vendredi 5 janvier 2007 - par Vierasouto

Le retour virtuel de l’Edernel

Pour commémorer les dix ans de la mort subite de Jean-Edern Hallier, écrivain provocateur et polémiste tant décrié de son vivant, vient de paraître un livre, une enquête dénonciatrice « La mise à mort de Jean-Edern Hallier » par Domminique Lacout et Christian Lançon.

Aurait-il été assassiné à Deauville en janvier 1997, tombé seul de son vélo à sept heures du matin ? Installé à l’hôtel Normandy où il avait pris ses quartiers d’hiver, sans doute aux frais d’un quelconque mécène, d’un de ceux qui sponsorisaient ses séjours dans des palaces, la Mamounia, la Résidence Maxim’s, le Raphaël... Voire d’autres lieux moins frime, comme ce lotissement pour fonctionnaires en Balagne, à l’époque de disette médiatique où je l’ai connu... Mais connaît-on jamais les gens, surtout ceux qui se sont perdus de vue à force de traquer une image idéale d’eux-mêmes ? Sans jeu de mots aucun sur la cécité de l’écrivain, partielle puis totale vers la fin de sa vie, JE, c’est le drame de la recherche du regard perdu, cette infirmité réelle vécue comme une castration publique dès l’enfance.

Pour avoir lu récemment le livre témoignage* d’une de ses dames de compagnie, ouvrage lucide fort bien rédigé mais débordant d’amertume revancharde, j’ai été extrêmement choquée que l’auteur parle de JE en le nommant le borgne. Il semble que l’ingrate ait connu l’Edernel (comme on l’appelait), après que j’ai moi-même cessé de le fréquenter, vers la fin des années 1980. A l’époque de son émission sur Paris-Première, quand l’écrivain paria sortit enfin de son purgatoire sans média pour renouer avec la notoriété et se rendre compte qu’il ne s’épanouissait en réalité que dans l’adversité et la lutte ! Trop de fois combattant de l’inutile, mais demeurant toujours un mercenaire : ne s’était-il pas présenté, avec le dernier vol pour Bagdad, sous les bombardements de la première guerre du Golfe, pour « en être », renâclant à se réfugier dans les sous-sols de l’hôtel ?

« J’avais mis tout en jeu pour réussir mon come-back, mais je me répétais maintenant : à quoi bon ? Pour faire les mêmes grimaces qu’avant ? Pour rejouer la comédie du paraître ? N’en avais-je pas goûté à satiété ? Le succès, quel succès s’il ne s’accompagne pas de l’épanouissement de soi-même, de l’harmonie intime que je venais de découvrir en trois ans de marginalisation ? Le fond du gouffre, je l’avais connu mais c’était le paradis... » (JEH Carnets impudiques)

Cette bataille jamais terminée contre la mitterandcratie l’a moralement tué. Vitupérant pendant tant d’années à la fois vérités et potins, dénonçant des scandales tout en se laissant monter la tête par les cancans d’un cercle de courtisans gauche-caviar dont il était exclu. Lui, qui se voyait à la place de Jack Lang au ministère de la Culture, ne s’est jamais remis de la trahison de « l’ami » Mitterand auquel il vouait une sorte de passion mortifère. Ce combat perdu d’avance contre un père de substitution, encore plus narcissique que lui (c’est dire...), l’a démoli. Plus prosaïquement, JE souhaitait par-dessus tout un fauteuil d’immortel à l’Académie française, le rêve de son père biologique qu’il voulait séduire en devenant général de l’armée des rêves, pour que cet homme autoritaire et craint cesse de le prendre pour ce qu’il était devenu au détriment de son œuvre : un bouffon de la République.

