lundi 21 août 2006 - par F C Bachellerie

Le(s) Complot(s) de Will Eisner

"Si les mondes narratifs sont si confortables, pourquoi ne pas tenter de lire le monde réel comme un roman ?" Ainsi commence la leçon Protocoles fictifs qu’Umberto Eco donna à Harvard en 1994. En lisant le dernier ’graphic-novel’ de feu Will Eisner - le Complot, l’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion - on a envie d’ajouter : "et de lire l’Histoire comme une bande dessinée". Le fait est que tel fut effectivement l’objectif avoué de Will Eisner. 

En reproduisant sous forme de ’graphic-novel’ l’histoire fâcheuse des Protocoles des Sages de Sion, Will Eisner souhaitait "planter un dernier clou dans le cercueil de cette imposture terrifiante". Il était persuadé que l’utilisation d’un medium aussi puissant que la bande dessinée permettrait de donner une audience universelle aux dernières révélations sur le sujet.
Le Complot de Will Eisner atteint-il son objectif ? Y trouve-t-on présentées de manière accessible toutes les preuves historiques susceptibles de faire taire les tenants les plus abjects de la théorie de la conspiration ?

Je dois dire que - malgré la caution d’historien d’Umberto Eco - la BD de Will Eisner est un échec.

La démonstration d’Eisner repose, en effet, sur 2 fondements :
1) Les textes du Dialogue aux Enfers de Michel Joly et des Protocoles des Sages de Sion sont extraordinairement similaires ;
2) Un historien Russe Mikhail Lepekhine a récemment retrouvé dans les archives de l’URSS des preuves qui montrent que l’agent russe Mathieu Golovinski est le véritable auteur des Protocoles ;

Etudions la solidité des 2 fondements de la démonstration d’Eisner, comme si nous avions affaire à l’oeuvre d’un historien.

Premier fondement : la similarité extraordinaire entre la satire politique de Joly et les Protocoles.

De ce fait indéniable, Eisner conclut que les Protocoles (dont les premières publications datent de 1905) sont un plagiat des Dialogues aux Enfers (daté de 1864).
Or, par soucis d’exactitude dans l’établissement indispensable de la preuve scientifique, Eisner aurait dû explorer les nombreuses conclusions alternatives à ce fait.

Par exemple, certains ’ayatollahs’ de la Science, face à une telle coïncidence, n’hésiteraient pas à évoquer la loi capricieuse des probabilités : étant donnée la somme de toutes les oeuvres écrites existant dans le monde il y a une probabilité, certes faible mais non nulle, que deux textes présentent des similarités troublantes.

Autre possibilité : les deux ouvrages auraient pu être inspirés d’un troisième ouvrage, source commune. Seule la possession de ce 3ème ouvrage pourrait confirmer l’imposture des Protocoles. Cette possibilité est d’autant plus importante à creuser qu’Umberto Eco - et ce dans sa préface même du livre d’Eisner ! - affirme avoir découvert que les Dialogues aux Enfers sont eux-mêmes un plagiat d’Eugène Sue. Mais qui Sue avait-il plagié auparavant ? Eco remonte la filiation du Complot mondial au XIVème siècle ( !) et l’Ordre des Chevaliers du Temple. Y aurait-il donc une racine commune non-fictive à ces mythes de la conspiration mondiale, dont les Protocoles révèleraient enfin les intentions ? Ni Eco ni Eisner ne répondent à cette question.

