mardi 20 novembre 2012 - par Taverne

La « petite sensation » de Paul Cézanne

"L'homme au chapeau de paille", comme le chante France Gall sur des paroles de Michel Berger, était capable de rester des heures planté avec son chevalet devant un paysage jusqu'au moment où il pouvait capter cette "petite sensation", cette impression, qui faisait naître ses créations, ou plutôt ses re-créations de la réalité. Ce peintre des champs, ignoré du public, passa d'abord par la case des "Refusés" du salon du même nom organisé en 1863.

Ami d'enfance d'Emile Zola, le jeune Paul Cézanne aimait l'odeur des champs et les baignades. La musique aussi (Mélomane, il découvre Wagner avant l'heure et peint trois tableaux intitulés "Ouverture de Tannhauser" en hommage à Wagner). Comme, de plus, il était passionné de dessin et de peinture, il ne se voyait pas suivre la carrière toute tracée à laquelle son père banquier le destinait.

Fort heureusement pour lui, son père lui versa une pension, ce qui lui permit de faire des allers-retours entre Aix-en-Provence et Paris, avant de s'établir finalement dans la capitale en 1862. Il abandonna ses études de Droit. Il préféra fréquenter l'Académie de Charles Suisse. Là, il rencontra Camille Pissarro, Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet, Alfred Sisley et un autre Aixois, Achille Emperaire, dont il fera plus tard un portrait, resté célèbre.

La vidéo ci-dessus illustrée montre l'évolution du peintre dans ses deux périodes principales.

Les débuts sombres de Paul Cézanne

Paul Cézanne se cherche et passe par une période baroque et sombre, inspirée parfois de Goya. Une période dite aussi romantique. Cette première période s'étale de 1862 à 1870. C'est aussi ce que Cézanne appelait dans sa verve méridionale et, avec un peu d'exagération, sa « période couillarde ». Cézanne s’exprime alors généralement dans une pâte épaisse, avec une palette sombre et des fonds noirs : Pains et œufs (1866), Portrait de Louis-Auguste Cézanne (1866), Tête de vieillard (1866), Antony Vallabrègue (1866), La Madeleine (1868-1869), Achille Emperaire (1868-1869), Une Moderne Olympia (1869-1870), Nature-morte à la bouilloire (1869), Nature-morte à la pendule noire.

Sa période « impressionniste »

C'est cette période qui est la plus intéressante. Sous l’influence de Pissarro, auprès duquel il s’installe à Auvers-sur-Oise, vers 1872-1873, ses touches toujours épaisses se font plus subtiles que dans la période romantique. Le modelé classique se perd. la Maison du pendu (1873), La Route du village à Auvers (1872-73), La maison du docteur Gachet (1873).

Il se distingue des impressionnistes en recherchant aussi désormais davantage à exprimer les volumes que les effets atmosphériques et la luminosité. On voit s’affirmer cette tendance vers 1880 : le Pont à Maincy (1879), l’Estaque, les autoportraits ou les natures-mortes du musée d’Orsay, celles du musée de l'Ermitage ou de Philadelphie, La Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue, La Plaine au pied de la montagne Sainte-Victoire et Les Bords de la Marne.

Ces ânes qui raillent Cézanne

De ses jeux d'enfance avec ses camarades, Cézanne se souviendra des baignades.

En 1874, les impressionnistes organisent leur première exposition collective dans l'atelier du photographe Nadar et le public réserve un accueil outré aux toiles de Cézanne qui en présente trois (Une moderne Olympia, La Maison du pendu et Étude, paysage d'Auvers). Cézanne qui admire Manet mais qui fréquente peu ce parisien dont le monde n'est pas le sien, lui rend hommage avec "Une moderne Olympia" qui reprend l'Olympia de Manet.

Ces années-là, Cézanne est las

Cézanne représente 16 œuvres en 1877 à la troisième manifestation. Un seul critique - Georges Rivière - prend sa défense : "Les ignorants qui rient devant Les Baigneurs, par exemple, me font l'effet de barbares critiquant le Parthénon". Le reste de la critique est hostile. Zola, l'ami d'enfance, ne l'épargne pas non plus. Découragé, Cézanne regagne Aix cette même année. L'exposition impressioniste de Caillebotte a été l'échec de trop.

Paul Cézanne devient le solitaire que l'on connaît.

Cézanne en quête du sésame : la "petite sensation"...

