L’innocent et « Le mur »
...C'est facile d'appeler une pièce « huis clos » quand on est fermé entre quatre murs pendant des années entières.
...C'est facile de dire que l'enfer c'est les autres, quand on n'est pas entouré de fous qui attendent votre mort.
...L'existentialisme est une fumisterie qui prétend qu'un homme a toujours le choix de ses actes.
...Quand on est pas bête pour quelqu'un, on accepte d'être l'idiot de tout le monde... L'innocent.
(clin d'oeil du bon sens populaire à Jean-Paul Sartre.)

Mon papier s'appuie et se nourrit de l'excellent téléfilm de Pierre Boutron « L'innocent » qui a suscité beaucoup d'intérêt parmi les téléspectateurs... puisque nous lisons moins, acceptons les images de qualité et les sujets traités avec élégance et subtilité.
Avec un peu de recul, je crois que cette œuvre mériterait plus d'attention et surtout une réflexion approfondie tant elle nous parle de la stratégie qu'il nous faut trouver au fond de nous et dans notre environnement, au cœur de notre enfance, auprès de nos parents, nos maîtres et dans le monde gigantesque, accaparant, souvent inquiétant et hostile qui nous submerge.
Au fil du temps entretenir ce principe vital, le cultiver,l'intérioriser, le protéger pour grandir harmonieusement et goûter les bienfaits de la vie.
La magie d'une œuvre, c'est qu'elle s'offre à nous et qu'il nous est donné de l'assimiler, de la digérer et de l'emporter avec nous sur notre chemin de vie.
Nous sommes en 1978. Théo est cantonnier dans une municipalité d’Île-de-France. La tête en friche, sans parent, sans famille, il a été livré à lui-même jusqu’à l’âge adulte au point d’avoir un langage frustre relatif à son développement intellectuel. Deux braqueurs lui proposent un petit boulot de surveillance au cours d’un hold-up banal dans un magasin à grande surface. Mais le hold-up tourne mal et se termine par la mort d’un gendarme, que l’on impute à Théo qui n’a pas eu la présence d’esprit d’échapper aux gendarmes, contrairement aux deux braqueurs. Théo est interrogé dans les locaux de la police judiciaire, jugé puis condamné à mort...
Dans ma grille de lecture, l'approche transactionnelle, les protagonistes vont s'articuler puissamment dans un ballet intense et structurant.
La France, à la fin des années 1970, dans un contexte social et politique tendu (les années de plomb), marqué par les débats intellectuels contre la peine de mort.
La société s'agite, Charles, le grand, nous a quitté avant de terminer ses mémoires. De toute façon les français ne lisent déjà plus. La contestation fait rage, c'est la peur dans les crânes et la panique dans les institutions en quête de renouveau, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre soufflent comme des diables sur l'embrasement de ce monde en pyromanes éclairés. Les derniers soubresauts d'une société de taille humaine, mais tout le monde l'ignore. C'est toujours la fin de quelque chose et tout semble toujours recommencer malgré notre ignorance et nos errements.
Il n'est pas recommandé d'être innocent par ces temps de culpabilité maladive.
Et pourtant, Théo Grangier est l'innocent royal, acteur très convaincant, (Patrick Timsit) attendrissant aux larmes et tellement beau et respectable dans son histoire, il représente l'étranger de l'enfance, et pourtant l'homme créatif en devenir.
Dans une introspection, on peut faire un rapide tour d'horizon en pensant à tous les sacrifiés de la vie qui n'auront pas sa chance. Ils grouillent et crèvent dans les cités, mais aussi dans les usines en cours de fermeture.
Premier acteur de la triangulation, « l'innocent » a déjà connu tous les registres de l'enfance. Balancé entre l'adaptation et la révolte, il s'est naturellement égaré, il a conservé sa candeur, c'est « l'enfant » confiant, spontané, réactif mais sans agressivité, sa tête est en friche mais son âme est simple et sans malice affligeante, toute en devenir.
