lundi 13 avril 2009 - par
La décennie rouge ou le renversement du sens
La jeunesse du temps où j’étais jeune voulait renverser l’Etat, le jugeant bourgeois, totalitaire, contenant en lui-même les principes du fascisme... De nos jours, nous trouvons que l’Etat ne nous défend jamais assez. Nous nous adressons à l’Etat républicain comme à notre sauveur, qui nous délivre de l’immonde marché. Nous critiquons tous les gouvernements qui n’ont jamais la force ni la clarté de vue, ni la volonté de réaliser l’action de l’Etat, perçu de cette façon comme le sauveur suprême. Le spectacle théâtral « la décennie rouge », à vouloir exposer le passé pour le rendre réel, tangible, ne recherche même pas la signification d’un retour sur ce passé récent qui, pourtant, nous informe sur l’historicité de notre présent.
Michel Deutsch vient de mettre en scène son texte la décennie rouge qui raconte l’histoire de la RAF (fraction armée rouge) plus connue sous le nom de bande à Baader. Michel Deutsch dit qu’il a compilé (c’est son mot) les articles qu’il avait gardés sur cette « affaire ». Il s’est demandé comment l’Etat social démocrate de l’époque avait été aussi sévère avec ces jeunes, qui étaient peu nombreux, et avaient fait 49 victimes. Il remarque que ce type d’action, justifié ainsi ne s’est produit que dans les pays qui ont connu le fascisme (Allemagne, Italie et Japon). M Deutsch se situe dans une écriture de l’histoire qui est un fondement essentiel du théâtre. Vu ainsi, il s’agit presque de journalisme théâtral : une sorte de grande fiche de lecture, destinée à ce que chacun puisse établir sa réflexion sur les faits connus, reconnus, indiscutables. Son texte est très bien fait, circonscrit son ambition et la remplit parfaitement. L’aspect romantique n’est pas oublié, avec une citation claire de Bonnie and Clyde « Tu m’aimes ?_ Oui _ Jusqu’à la mort_ Je t’aime Bonnie… » (retranscrit de mémoire). Le rythme est excellent et la compréhension de l’époque et de ces révolutionnaires extrêmes qui se dressent seuls contre tous est tout à fait sensible.
La mise en scène de Michel Deutsch reprend des formes d’agit-prop qui ne sont plus usitées : personnages en costumes du jour, jean ou complet veston… chansons « brechtiennes », militantes, rentre-dedans… nombreux personnages passant de façon fugitive représentés par un signe vestimentaire, une perruque… Le moment de l’arrestation de Baader atteint un sommet théâtral par la superposition d’images d’un film (que je n’ai pas reconnu), d’un récit de type journalistique, et d’un morceau de rock chanté et joué par l’acteur. Ce théâtre inclut nombre d’autres médias de masse (photo, cinéma, radio, musique électrique) en lien avec la multiplicité des personnages. C’est une forme qui ressemble aux reportages télévisuels, avec des moyens théâtraux. Cette mise en scène porte au public le texte par trop didactique dans un mouvement théâtral accompli. Une réussite.
Pourquoi cet effort de mémoire maintenant ? Et pourquoi par le théâtre ? La question de l’actualité du théâtre est une question récurrente. Elle se pose avec encore plus d’acuité de nos jours. Le théâtre, en effet, est à la fois une institution artistique et culturelle et un lieu, un bâtiment. Le théâtre est une forme archaïque, à deux titres, reliés entre eux (pardonnez moi ce pléonasme) : son ancienneté et la simplicité de ses moyens. Il suffit d’être deux : un acteur et un spectateur. On peut jouer dans la rue. On peut jouer avec du matériel de récupération, sans lumières spécifiques. Le théâtre est fortement ancré au sol, localisé. A l’inverse, les mass-médias de la modernité nous délocalisent : ils enregistrent (cinéma et restituent plus tard ailleurs comme le cinéma) ils transportent par les ondes (radio, télévision, téléphones…). C’est ce qui rend la question de l’actualité du théâtre plus brûlante aujourd’hui.
Autrement dit, pour un théâtre historique actuel portant sur une période récente, suffit-il de narrer avec exactitude et talent les faits ? Les images d’archives, montées dans ces mass-médias électriques dans lesquels elles ont été captées, ne le font-elles pas mieux ? Pour prendre un exemple précis, la déclaration de JP Sartre sortant d’une visite d’Andréas Baader en prison, faite à la radio, peut-elle être donnée sur une scène dans sa version originale, avec le son de l’époque lié aux techniques d’enregistrement, avec la voix de Sartre et, cependant, « faire théâtre » ? Ne faut-il pas, par principe, transposer ? L’art, et pas seulement le théâtre, n’est-il pas transposition (représentation) du réel ? Peut-il juste copier ?
Par hasard, je me suis trouvé dans une représentation où des lycéens, de milieu pas trop favorisé, constituait une part importante du public. D’autre part, pour des raisons professionnelles, je connais bien les lycéens. J’ai vu (et entendu) leur incompréhension fondamentale. Entendu, parce qu’ils n’ont pas vraiment la culture du silence du public, silence lié à la représentation en direct dans un lieu assez petit, silence lié au respect du travail des acteurs (eux aussi en direct)… etc. Eux qui sont dans le délocalisé, l’enregistré-diffusé-différé. Il faudrait relire « bruits » de Jacques Attali…
Leur incompréhension fondamentale porte, à mon sens, sur le renversement de la perception de l’Etat entre les années 70 et nos jours. Pour la Fraction Armée Rouge, en accord avec les perceptions marxistes, l’Etat était un Etat bourgeois, sous couvert d’Etat universaliste. C’était l’Etat Léviathan, qui, en tant que tel, devait être détruit, et dont le caractère illusoire, dans un premier temps, devait être montré et dénoncé : cet Etat s’occupait de tout ou était en passe de s’occuper de tout, brisant l’individu, y compris de manière perfide en l’embourgeoisant (en le captant par un confort matériel anesthésiant).
Nous sommes, nous, dans la perception inverse : nous nous sentons victimes et nous demandons à l’Etat de résoudre nos problèmes, souvent e, dépensant plus d’argent pour nous. Pour nous, l’Etat est l’organe représentant la société, lieu des débats, des décisions raisonnées ; pour nous, il a vraiment ce caractère universaliste. Son opposé est le marché, lieu de l’intérêt personnel, contrant l’intérêt collectif. Nous demandons à l’Etat de s’occuper de tout. Nous partageons avec les révolutionnaires de la Fraction Armée Rouge l’idée que l’Etat est tout puissant. Mais dans un sens inverse : au lieu de vouloir le détruire pour récupérer la puissance qu’il nous vole, nous nous indignons qu’il n’exerce pas cette puissance pour tout ce qui nous concerne et nous incommode. Nous sommes pour l’Etat et contre le gouvernement, aucun gouvernement n’arrivant à accomplir de façon satisfaisante ce rôle, cet être universel, de l’Etat.
Les jeunes acteurs avaient l’âge de leurs rôles, nombre de spectateurs aussi (au moins le soir où j’y étais) et la jonction théâtrale ne s’est pas vraiment faite. Il me semble que le lien essentiel entre ces deux jeunesses de deux époques proches n’était pas dans le spectacle : ce lien est le renversement du sens du courant entre le citoyen et l’Etat. Le spectacle expliquait (tirait les liens du passé) mais qu’il ne projetait pas dans l’avenir de cette époque (notre présent).