samedi 23 janvier 2016 - par Paul Arbair

Le « Moment Bowie » - Une perspective historico-culturelle

La mort de l’icône rock David Bowie a suscité une émotion considérable de par le monde. Une émotion qui reflète la perte d’un artiste ayant marqué de son empreinte la musique populaire « globalisée » des cinquante dernières années, mais aussi sans doute l’impression qu’un « moment » de l’histoire culturelle du monde occidental touche à sa fin. Un moment d’affirmation des libertés individuelles sans précédent, dont on sent aujourd’hui que les avancées sont peut-être plus fragiles et précaires que ce que l’on en était venu à espérer.

Rarement disparition d’un artiste grand public aura provoqué un choc émotionnel aussi largement partagé à travers le monde que la mort de David Bowie, le 10 janvier dernier. Les précédentes disparitions de superstars du rock et de la pop, tels Elvis Presley (1977), John Lennon (1980), Freddie Mercury (1991) ou Michael Jackson (2009) avaient certes toutes provoqué une vague d’émotion, mais sans pour autant donner lieu à une pluie d’hommages aussi unanimes et susciter un sentiment de perte aussi largement et profondément partagé.

Ce choc émotionnel résulte bien sûr avant tout de la perte d’un artiste qui a marqué comme peu d’autres l’histoire de la musique et de la culture populaire du dernier demi-siècle. Entamée au milieu des années 60 dans le « Swinging London », la carrière de David Bowie se referme cinquante and plus tard après 26 albums studios et près de 150 millions d’albums vendus. Une longévité exceptionnelle, servie par une créativité hors normes qui lui permit de se renouveler sans cesse et d’explorer jusqu’au bout de nouvelles voies et formes d’expression musicale et artistique. Il aura ainsi inventé ou précédé quelques uns des courants musicaux les plus marquants de la période, et influencé des générations successives d’artistes en tout genre. Des rockers jusqu’aux musiciens classiques, des stars de la pop jusqu’aux rappeurs, des punks jusqu’aux jazzmen, des musiciens funk jusqu’aux adeptes de la techno, tous manifestent un respect quasi unanime pour l’œuvre de David Bowie, et nombreux sont ceux qui reconnaissent en lui une influence majeure. Défricheur et innovateur hors pair, il a certainement influencé plus d’artistes et de genres musicaux qu’aucune autre rock star. Il est, pour ainsi dire, l’artiste le plus influent de l’histoire de la musique pop/rock, et sans doute même l’un des musiciens les plus influents de ces cinquante dernières années, tous genres confondus.

L’émotion est d’autant plus forte que l’influence de David Bowie a largement dépassé le cadre de la seule musique populaire. Intégrant des éléments venus de diverses expressions et formes artistiques dans sa musique et ses performances scéniques, il fit entrer le rock dans une nouvelle dimension, beaucoup plus littéraire et théâtrale que ce qui prévalait jusqu’alors. Il fut ainsi un des premiers rockers à incarner des « personnages », sortis de son imagination et fruits d’influences très variées, qui s’avéreront être en profonde résonance avec leur époque. Il fut aussi un des premiers à « habiller » ses personnages et à les faire évoluer dans des décorums savamment élaborés. Il eut ainsi une grande influence sur la mode ainsi que sur les arts visuels en général. Il fut d’ailleurs aussi un des pionniers de la vidéo musicale. Davantage que comme un musicien, il se percevait comme un artiste utilisant la musique comme medium, mais pas seulement. Il s’essaiera aussi au cinéma, au théâtre, à la peinture, puis finalement à l’écriture avec la pièce « Lazarus », dont les représentations viennent de s’achever à New York. Au final, son impact sur la culture contemporaine aura été bien plus profond, riche et probablement durable que celui d’aucune autre rock star. L’immense succès de l’exposition que lui a consacré le Victoria and Albert Museum de Londres en 2013, exposition sans précédent pour un artiste pop/rock et qui est désormais itinérante, témoigne ainsi de la trace laissée par l’artiste dans la mémoire collective contemporaine.

L’émotion suscitée par la mort de David Bowie résulte également de l’effet « libérateur » ou « émancipateur » que son œuvre a pu avoir sur des millions de personnes à travers le monde. Dans les années 70 surtout, en raison de ses audaces artistiques et vestimentaires, mais aussi de sa sexualité désinhibée et ambiguë, qui en fit un des symboles de la libération sexuelle et de l’émancipation des minorités sexuelles. Et durant la majeure partie de sa carrière, en raison de sa capacité à puiser dans les marges ou les avant-gardes musicales et culturelles, et à en rendre la substance accessible à un large public. Ne cessant d’aller explorer les chemins de traverse et les recoins les plus étranges et novateurs de l’art et de la culture contemporaine, Bowie parvenait à en extraire des représentations artistiques susceptibles de toucher et émouvoir tout un chacun. Il était ainsi devenu un artiste profondément universel tout en étant et demeurant une esprit résolument élitiste, donnant par là même à chacun de ses fans l’impression d’être spécial, de faire partie d’une élite éclairée et à part – alors que ces fans se comptaient par millions.

