L’avènement de « Petite Poucette » dans notre monde
Le Philosophe académicien Michel Serres est décédé ce 1er Juin à l'age de 88 ans. Cet esprit encyclopédique au parcours international, curieux de tout, optimiste impénitent, généreux et visionnaire, grand voyageur, fut aussi un prodigieux conteur d'histoires. Je souhaite ici modestement lui rendre hommage.
C'est l'histoire d'une rencontre improbable entre "le Petit Prince" écrit par Antoine de Saint-Exupéry (1943) et "Petite Poucette" héroïne de Michel Serres (Le Pommier, 2013). En 70 ans seulement, notre monde a basculé dans le tout numérique. La mondialisation à laquelle nous sommes confrontés est synonyme d'anglicisation, non pas dans "l'anglais de Shakespeare" évidemment, mais dans celui de "Wall Street", du monde des affaires et des informations en temps réel. Les scientifiques, les économistes et les financiers depuis la deuxième moitié du XXe siècle ont déclaré le français langue morte, et nous font partager tour à tour l'anglais des colloques internationaux et le dur vocabulaire de l’argent Roi.
Or une langue est un facteur de rassemblement, d'élévation, et en cela elle rayonne comme une espérance. À partir du XVIe siècle, les poètes de la Pléiade abandonnent le latin au profit du Français. C'est au moment de la Renaissance que Montaigne, au travers de l'écriture et de l'invention de l'imprimerie, découvrit que mieux vaut une tête bien faite qu'une tête bien pleine. C'est plus tard que Victor Hugo introduit les États Unis d'Europe dans sa pensée qui devait imposer le français comme langue commune. Changeons de siècle : Rimbaud a libéré le langage poétique et Baudelaire l'a fait descendre de sa tour d'ivoire. Mallarmé, quant à lui, en 1886, nous offrait cette définition : "la poésie est l'expression, par le langage humain, ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence". Plus près de nous, Saint-Exupéry au travers du Petit Prince, ouvrage le plus lu et le plus traduit au monde a fait rêver des générations d'enfants, et ce dès avant la classe de 6e. Ce petit conte philosophique publié en 1943 pose des questions essentielles sur le sens de la vie et le bonheur qui est à notre portée, pour peu que l'on consente à aller le chercher. Rendons lui hommage au travers de ces quelques mots :
"Le Petit Prince traversa le désert et ne rencontra qu'une fleur. Une fleur à trois pétales, une fleur de rien du tout... Bonjour, dit le Petit Prince. Bonjour, dit la fleur..." (Chapitre XVIII)
La langue française appartient ainsi à tous les francophones qui en ont fait leur outil de travail et de transmission du savoir à l'encontre de l'anglais qui, de nos jours, envahit tous les espaces.
C'est ici que nous allons rencontrer Petite Poucette.
Mais qui est donc Petite Poucette, un être virtuel ? C'est une héroïne de notre siècle, née au début des années 80 elle a plus de trente ans et fait donc partie de ce que l'on nomme la "génération Y". Le monde numérique fait partie de sa vie ; elle surfe sur les réseaux sociaux , son smartphone branché en continu. Son temps est arrivé face à l'ancien monde. Michel Serres en est l'auteur (Petite Poucette, Éditions Le Pommier, 2012). De par sa culture encyclopédique, son parcours international, et son extraordinaire enthousiasme, il nous offre à la fois une vision de philosophe et d'historien des savoirs. Il nous fait ainsi partager l'extraordinaire mutation sociétale que notre monde vit à l'issue du développement des nouvelles technologies de la connaissance. Pour lui, l'avenir appartient à Petite Poucette et à ses amis virtuels qui tapotent leur nombre considérable de "mails" et de "SMS" sur leurs smartphones nouveaux emblèmes de la modernité. Et toute transmission du savoir devient inutile : "Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c'est fait" nous dit-il. Toute la connaissance est désormais en ligne, au travers des moteurs de recherche, des E.books et de Wikipedia et les élèves qui ne sont plus préparés à lire ne lisent plus. Il convient de nous interroger pour savoir si la révolution numérique, qui a fait muter nos têtes bien faites, ne nous aliène pas de notre propre culture. Car le logos, fragmenté, éclaté, nous devient étranger et inaccessible. C'est ainsi que l'optimisme scientiste de cette nouvelle forme de savoir nous astreint à une nouvelle forme de croyance, le "numérisme". Dénonçons ce nouveau postulat, sans pour autant rejeter les avancées de l'ère du numérique. Car le coupable n'est pas l'outil, mais l'usage qui en est fait par chacun d'entre nous. Il nous faut savoir, nous en servir, apprendre à nous en passer, et prendre du recul par rapport à la seule réalité virtuelle contenue dans le "tout internet".
À mon sens, la langue française n'a pas comme seule rivale l'anglais du monde des affaires, mais aussi le numérique. En effet, les avancées récentes constatées dans le domaine des Neurosciences révèlent que l'usage intensif de l'ordinateur change le mode de fonctionnement de notre cerveau. D'autre part, nous stockons moins d'informations dans notre mémoire à long terme qui s'appauvrit, nous lisons des textes courts, fragmentés, et non plus Proust en version intégrale ! Enfin, l'esprit humain n'est pas et ne sera jamais un simple logiciel doué d'intelligence, car l'homme est avant tout un être de parole, qui s'adresse à un autre, et l'on n'est pas humain, tant qu'il n'y a pas d'échange dans le réel et pas seulement dans le virtuel.
Eliane Jacquot