L'artiste cherche le sésame qui le fera entrer dans le secret de la fabrication des oeuvres d'art. Il finit par déclarer avoir trouvé "la bonne formule". Et cette formule consiste à structurer l'espace au moyen de la couleur : "Au fur et à mesure que l'on peint, on dessine", dit-il.

Le vrai Cézanne est né ! Son style personnel est enfant trouvé. A L'Estaque surtout. En Provence où il s'est réfugié pour des raisons familiales. Il se détache du groupe impressionniste. Certes, il restera fidèle aux principes de base du mouvement comme les ombres colorées (qualifiées très justement d' "ombres subtiles" dans la chanson de Michel Berger), mais il est aussi attaché à la forme et à la structure des paysages.

Cézanne tranfigure le réel ou le reconstruit dans une harmonie bien à lui, en abolissant certaines règles. Ainsi, ses natures mortes suppriment-elles des dimensions, montrent les objets sous diverses facettes par dédoublement des points de vue (vue du dessus, de face, de biais), négligent les sources de lumière, voire dissocient les formes des couleurs. Les arrières-plans sont relevés. Toutes ces hérésies ou incorrections, introduites dans ses natures mortes, il va les étendre à ses autres oeuvres. Dans ses paysages, le peintre abolit la perspective, applique des touches carrées ou rectangulaires et l'huile ne recouvre pas entièrement le fond de toile.

Cézanne pense que l'artiste doit recréer la réalité, il est guidé en cela par ce qu'il appelle sa "petite sensation" qui se manifeste après des heures de contemplation d'un site. La réalité que peint Cézanne est à facettes et c'est sur ces facettes que travailleront les cubistes.

"Nature morte : pommes et oranges" : l'assiette et le compotier sont vus presque du dessus. L'un penche à gauche, l'autre à droite. La nappe qui retombe ne prend pas les plis qu'elle devrait prendre. « Quand la couleur, est à sa puissance, la forme est à sa plénitude » dit Cézanne. Mais il ne voulait pas s'éloigner de "l’étude concrète de la nature pour se perdre trop longtemps dans des spéculations intangibles." Pas un peintre abstrait donc.

Cézanne et Zola : des pommes de l'amitié à la pomme de la discorde

Un jour à l'école, Cézanne vient au secours de Zola qui est régulièrement malmené par ses camarades. Il naîtra entre les deux une amitité qui durera quarante années. C'est par des pommes que le petit Zola remercia son nouvel ami de deux ans son aîné et qui allait jouer le rôel de grand-frère , presque de père pour cet orphelin de père. Cézanne n'aura de cesse de peindre des natures mortes avec des pommes et dira même vouloir conquérir Paris avec cet objet modeste.

Zola n'a jamais compris le talent de Cézanne et ne cache pas ses critiques en public. Mais en 1886, les choses empirent. Cézanne rompt tout contact avec Zola qui lui a envoyé son roman L'Œuvre dans lequel Cézanne se reconnaît dans le personnage de Claude Lantier, le "génie raté" incapable d'achever sa "grande œuvre". Par une lettre sèche, Cézanne met fin à la relation avec son ami d'enfance qui peu avant pourtant l'avait aidé financièrement (lorsque le père de Cézanne réduisit la pension en découvrant que son fils lui cachait une liaison avec une femme et l'existence d'un petit-fils). Il semble que Paul Cézanne ait souffert de cette rupture avec son ami d'enfance, si l'on tient compte du chagrin dont il fera preuve à l'annonce de la mort d'Emile Zola et lors de l'inauguration d'une statue à l'image de l'écrivain au début de 1906.

Au pied de la Sainte-Victoire, Cézanne tient enfin sa victoire

Les relations avec son père se sont apaisées. Tranquille, Cézanne peint sa montagne. Il semble enfin régner sur son pays d'Aix qui ne l'avait que trop ignoré. A Gardanne, petit village près d'Aix, Cézanne commence son cycle de peintures sur la montagne Sainte-Victoire, qu'il représente dans près de 80 œuvres (pour moitié à l'aquarelle).

