourd’hui au service d’idées politiques ou
religieuses mais, toutefois, s’exprime encore volontiers contre
certaines formes de pensées jugées subversives (consommation,
pollution, ségrégation), contre l’oppression ou la censure.
La fonction esthétique
L’histoire
de l’art regorge de traités, de règles destinés à définir le « beau ».
Depuis l’Antiquité avec Vitruve (Ier siècle av. J.-C.), puis Plotin
(IIIe siècle ap. J.-C.), les normes, reprises à la Renaissance en
particulier par Alberti et Léonardo avec son célèbre Homme de Vitruve, seront utilisées par la majorité des artistes jusqu’à la fin du
XIXe siècle pour s’effriter au début de l’impressionnisme. La
tendance ne fera que se renforcer à la suite de la connaissance
approfondie, au début du XXe siècle, des arts non occidentaux qui ne
respectaient bien évidemment pas les mêmes canons. Politiquement et
humainement, on ne peut plus ignorer les autres cultures à cette
époque, au risque de cautionner un colonialisme suspect et un
nombrilisme en désuétude. Les théories se veulent généralistes et
tombent d’elles-mêmes quand l’universalité se trouve prise en défaut.
Connaître, comme aujourd’hui, les créations de la planète, c’est
relativiser sa propre culture, son propre « bon goût » jusqu’à rendre
absurde tout canon esthétique. A partir de 1907 et les débuts de
l’art moderne, difficile de parler de « beau », à défaut d’une cohérence
dans la définition.
Et le fonctionnel direz-vous ? On l’évacue de la stricte notion d’art en inventant l’expression « arts appliqués » dans les années 1860 (qui donnera le « design » vers 1950). L’artiste souhaite par là se démarquer de la production et, ce faisant, commence à s’interroger sur la matérialité de l’oeuvre elle-même : Duchamp (depuis 1913) en passant par le groupe Fluxus (vers 1960). Le design peut être vu comme une adaptation de la création aux moyens et aux usages modernes de production des objets. On peut lui reprocher son absence de contact avec la matière, le rôle de second plan laissé au créateur entravé par des contraintes multiples, il n’en reste pas moins un art à part entière, quelle que soit la définition proposée, et s’inscrit dans une démarche similaire à celles qui prévalaient jusqu’au XIXe siècle.
Cette évolution, qu’on dirait presque naturelle, de l’art vers le « conceptuel », cette suppression de ses principales fonctions, peut aussi mener à l’impasse. Après avoir remis l’œuvre en question, l’auteur risque fort d’en faire les frais et le public de se lasser de son rôle de spectateur passif d’un débat d’idée qui ne le concerne pas. On peut même, à l’extrême, imaginer une tendance vers un art sans œuvre et sans acteur (Stephen Wright : Vers un art sans œuvre, sans auteur et sans spectateur, in XVe Biennale de Paris, 2007). Cette aporie pourrait être la funeste conséquence de la volonté de faire diverger, à tout prix, l’objet et le discours qui le concerne.
Ce qui reste sûr est que cette évolution fondamentale du monde de l’art implique nécessairement une redistribution des rôles qui tarde pourtant à se mettre en place.
La mission des institutions
Quel
est le rôle d’un musée pour un art qui ne laisse pas de trace ? Le rôle
d’une galerie pour une absence de produit fini ? Que doit-on enseigner
dans une école d’art quand la technique n’est plus une valeur reconnue
?
La valeur marchande
On ne peut que le déplorer. Quand on parle d’Art aujourd’hui, on parle moins de sensations que d’argent. La FIAC qui vient d’ouvrir ses portes en est un bel exemple. Pour l’avenir, sachant que les principaux acquéreurs d’art contemporain sont les musées (qui culpabilisent de manquer un courant essentiel comme l’impressionnisme par le passé), les banques (qui y voient là un placement) et les collectionneurs qui investissent, les acheteurs potentiels privés sont-ils prêts à payer des sommes importantes pour des idées qui ne produisent aucun objet tangible, durable, capable d’être exhibé ? L’art (installations, art éphémère, art vidéo) est-il destiné alors à devenir un simple pourvoyeur de musées ?
Le statut de l’artiste
En
s’échappant du cycle mercantile de la vente d’un produit fini,
l’artiste ne doit-il pas inventer ses nouvelles fonctions ? Générer des
sensations chez un public devenu actif (comme cela semble être la
tendance actuelle) sera-t-il suffisant pour que l’artiste trouve une
place qui ne consiste pas seulement à occuper le terrain médiatique, en
jouant le rôle du marginal romantique qu’attend de lui une société de
loisir ?
Ou bien l’artiste peut-il s’accommoder d’un statut sans la fonction qui lui est dévolue... mais alors de quelle manière ?
Illustration : haut - Malévitch, Carré blanc sur fond blanc ; bas - Yves Klein, Monochrome