Un roman de Bernard Rapp - Tiré à part - raconte l’histoire d’un éditeur qui, pour se venger d’un auteur, construit un roman apparemment antérieur au dernier succès de l’auteur, et l’accuse de plagiat.
Avant Bernard Rapp, le jeune poète anglais Chatterton avait, en 1769, créé de, toute pièce, une oeuvre médiévale dont ses contemporains avaient bien cru qu’elle avait été écrite au XVème siècle par un moine du nom de Thomas Rowley. A la même époque, un Ecossais - James Macpherson - présenta, lui aussi, un recueil de ses poèmes qu’il disait avoir traduits d’un barde Ecossais du IIIème siècle nommé Ossian.
De si exceptionnelles créations littéraires peuvent inspirer les fanatiques des théories de la conspiration.
Malgré la présence de l’ouvrage de Marcel Joly dans les archives du British Museum en 1921, Will Eisner ne démontre pas que les Dialogues aux Enfers n’ont pas été eux-mêmes une création comploteuse produite a posteriori et destinée à jeter le doute sur l’authenticité des Protocoles. Will Eisner sème lui-même le doute dans ses notes : "les informations bibliographiques de Joly sont, au mieux, sujettes à caution". Sommes-nous donc à l’abri d’une tromperie qui ferait, aussi, des Dialogues aux Enfers une imposture ? Après tout, les supposés ‘Sages de Sion’ seraient bien capables de falsifier un texte pour discréditer l’authenticité de leurs révélations et protéger leurs noirs desseins ( !).
On peut trouver toutes les réponses nécessaires à effacer ces doutes quant à l’authenticité de l’ouvrage de Maurice Joly dans le livre d’Henri Rollin l’Apocalypse de notre temps (1939). Il est regrettable qu’Eisner n’aie pas fait état de ces faits.

Enfin, la lecture d’Umberto Eco inspire, à nouveau, une dernière interprétation. Dans Protocoles fictifs, Eco présente l’histoire de la curieuse société secrète des Rose-Croix. Cette société secrète imaginaire, œuvre de fiction du XVIIème siècle, devint si fascinante pour certains que cela leur plût de la créer dans la réalité.
Les Rose-Croix ne sont pas le seul exemple d’oeuvre imaginaire ayant inspiré la réalité. Les ingénieurs de la NASA n’ont-ils pas été, en grande partie, influencés par les histoires de science-fiction de la littérature ’pulp’ des années 50 ?
Qu’une fiction ait directement inspiré les Protocoles ne confère donc pas automatiquement à ces derniers le statut de fiction. Les auteurs des Protocoles auraient pu trouver les propositions de Maurice Joly extrêmement inspirantes dans le cadre de leur programme secret pour l’humanité.
Rien dans le livre d’Eisner ne permet, hélas, de réfuter cette possibilité, hors l’incroyable absurdité que des conspirateurs aient pu tenir à consigner ouvertement toute la noirceur de leur projet secret.

Second fondement : Mikhail Lepekhine a démontré que l’auteur des Protocoles avait été un agent russe nommé Mathieu Golovoski.

La seule source citée par Eisner de cette découverte russe est un article de l’Express. De fait, il semble que seul l’Express ait eu l’honneur des révélations de Mikhail Lepekhine. Par la suite, d’autres journaux (le Figaro et le Daily Telegraph) ont publié les mêmes révélations, mais citant l’Express comme la source de leur information. Vous trouverez le texte de l’article de l’Express dans ce lien.
Une recherche appuyée sur Google (US et France) ne permet pas d’identifier d’autres sources de la découverte de Mikhail Lepekhine, en particulier l’absence de publication dans une revue scientifique est à remarquer : pourquoi Lepekhine a-t-il choisi de dévoiler son scoop à un newsmagazine français, plutôt qu’à une revue scientifique internationale ? Un autre choix aurait sans aucun doute permis de donner plus de poids à sa découverte.
De plus il ne semble pas non plus que d’autres chercheurs aient par la suite corroboré les informations publiées par l’Express. En tout cas cela n’est pas dit par Eisner.
Techniquement, selon la tradition scientifique, la découverte de Lepekhine ne peut donc être considérée, au mieux, que comme une hypothèse, et ne saurait en aucun cas faire office de preuve irréfutable.

Le livre d’Eisner laisse donc planer un doute. Doute certes initié par l’absence de preuve décisive, mais aussi fortement renforcé par 2 mensonges dont l’auteur se rend coupable.