Bien qu’il l’ait réhabilitée de façon posthume dans L’Evangile du fou, JE n’aimait pas sa mère dont il disait que son père l’avait épousée pour sa fortune... Pour lui emboîter le pas, JE s’était marié en secondes noces avec une riche héritière italienne dont on ne savait plus très bien s’il avait aimée passionnément celle-ci ou son compte en banque : car Anna n’était pas son type de femme... Et il savait, mieux que personne, qu’il faut se méfier, à l’instar de l’Odette de Proust, de celles qui ne sont pas votre type de femme. Sa troisième épouse, avocate de son second divorce, correspondait davantage aux critères dans lesquels il s’était enivré à la fin de sa vie : la blonde à forte poitrine. Sauf que pendant les dernières années, cet aréopage d’ingénues perverses avait seize ou dix-sept ans avec l’unique arrière-pensée d’un quart d’heure de célébrité... Bien qu’il ait avoué une seule expérience homosexuelle dans sa jeunesse, je ne suis pas persuadée que Jean-Edern aimait autant les femmes qu’il les collectionnait. Sa cour de minets l’émoustillait davantage que son harem pubère mammaire, gros chariot de pâtisseries blondes à picorer pour le dessert. A quelques exceptions près, comme cette écrivaine en herbe** qui jouait avec lui à Anaïs Nin et Henry Miller, JE n’avait aucune estime pour les femmes.

« La Closerie des lilas », QG de JE pendant des années, est un personnage à part entière de la vie de l’écrivain, un havre inhospitalier où on mangeait toujours côté brasserie pour très cher le même morceau de saumon sec ou un tartare de boeuf avec des frites graisseuses. A la Closerie, le jeu était d’attendre une table pendant des lustres, d’attendre ensuite le serveur, la carte, son assiette, pour se retrouver au coude à coude avec des emmerdeurs célèbres... Le vrai jeu consistant en vérité à faire partie des élus squeezant la file d’attente pour aller s’asseoir directement à la table ouverte/fermée de l’Edernel sous le regard mi-curieux, mi-envieux des anonymes, le public... JE parlait fort pour qu’on l’entende, moins fort cependant que l’acteur Philippe Léotard qui hurlait son texte l’été sur la terrasse comme au théâtre... Ce n’était pas le cas du chuchotant conspirant Philippe Sollers, momifié au formol de la notoriété, avec sa coupe au bol de moine libertin, son fume-cigarette, ses lourdes bagues et son sac en plastique de la boucherie voisine. Les relations entre JE et Sollers étaient plombées de rivalité muette : bien qu’ils jouassent à partager leurs conquêtes, les deux vieux enfants terribles de la littérature mettaient de la coquetterie à se vouvoyer alors qu’ils se connaissaient depuis la revue Tel quel... Perfide, JE n’omettait jamais de rappeler en son absence le vrai patronyme de Sollers, Philippe Joyaux, je crois que chacun pensait que c’était lui le génie du siècle et pas l’autre...

La première fois que j’ai rencontré JE, c’était naturellement à La Closerie des lilas. Débarquant de ma province avec deux amies, nous y prenions un verre à une heure creuse de l’après-midi quand j’ai reconnu l’écrivain plus célèbre pour sa bonne mine que pour ses livres ; j’étais cependant fan du très culte Bréviaire pour une jeunesse déracinée. Assis à une table face à une jeune femme en larmes, il était hors de question de le déranger pour lui demander, en bonne midinette, un autographe, j’ai alors prié le serveur de faire signer mon menu... Quelques instants plus tard, JE est venu s’enquérir de qui avait demandé cet autographe et le contact s’est noué pour un an et des poussières d’une drôle de relation fusionnelle, à se voir tous les jours quand on s’ignorait la veille... Comme d’autres avant et après moi, il m’a fait le même plan écrivain par osmose : tu écriras pour mon journal, tu seras ma muse, tu publieras grâce à moi, etc.