Le contact avec la police est brutal, le contexte violent répond à un acte meurtrier.
Dans le scénario, le gendarme incarne le deuxième personnage de la triangulation le « Parent » , en l'ignorant (excellente interprétation de Frédérick Pierrot).
Sa réaction épidermique et humaine prend d'abord l'ascendant sur sa fonction. Son rôle est de faire respecter les règles, les lois, les normes, les formes, le « Parent »
Son intégrité est tout d'abord affaibli et masquée par un désir de vengeance profondément viscéral. Il s’érige impitoyable, aveugle et destructeur. L'émergence de la vérité le transformera en justicier clairvoyant , efficace et déterminé. Dans les deux extrémités il est honnête et intègre.
Il devient le rempart, le protecteur à la machine judiciaire qui se dévoile sous un jour désespérant, navrant, superficiel, incompétent, voire même "étranger", selon Albert Camus. Un flottement témoignant peut être des interrogations après Mai 68.
La loi et ses représentants, sont des éléments indispensables à la construction humaine, par voie de conséquence au développement de la société, le « Parent »
Un clin d’œil aux enfants révoltés des cités et aux rêveurs laxistes gauchisants. « Il est interdit d'interdire », gueulaient-ils. Mais après la révolution il n'est pas interdit de réfléchir et d'ajuster ce que l'émotion a troublé.
Le « Parent » ça existe et ça se respecte, c'est une composante essentielle à l'équilibre de la triangulation psychologique. Sans lui la vie devient un enfer... la preuve, ouvrons simplement les yeux sur les manques originels criants et leurs conséquences retentissantes dans notre société déshumanisée et orpheline.
Le « parent » se dilue dans le cœur des enfants, perd sa dignité et son autorité, la mère, la mère, l'enseignant, le responsable.
Il se vit donc en creu, en manque, sur un mode hostile dans l'esprit de l'enfant, c'est le début d'une équation boiteuse, un désordre constitutionnel, une monstruosité, un cancer.
Et voici la composante « Adulte » incarnée par une adorable créature, Chantal Laborde (Marie Kremer) dans le rôle de la jeune intellectuelle. Une belle inspiratrice.
C'est la rencontre de la réflexion incarnée, ici sensible et charmante, en miroir, c'est l'échos au fond de soi, l'alter ego, le regard de l'autre, le recul, l'observation, l'analyse, la découverte objective, c'est un peu magique quand on se laisse aller.
Egéries de la pédagogie pour les petits et pour les grands, les femmes et l'intuition ...attention au transfert.
Je n'ai pu m'empêcher de superposer l'image du couple de philosophes engagés du café de Flore, Simone de Beauvoir lumineuse et Jean-Paul Sartre en recherche en découvrant ce duo insolite. Confusion dramatique et humoristique, délicatesse et intelligence inter-personnelle vibrante.
Les couples d'intellectuels cultivent l'estime et la sobriété des sentiments, s'accouplent même dans la douce brutalité du transport amoureux, sans fard.
Si l'émergence de « l'Adulte » au fond de nous et autour de nous revêtait autant de charme, nous n'aurions pas beaucoup de difficulté à l'identifier et à le cultiver passionnément et assidûment, nous impreignant de ses enseignements et de ses bienfaits.
N'en déplaise aux rationalistes, je pense que le hasard n'existe pas.
Si la triangulation transactionnelle fonctionne ici harmonieusement, dans l'univers cinématographique de Pierre Boutron c'est que l'authenticité est au pouvoir.
La belle maitresse tisse un lien patient, subtil et admiratif pour son héros sartrien...malgré lui.
Théo, l'être et le néant déambulent dans un existantialisme humaniste, un dictionnaire sous le bras. La traversée culturelle s'accomplit dans un huis clos, sur les chemins de la liberté, pour atteindre l'âge de raison dans la magie des mots.