Le premier mensonge concerne l’utilisation d’un article de Sir Winston Churchill daté du 8 février 1920 et paru dans le ’Illustrated Sunday Herald’. L’article est intitulé ’Sionisme contre Blochévisme, la lutte pour l’âme du peuple juif’. Eisner utilise cet article pour illustrer le climat d’anti-sémitisme généralisé que la publication des Protocoles avait entraîné dans l’Europe entière.
Or, d’une part, Churchill ne fait aucunement référence aux Protocoles dans son article, mais il utilise plutôt le livre de Nesta Webster Secret societies and subversive movements, pour défendre la thèse que le danger bolchevique est la véritable menace internationale.
D’autre part le sionisme y est présenté comme le meilleur rempart à cette menace (voir le titre).
Eisner ne fait aucunement référence à cet élément de contexte historique qui, pourtant, est fondamental à la compréhension du drame juif.
Comment, en effet, comprendre l’anti-sémitisme sans comprendre son lien avec ce qu’on pourrait appeler le complot britannico-sioniste ?
Churchill, alors membre du gouvernement de Lloyd George et collègue de Balfour, voyait dans les aspirations de l’Organisation Sioniste Internationale, présidée par le britannique naturalisé Chaim Weizmann, le moyen de faire d’une pierre deux coups : régler à la fois la question juive et la question bolchevique (les deux ’maux’ étant pour Churchill, et le reste du cabinet Lloyd George, étroitement lié dans un ’complot mondial’ judéo-bolchévique - sic !).
Le sionisme devint alors l’allié objectif de l’anti-sémitisme au sein d’un complot visant à attribuer aux sionistes une terre qui n’appartenait alors ni aux Juifs ni aux Britanniques (lire en particulier à ce sujet John Rose The Myths of Zionism, chapitre 7).
La détermination des comploteurs fut telle que, dès 1936, les Juifs représentaient un tiers de la population de la Palestine.
Le plan de Churchill se mit donc, bel et bien, en place : établir un état ami dans le Proche-Orient qui protégerait l’Empire de la menace bolchevique, tout en se débarrassant des juifs britanniques, potentielle armée révolutionnaire, agents désignés de la conspiration bolchevique mondiale.

Will Eisner ne parle pas de cette page de l’histoire dans son Complot. On peut comprendre qu’aujourd’hui il soit difficile pour un Juif américain d’accepter la vérité historique que les Sionistes furent des alliés objectifs de l’anti-sémitisme européen, et que leur pragmatisme cynique avait concouru peut-être plus encore à la tragédie des Juifs d’Europe que la prose absurde des Protocoles.

Le second mensonge de Will Eisner consiste à présenter le nouvel engouement pour les Protocoles en provenance du monde arabo-musulman comme une continuité de l’anti-sémitisme européen des années 1920.
Eisner s’étonne des 300 000 copies publiées par l’Institut Islamique de Beyrouth en 1993. Pour expliquer ce phénomène, il explique que le meilleur complot pour s’emparer du pouvoir consiste à "identifier un groupe d’individus vulnérables et qui pourrait sembler une menace", (...) "une minorité avec un passé de rejet".
Pour les Libanais (et bien d’autres), les Juifs ne font certainement pas partie d’un "groupe d’individus vulnérables", ni ne sont "une minorité rejetée", tant ils associent les Juifs à l’état d’Israël et à sa quasi-hégémonie sur le Proche-Orient.
En effet, ce qui pousse les Arabes et les Musulmans à relire les Protocoles, c’est cette même confusion entre les Juifs et les Sionistes dont Eisner semble être aussi victime. A Beyrouth ou à Gaza, les peuples ressentent qu’un complot, qu’une stratégique, impose la main de fer de l’état d’Israël sur un territoire qui est le leur, et ils ont tôt fait de lier ce complot aux Protocoles et à toutes les autres ancestrales conspirations juives de fiction.

Il est donc triste et étonnant que la valeureuse ambition de Will Eisner de définitivement jeter à la poubelle les Protocoles des Sages de Sion n’ait pas été couronnée de succès.
Triste parce que le monde n’a pas besoin d’outils de discorde et de désunion. Etonnant car l’exercice qui aurait pu établir avec certitude l’imposture des Protocoles était très simple à réaliser : il aurait suffi de démontrer que jamais dans l’histoire de l’humanité - et en particulier depuis 1905 - les juifs n’avaient agi en accord avec le programme annoncé dans le livre.

Il n’y a pas et il n’y a jamais eu de complot juif international.
Le complot sioniste, lui, est, hélas, bien réel.
C’est ce complot, géographiquement limité, fomenté à l’origine par l’Empire britannique et l’Organisation Sioniste Internationale dans la première moitié du XXème siècle, que des millions d’individus continuent de dénoncer. C’est ce complot-là qui tue encore aujourd’hui, et qui rallume, jour après jour, la flamme inutile de l’anti-sémitisme.