Mais voilà l'homme
Sous son chapeau de paille
Des taches plein sa blouse
Et sa barbe en bataille

Cézanne peint !
Il laisse s'accomplir la magie de ses mains
Cézanne peint
Et il éclaire le monde pour nos yeux qui n'voient rien
Si le bonheur existe
C'est une épreuve d'artiste
Cézanne le sait bien


("Cézanne peint", Michel berger)

La fortune, la notoriété

Dans cet ordre-là. Il hérite en effet de la fortune de son père qu'il gèrera d'ailleurs très sereinement en conservant son mode de vie simple. Jusqu'ici, l'oeuvre de Cézanne est inconnue du public. Maurice Denis en découvrant ses toiles dans le magasin du père Tanguy croit que Cézanne n'est qu'un mythe. Ambroise Vollard prend alors les choses en main. Il croit en l'artiste, achète ses toiles et les expose. La première exposition personnelle, organisée par le marchand de tableau Ambroise Vollard en 1895 en l'absence du peintre, se heurte encore à l'incompréhension du public, mais lui vaut l'estime des artistes : Monet, Degas, Renoir, Gauguin.

"Si le bonheur existe, c'est une épreuve d'artiste", dit la chanson : beaucoup parmi ces jeunes peintres trouveront leur bonheur dans les épreuves de Cézanne.

Sans que l'on sache pourquoi, Cézanne quitte un moment ses paysages pour des scènes de joueurs de cartes enfermés et concentrés sur leur jeu. En se laissant aller à une libre interprétation, on pourrait y voir une allégorie des peintres impressionnistes misant sur la postérité de leurs tableaux. L'expression "carte à jouer" étant, en effet, une façon de désigner les oeuvres simplificatrices aplaties.

Sa renommée devient internationale. Il déclare entrevoir enfin, en art, "la Terre promise". Il est chaque jour "sur le motif", c'est-à-dire au pied de la montagne Sainte-Victoire où grondent parfois les orages. Et, c'est un jour d'octobre 1906, qu'un violent orage éclate et qu'il fait un malaise (à noter dans l'orchestration de la chanson de France Gall le bruit du tonnerre qui gronde...). Il mourra, le 22, emporté par une pneumonie.


 



13 réactions


  • Francis, agnotologue JL 20 novembre 2012 11:14

    Bonjour Taverne,

    Cézanne, un grand peintre, et un modèle !


    • Taverne Taverne 20 novembre 2012 11:51

      « et un modèle » : oui, dans ses autoportraits ! smiley

      La « petite sensation » qu’il puisait en se baignant dans les paysages de sa vieillesse valait-elle la sensation des baignades de sa jeunesse ?


  • L'enfoiré L’enfoiré 20 novembre 2012 12:49

    Salut Paul,

     Quelle bonne idée de parler de Cézanne et de me rappeler un voyage aux sources que j’ai parcouru dans tous les sens à Aix-en-Provence, en jogging autour et alentours.
     Je t’accroche évidemment à mon billet de l’époque. smiley

  • luluberlu luluberlu 20 novembre 2012 13:07

    Merci pour tout, article qui fait du bien à la mémoire et le clip qui claque un peu de sensationsss.


    • Taverne Taverne 20 novembre 2012 15:25

      La petite sensation de Cézanne, c’est pas sentationnalissimo. Mais...

      Qui a donné à Paul seize ânes
      Comme critiques, et mis l’zoo là ?

      Qui donc a faire perdre à Cézanne
      L’amitié pour Emile Zola ?


    • luluberlu luluberlu 22 novembre 2012 13:20

      Pour les ânes voir peut être du coté de Zarathoustra et son sur humain, pour Zola,...lui reprochait’il ses « concessions » ???en tous cas les deux ont existé.


  • ZenZoe ZenZoe 20 novembre 2012 14:12

    Excellent article, belles illustrations.
    Cézanne brille très haut dans mon palmarès personnel. Il a suivi sa propre voie et pas les tendances du moment, déjà c’est énorme ça et probablement incompréhensible pour de nombreux exhibitionnistes de nos jours qui se font appeler artistes.


    • Taverne Taverne 20 novembre 2012 14:55

      Cézanne exposait les paysages d’Aix, c’était un Aix-ibitionniste !


    • ZenZoe ZenZoe 20 novembre 2012 15:26

      Autant pour moi smiley


    • Taverne Taverne 20 novembre 2012 16:34

      « Voir un très vieux commentaire de Taverne » houla ! Vous êtes archiviste ? M’en souviens pas...

      Pour Cézanne dura lex sed lex,
      Il ne fut pas prophète à Aix.

      Sa touche était trop en avance
      Pour la cité d’Aix-en-Provence.

      Exposer dans l’enceinte des fêtes
      Ses près de cent Sainte-Victoire

      Aurait provoqué trop d’histoires
      De râles et de mines défaites...


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