Je me souviens de moments irréels comme la publication pirate de L’Idiot international, un groupe d’anges gardiens de l’Edernel débarquant, jubilatoires, une nuit à La Closerie avec, sous le bras, des piles de numéros de L’Idiot arrachés à la censure, les gens applaudissaient et faisaient signer leur journal... Les réunions du comité de rédaction place des Vosges, dans cet appartement trop grand occupé par son épouse, son fils et lui, qui ne se rencontraient quasiment jamais. Au premier étage, par la rue de Birague, la petite chambre-bureau à tout faire de JE occupait un coin modeste de l’appartement, presque exigu, avec sa bibliothèque, ses dossiers, ses manuscrits ; il écrivait assis sur son lit, penché sur un guéridon dans un chaos organisé. Pendant des mois, je l’ai raccompagné chez lui dans mon Austin Métro après l’immuable dîner à la Closerie. Incapable de rester seul, il ne demandait pas autre chose qu’une dame de compagnie. Très vite le soir, la vodka aidant, il dormait debout. Contrairement à la légende, JE travaillait, se couchait et se levait tôt, vers cinq ou six heures du matin, pour une revue de presse dans un café.

JE avait l’art d’imposer à des inconnus de la veille une intimité immédiate, du jour au lendemain, on ne se quittait plus. Je crois que tout au long de sa vie, il y a eu le même petit cercle d’intimes, sauf que le casting changeait, mais ça ne changeait sans doute pas grand-chose à la distribution des rôles et à la permanence des rituels. Les rendez-vous, les appels téléphoniques compulsifs, les repas partagés, les vacances ensemble... Quand le réalisateur Marco Ferreri a prêté à JE un appartement à Bonifacio lors d’un Pâques frisquet, j’ai fait partie des bagages-cabine. Omar***, son indispensable confident, suivant en bateau pour transporter une moto dont on se servirait à peine. Découragés par la météo, nous n’avons jamais dépassé Bastia... La vie sur l’île de beauté était quasi monacale, lever à cinq heures, petit déjeuner place du marché dès potron-minet, écriture tout le jour du Foucault, apéritif place Saint-Nicolas, dîner sur le vieux port au restaurant, dûment négocié pour savoir qui allait payer... A dix heures du soir, postés tous les trois comme des pensionnaires d’une maison de retraite devant une télé démodée, le scandaleux sans scandale piquait rapidement du nez, ronflant bruyamment... Alors Omar, paternel, disait à plusieurs reprises : « JE, vaaa te coucher... » mais il refusait comme un enfant qui joue les prolongations au salon, niait s’être endormi, peur de dormir seul de l’autre côté du couloir... Quand ma mère a débarqué dans l’appartement familial, elle a viré JE. Il n’en revenait pas, moi non plus, je n’aimais pas ma mère... Contrit, il s’est replié dans un hôtel sur les Quais d’où il s’est évadé un jour pour Calvi sans payer sa note... Il était malhonnête par jeu, radin par principe, tricheur par vocation, aimant plus que tout la transgression : un faux voyou, un vrai aventurier, un enfant terrible cherchant inlassablement les limites à dépasser et ceux qui lui tiendraient tête.

« A s’éloigner des rivages enchantés de l’enfance, on n’en devient pas pour autant le prince de l’existence » (JEH, Bréviaire pour une jeunesse déracinée)

J’ai oublié de parler du livre, quelle importance... Jacques-Marie Bourget a fait un excellent article dans le dernier Paris-Match. Que dirais-je de plus sur le sujet des persécutions, réelles ou fantasmées, dont JE a été victime ? Je n’ai jamais eu personnellement le sentiment qu’il ait été menacé au point de risquer sa vie, ou alors était-il encore plus courageux que je ne le pensais ? En ce sens, c’était un vrai aristo... Bien qu’en relisant les circonstances de sa mort le 12 janvier 1997, je suis dubitative... A sept heures du matin, seul sur son vélo dans une rue déserte de Deauville en hiver, il revient d’un bistrot près de l’hippodrome où il a acheté des cigares et se dirige vers le Normandy qu’il n’atteindra jamais... Jean-Edern n’est quasiment jamais seul, sauf ce matin-là, où il est descendu prendre son petit déjeuner en solo dans la salle à manger de l’hôtel... Le retour de son corps de Deauville à Paris en ambulance dure sept heures pour faire 202 km... Le même jour, sa suite au Normandy est fouillée, son appartement parisien cambriolé...