Extension du domaine de la liberté

Mais le choc émotionnel suscité par la disparition du chanteur britannique traduit peut-être aussi une perception diffuse que son œuvre, sans doute plus que celle d’aucun autre artiste, reflète et symbolise un « moment » particulier de l’histoire culturelle du monde occidental, un moment dont on pressent qu’il est désormais clos ou en train de se clore.

Enfant du « baby boom », David Bowie a incarné et parfois devancé les évolutions culturelles de sa génération, et son œuvre reflète dans une certaine mesure l’impact que celle-ci a eu sur la culture contemporaine. Il a en particulier joué un rôle symbolique important dans les grands mouvements de libération et de « décloisonnement » culturels qui ont façonné le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Non pas en épousant quelque cause collective que ce soit – un rôle qu’il a toujours refusé d’endosser – mais au contraire en se faisant le symbole même de la liberté individuelle et de l’affirmation du « soi », un être riche de potentialités infinies et libre de s’affranchir des contraintes et conventions héritées du monde ancien pour pouvoir les accomplir. En endossant de multiples incarnations et en explorant sans cesse de nouveaux horizons, il aura affirmé haut et fort sa liberté absolue d’être et de faire ce que bon lui semblait, même et surtout d’être transgressif et de faire ce que l’on n’attendait pas de lui.

De par son œuvre et son exemple, David Bowie aura ainsi fourni l’inspiration permettant à de nombreux individus, connus ou bien anonymes, de s’accepter et s’affirmer, de trouver leur voie et de développer leurs talents dans un domaine ou un autre, en d’autres termes d’affirmer et assumer leur liberté. Ce faisant, peut-être aura-t-il aussi contribué, sans doute involontairement, au développement d’une certaine forme d’hédonisme individualiste contemporain qui aura tendu, au cours des dernières décennies, à dériver progressivement vers la superficialité et la quête de la satisfaction immédiate plus que vers la recherche de l’excellence, vers un matérialisme consumériste à courte vue plus que vers la recherche d’une forme de transcendance créative, et vers la généralisation d’un narcissisme autoréférentiel plus que vers la quête d’un véritable accomplissement individuel.

Bowie lui-même était l’antithèse de cette évolution. Travailleur acharné, sans cesse à l’affût de nouveaux sentiers créatifs, lecteur invétéré et curieux de tout, il était fondamentalement un être en quête de sens, s’interrogeant continuellement sur les questions fondamentales de l’existence humaine et leur rapport à la création artistique. Après avoir cherché à devenir une star et y être parvenu au delà sans doute de ses espérances, il s’était ces dernières années mis volontairement en retrait de la sphère publique. Comme si David Bowie lui même n’avait en fait été qu’un personnage fictif, une mise en scène née de l’imagination fertile de David Robert Jones, l’enfant issu des classes laborieuses de la banlieue de Londres et qui menait sur le tard une vie discrète et rangée à New York.

Il n’empêche, la « créature » David Bowie aura sans doute contribué plus qu’aucun autre artiste à propulser la liberté individuelle au firmament de valeurs de la culture occidentale, donnant à cette évolution une sorte de caution artistique et une bande son particulièrement brillante. Si bien que l’on pourrait qualifier de « Moment Bowie » cette période de l’histoire culturelle récente durant laquelle la liberté individuelle a progressé comme jamais auparavant dans l’histoire humaine. Et si l’émotion fut si forte et généralisée à l’annonce de la mort de l’artiste, c’est peut-être aussi parce que beaucoup ont senti, de manière diffuse et inconsciente probablement, que ce moment d’ouverture et de libération est peut-être en train de se refermer.

Le grand désenchantement

Même si elles sont le fait des hommes et de leurs créations, les évolutions culturelles sont en effet indissociables du contexte historique dans lequel elles se développent. Arrivé sur le devant de la scène vers la fin de la période que l’on appelle « les trente glorieuses » en France, « l’âge d’or du capitalisme » aux Etats-Unis, David Bowie a forgé les bases de son art à une époque marquée par une croyance quasi généralisée en l’inévitabilité et l’irréversibilité du « progrès », conçu comme une amélioration constante des conditions de vie des êtres humains rendue possible par les avancées scientifiques et technologiques. Pour la plupart des occidentaux, il apparaissait ainsi à l’époque que la malédiction de la rareté pouvait probablement être vaincue. La crise des années 70 ne remettra pas fondamentalement en cause cette croyance, qui continuera d’imprégner les sociétés occidentales dans les décennies suivantes et s’étendra ensuite à d’autres parties du monde avec la mondialisation et l’effondrement de l’empire soviétique. Dans une large mesure, c’est cette croyance qui a rendu possible que les frontières des libertés individuelles puissent être sans cesse repoussées. C’est cette croyance qui a rendu possible que les sociétés occidentales se mettent à tolérer puis à accepter des comportements qui pendant des siècles avaient été considérés comme socialement répréhensibles voire déviants. La tolérance et l’extension du domaine de la liberté sont, dans une large mesure, les fruits de la prospérité et de la foi en l’avenir.