9 réactions


  • guillaume (---.---.142.152) 21 août 2006 12:45

    Concernant les rose-croix, on peut dire ce qu’on veut sur leurs origines fumeuses, mais il me semble que Paris a été placardé d’affiches aux XVIIème, et que ça, c’est réel, pas fictif.

    Mais bon, à part ça, je m’en fous pas mal.


  • bilbao (---.---.116.74) 21 août 2006 13:42

    Article captivant. Je ne suis pas du tout un lecteur de BD mais votre article m’a vraiment donne envie de lire / acheter ce livre.


    • kranik (---.---.15.43) 22 octobre 2006 15:27

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  • (---.---.162.15) 21 août 2006 22:47

    Mouais, je ne vous trouve pas convaincant sur le fait que le Protocole n’auraient pas été inspirés par les Dialogues. Ce n’est certes pas sûr, mais c’est une hypothèse hautement probable par rapport aux deux autres que vous énoncées.

    Je trouve aussi que votre emploi du mot mensonge est inapproprié. Will Eisner était un homme honnête. Dans cet ouvrage, il a pu se tromper, faire des erreurs d’appréciation, mais je doute qu’il ait menti (mentir inconsciemment n’étant pas mentir).

    Pour en savoir plus sur Will Eisner, un des maîtres de l’art séquentiel, comme il l’appelait si justement, consultez la page qui lui est dédiée sur Wikipedia.

    Merci pour cette intéressante mise en perspective de la bande dessinée. En particulier, l’attribution du Protocole à un agent russe m’apparaît être singulièrement légère.

    Am.


  • F.C. Bachellerie (---.---.214.239) 22 août 2006 09:16

    Oui, le mot « mensonge » peut être fort et j’ai hésité à l’employer. Pourtant il a bien fallu que quelqu’un mente (et ce n’est peut-être pas Eisner lui-même qui a pu reprendre sans la vérifier une source), car enfin le texte de l’article de Churchill est clair. Donc l’utilisation qu’Eisner en fait dans sa BD est au mieux un mensonge, au pire une manipulation. Merci pour vos encouragements.

    F.C. Bachellerie


  • (---.---.71.248) 24 août 2006 11:39

    Bonjour, c’est Yves.

    Très bon article à mon sens, qui fait le tour du sujet de manière rapide mais néanmoins complète.

    Il semble de plus que cela soit nécessaire, car dans les commentaires il est dit : « En particulier, l’attribution du Protocole à un agent russe m’apparaît être singulièrement légère. ».

    Or en effet, il est me semble-t-il certain que l’origine de ce texte est un plagiat d’un texte français, plagiat réalisé par un agent tsariste. Le texte français d’origine dénoncait le monarchisme, et je me souviens d’exemples montrant que le texte avit été recopié en remplaçant « France » par « monde » et « monarchiste » par « juif ».

    La découverte de ce plagiat est relativement récente si ma mémoire est bonne. Je vais faire quelques recherches, on doit bien pouvoir trouver ça sur le net.

    Yves.


  • (---.---.155.248) 24 août 2006 11:48

    Re-Yves.

    Bon voila, pas mal de choses peuvent être lues ici : « http://www.blanrue.com/protocoles.html ».

    Il y a dans cette page suffisament de références pour que l’on puisse creuser le sujet si on le désire. Disons simplement en résumé que cela correspond tout à fait au contenu de cet article.

    Yves.


  • Didier (---.---.156.91) 30 août 2006 21:13

    Pour l’auteur, je signale l’histoire étrange de l’Okhrana traduite de Lyndon LaRouche sur le site de ses amis français www.solidariteetprogres.org, qui peut être rapprochée du protocole 18.

    Je fais également une petite étude autour des éléments politiques et surtout économiques contenus dans les deux ouvrages (Dialogues et Protocoles) sur mon blog.

    Les principes économiques sont très différents. Je trouve ceux des protocoles très bons, bien meilleurs que ceux des partis de gouvernement d’aujourd’hui.


  • pluskezorro pluskezorro 14 septembre 2006 23:20

    Article étonnant et très bien écrit qui révèle la mécanique de la manipulation et de la désinformation.


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