Le « prêt-à-penser », locution créée par l’Edernel, se porte admirablement, le « pivotisme » aussi, expression inventée pour railler les velléités des ambitieux de passer chez Bernard Pivot**** avant même d’avoir écrit une ligne. Sa mort fut une provocation de trop... Cet anniversaire nous met devant le fait accompli : il nous manque plus qu’on ne voulait bien le penser... Il a emporté avec lui la révolte permanente et la liberté d’expression à n’importe quel prix, le procès de la société du spectacle dont il fut l’acteur et le pourfendeur. Quoique je sois persuadée qu’il aurait adoré la liberté de ton des blogs, l’immédiateté de la publication, le regain de l’écrit, je n’ose pas penser ce qu’il aurait, lui, osé écrire. Le blog de JE aurait fait exploser l’audience, le plus chic et choc de la blogosphère... Quel dommage qu’il n’en soit pas... Il est indéniable qu’on s’ennuie ferme sans lui... On irait bien lui mettre sa vodka au frais, comme il aimait...

« Nos sociétés avancées ont tellement honte de la mort qu’elles la cachent, ou la taisent, comme inconvenante... La mort est un démenti trop dur, péremptoire, désobligeant et définitif, infligé à toutes les théories sur le bonheur des hommes... » (JEH L’Evangile du fou)

* Le Code civil d’Alice Massat. ** Corps de jeune fille d’Elisabeth Barrillé. *** Omar Foitih, ami et collaborateur de JE. ****« Apostrophes » et « Bouillon de culture » de B. Pivot.



6 réactions


  • nagal (---.---.181.251) 5 janvier 2007 14:53

    Bonjour Vierasouto,

    Oui je vous comprend JE manque au paysage audiovisuel et politique actuel où tout est incolore et feutré même la contestation. J’aimais beaucoup ce diable d’homme, ne le connaissait que par ses apparitions télévisuelles et l’Idiot. Comme beaucoup autours de moi je le trouvais outrancier et en même temps vrai, rafraichissant, toujours en équilibre entre le rire et le drame. Bref irremplaçable. Merci de le rappeler aux bons souvenirs de ceux qui sont encore là, à regarder tourner ce monde fade, sans ambition, sans vérité vraie, qu’est devenue notre France. Soupir de tristesse.


    • Vierasouto Vierasouto 6 janvier 2007 05:12

      Entre le rire et le drame, ça n’est pas faux, la tragicomédie, il connaissait bien... Je ne veux pas en faire un ange mais il n’avait pas cette peur panique de déplaire qui paralyse tout le monde, cette peur de perdre des points de popularité, etc... Une société de peur de son ombre... A+


  • Adama Adama 6 janvier 2007 11:35

    Superbe texte ,à la mémoire de Jean-edern hallier, le Chateaubriant des médias.

    Nous avons de nos jours que sa pâle copie : Le dantec (tiens, encore un Breton) !


  • Marc Bonnet (---.---.235.62) 6 janvier 2007 14:31

    Je ne vous connaissais pas... Je suis très ému par l’attention que vous portez à ce sacré bonhomme. j’ai beaucoup ri et pleuré intérieurement... pleuré sur nous. Vous finissez sur sa mort étrange... vraiment étrange, un peu trop pour ne pas être calculée, voire millimétrée, un travail de professionnels, d’horloger. Pourquoi je penses à Mozart subito ? Et si nous le faisions ce blog : L’Edernel ou JE ? JE vous salue Vierasouto pleine de grâce. MB smiley et smiley


    • Vierasouto (---.---.235.183) 10 janvier 2007 02:09

      1000 mercis pour votre commentaire, j’ai regardé ce soir l’émission d’Ardisson à sa mémoire, je n’avais jamais remarqué à quel point son frère avait la même voix que lui... Quel vide cependant... Oui, faire le blog de JE, je suis d’accord, un blog, c’aurait été du sur mesure pour lui... NB. Votre dernière phrase, il aurait pu la dire...


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