David Bowie disparaît à un moment où cette foi en l’avenir semble s’évaporer. La croissance économique, que l’on pensait susceptible de continuer indéfiniment et d’apporter l’abondance et la prospérité au quatre coins de la planète, s’est peu à peu réduite à néant. La création de richesses se heurte désormais au mur des contraintes biophysiques d’un monde fini ainsi qu’aux coûts sans cesse croissants de ses effets secondaires, en particulier environnementaux, qui menacent les conditions mêmes de la vie sur Terre. L’Occident a peu à peu substitué l’accumulation de dettes à la création de richesses, mais le modèle de croissance à crédit a implosé en 2008-2009 et n’est plus aujourd’hui maintenu en lévitation que par les politiques monétaires ultra accommodantes menées par les principales banques centrales mondiales – une situation dont on sait qu’elle n’est pas soutenable à long terme. Parallèlement, les richesses ont eu tendance à se concentrer entre un nombre sans cesse réduit de mains, et les inégalités à se creuser inexorablement. Loin de faire de la conquête spatiale la nouvelle frontière de l’expérience humaine, le progrès technologique s’est égaré dans la poursuite d’applications distractives et ludiques qui n’entraînent plus qu’une amélioration marginale des capacités productives réelles. Loin d’apporter l’abondance et la félicité à tous, il a désormais tendance à exacerber les inégalités de revenus et de richesse, et à aliéner et laisser de côté une partie des humains. D’autre part, le mouvement de globalisation a échoué à étendre durablement la paix, la prospérité et la démocratie au delà des pourtours de l’Occident. Au contraire, les valeurs occidentales sont de plus en plus contestées, alors que progresse l’obscurantisme religieux et que le terrorisme frappe de plus en plus souvent, de plus en plus durement. Le futur que les occidentaux en étaient venus à espérer et à attendre ne s’est pas matérialisé. Le progrès s’est finalement avéré être plutôt décevant.

Toujours clairvoyant, David Bowie avait senti venir ce grand désenchantement. « Que le XXIe siècle s’avère décevant ! », déclarait-il ainsi dans une interview accordée à la BBC en juin 2002. « J’avais personnellement des attentes assez élevées concernant l’avenir. Je n’avais pas idée qu’il capitulerait de la sorte dans cet affreux bazar, et dans cet horrible sentiment d’être incapable de pouvoir faire quoi que ce soit pour éviter cette désastreuse série de conséquences que l’on sent venir, si ce n’est nourrir tant de suspicions concernant leurs causes. Ce n’est pas une façon plaisante de vivre. Dans les jours qui ont suivi les attentats du 11 septembre, je regardais ma fille et je ne pouvais me sentir heureux, ce qui est une sensation terrible. Je la regardais et je ne pouvais éprouver autre chose que de la crainte ». La suite du XXIe siècle, pour David Bowie comme pour beaucoup d’autres, aura probablement confirmé cette sensation.

Alors que la crise économique semble n’en plus finir et que les risques politiques et sociaux partout s’accumulent, les conditions qui avaient rendu possible l’extension continue du domaine de la liberté individuelle, le « Moment Bowie », s’en trouvent ainsi peu à peu érodées. Confrontées à l’évaporation progressive du futur qu’elles avaient imaginé, l’ensemble des sociétés occidentales est gagné par une sorte de grand désenchantement, qui partout fournit un contexte propice à la remise en cause des libertés individuelles. Certaines avancées sont certes encore possibles sur la lancée des mouvements initiés au cours les dernières décennies, mais le balancier semble être déjà reparti en sens inverse, vers le renforcement des structures et disciplines collectives au détriment des libertés individuelles. Les individus sont partout soumis à une surveillance insidieuse mais de plus en plus généralisée et systématique, et les comportements considérés comme inappropriés ou déviants ont tendance à être de moins en moins tolérés, quand ils ne sont pas purement et simplement criminalisés. L’essentiel des libertés individuelles semble être pour l’instant préservé, mais leur érosion s’accélère et le point de basculement semble se rapprocher.

C’est sans doute aussi cela qui explique l’émotion suscitée par la mort de David Bowie : la sensation de voir inexorablement s’éloigner ce moment d’histoire pendant lequel l’avenir était envisagé avec suffisamment de confiance et les conditions économiques, politiques et sociales étaient suffisamment favorables pour rendre possible une extension continue et sans précédent du domaine de la liberté individuelle. Le « Moment Bowie », aussi brillant fut-il, semble bel et bien appartenir au passé, laissant place à un moment nettement plus incertain et, on peut le craindre, moins plaisant.



2 réactions


  • Hector Hector 24 janvier 2016 10:28

    « La mort de l’icône rock David Bowie a suscité une émotion considérable de par le monde. »
    Ce qui prouve bien que les cons sont les plus nombreux.


  • Pascale Mottura Pascale Mottura 1er février 2016 12:57

    Un article de haute volée, comme votre précédent texte sur Bowie. Bien meilleurs que tout ce que j’ai pu lire dans la presse dite professionnelle.

    Merci !

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