lundi 1er avril 2019 - par Theothea.com

« Le Pays Lointain » de Jean-Luc Lagarce en version générationnelle Hervieu-Léger à L’Odéon

De « Juste la fin du monde » au « Pays lointain », il n’y a qu’une seule et même œuvre qui s’approfondit et se sublime en un cri final que Louis ne devrait pas lancer puisque tel est son destin de ne point parvenir à exprimer son départ définitif et c’est donc par cette voix muette pour toujours que le dramaturge nous revient de profundis, plus que jamais présent sur les planches après un délai de latence.

 

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LE PAYS LOINTAIN
© Jean-Louis Fernandez

  

Si dans la première version, seule la visite impromptue aux membres de sa famille encore vivants servait de fil conducteur à son ambivalent retour aux origines, la remise en question de cet ouvrage allait, par la suite, ouvrir le champ des possibles jusqu’aux rencontres les plus improbables dans la vraie vie alors que l’imaginaire symbolique s’apprêtait à prendre le relais en multipliant l’esprit de famille à toute personne croisée ici-bas ayant retenu l’attention de Louis ou mieux, son affection, fût-ce la durée du coup de foudre !

Ainsi, faisant fi du distinguo entre être et avoir été, Louis convoque dans ce deuxième opus revisité tout son monde intérieur peuplé de présences virtuelles, d’absences fantomatiques ou de rencontres fortuites ayant jalonné, façonné ce que le jeune homme est devenu en cette phase finale de son parcours terrestre. 

   

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LE PAYS LOINTAIN
© Jean-Louis Fernandez

  

Cependant dans ce no man’s land scénographique au bord d’une autoroute où se lézardent une épave de voiture à l’abandon ainsi qu’une cabine téléphonique d’une autre période, celle de la désaffection, ce n’est pas le pan d’un mur délimitant le terrain vague qui pourrait temporiser la libre expression des dix personnages représentatifs, ici sur les planches de l’Odéon, d’au moins trois tribus, celle de la famille institutionnelle (Antoine le frère, Catherine la belle-soeur, Suzanne la sœur, le père mort déjà & la mère), celle des affinités choisies (l’ami de longue date, Hélène la fiancée, l’amant mort déjà, le garçon - tous les garçons -, le guerrier - tous les guerriers - ) et enfin celle des dix comédiens rassemblés par le metteur en scène autour de l’intrépide Louis (Loïc Corbery).

20 ans après les 20 ans de la bande à Lagarce, Clément Hervieu-Léger a, en effet, atteint l’âge qu’avait le narrateur lors de cet ultime écrit considéré par beaucoup comme son chef d’œuvre dont il allait mettre un point final juste quelques jours avant de quitter l’existence. 

   

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LE PAYS LOINTAIN
© Jean-Louis Fernandez

  

Sans doute faudrait-il y ajouter une quatrième communauté, celle des spectateurs, observateurs et témoins impliqués de cet instant où se rejoue l’histoire générationnelle des uns et des autres, tous confrontés qu’ils le veuillent ou non à la nostalgie du futur antérieur, cet espace temps indéterminé où le « Je me souviens » se manifeste soit en phase, soit en confrontation avec celui du partenaire ayant un point de vue similaire ou différencié concernant ce « pays lointain » et pourtant mentalement si proche.

A n’en pas douter, si durant quatre heures, Jean-Luc Lagarce ressasse, répète, réitère, approfondit sa pensée, sa mémoire, sa conscience, c’est aussi parce que celle-ci s’inscrit dans une époque, un contexte, une configuration où est en train d’éclore un fléau dévastateur impossible à ignorer ou à contourner ; il n’empêche, l’auteur ne le nommera jamais et ne désignera aucunement le SIDA comme le bouc émissaire du malheur s’étant abattu sans crier gare.

 

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LE PAYS LOINTAIN
© Jean-Louis Fernandez

  

A ce titre, apparaît la dimension universelle et intemporelle de cette pièce testamentaire qui se répand désormais sur la planète à renfort de traductions et d’adaptations autour de la thématique pérenne rassemblant la notion de famille sous un concept en expansion indéfinie, diverse et paradoxale.  

En l’occurrence, celle des liens du sang va se vivre sous une sorte de paranoïa partagée de gestes fusionnels autant qu’émotionnels alors que celle des rencontres électives se ressentira en effusions et abandons successifs sans qu’il soit envisageable d’en discerner le démiurge, si ce n’est l’horloge qui égrène son leitmotiv.

Comment ne pas rester coi avec un imperceptible sourire permanent au coin des lèvres, lorsque Louis, le principal intéressé à cette rencontre généralisée, ne peut que constater la formidable énergie qu’il lui aura fallu produire pour qu’elle ait lieu et, concomitamment, ce douloureux sentiment de ne point parvenir à communiquer la moindre parcelle de vérité qui pourrait suspendre le temps en un signifiant absolu pour tous ?

  

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LE PAYS LOINTAIN
© Theothea.com

  

Les onze comédiens réunis grâce à Clément Hervieu-Léger sont touchants et percutants car chacun, dans son registre, est en permanence relié par osmose à l’équipe occupant constamment le plateau même pendant l’entracte alors que Nada Strancar pourrait, elle, s’en révéler le point de convergence ou de ralliement.

Le vécu sur scène s’apparente à l’instant unique développé, ici et maintenant durant la soirée entière, pour évoquer, distiller, se remémorer, contredire, s’exaspérer, se rapprocher et se surprendre, bref pour exister !… l’espace d’une représentation théâtrale forcément exceptionnelle.

     
photos 1 à 4 © Jean-Louis Fernandez
photos 5 & 6 © Theothea.com
     
LE PAYS LOINTAIN - ***. Theothea.com - de Jean-Luc Lagarce - mise en scène Clément Hervieu-Léger - avec Aymeline Alix, Louis Berthélemy, Audrey Bonnet, Clémence Boué, Loïc Corbery de la Comédie-Française, Vincent Dissez, François Nambot, Guillaume Ravoire, Daniel San Pedro, Nada Strancar & Stanley Weber - Théâtre de L'Odéon

 

  

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LE PAYS LOINTAIN
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