mercredi 2 mars 2011 - par chacunsapanhard

Le secret d’Hamlet

Depuis quatre siècles environ, puisque ce chef d'œuvre de Shakespeare date du début des années 1600, la compréhension officielle de cette tragédie est que Claudius a assassiné son frère, le roi Hamlet : dans ces conditions, Hamlet, le fils éponyme, doit venger son père.

Le thème de la pièce est donc la vengeance : Hamlet doit se venger de son oncle Claudius qui a assassiné son père, le roi Hamlet.

Claudius aurait assassiné son frère pour lui voler sa couronne et sa femme : en effet, peu après la mort du roi, Claudius devient roi à sa place, et se marie assez vite avec Gertrude, mère d'Hamlet et épouse du roi défunt.

Si l'on se place du point de vue de ce début de XVIIe siècle, le Danemark était une monarchie élective, Claudius a donc été élu roi suite à la mort de son frère.

Ce principe électif est confirmé une première fois quand Rosencrantz signifie à Hamlet qu'il a la voix du roi lui-même pour lui succéder en Danemark (you have the voice of the King himself for your succession in Denmark), et une seconde fois juste avant la mort d'Hamlet qui prédit que l'élection va échoir à Fortinbras (I do prophesy the election lights on Fortinbras), il lui donne sa voix mourante (he has my dying voice), ce qui explique pourquoi ce n'est pas le fils du roi qui devient roi, contrairement à ce qui se passe dans une monarchie héréditaire, selon la sentence bien connue "le roi est mort, vive le roi !"

Claudius est donc un héritier légitime de la couronne : si d'ailleurs il ne l'avait pas été, on ne voit pas en quoi il l'aurait été plus en assassinant le roi.

La tradition universitaire reste bien embarrassée pour justifier le suicide d'Ophélia : il s'expliquerait soit par sa tristesse d'apprendre que son père Polonius a été assassiné, soit par sa tristesse de se sentir sans cesse méprisée par l'incompréhensible Hamlet qui la snobe passablement.

Tout a toujours été dit pour aller dans le sens de cette unique interprétation, celui de la vengeance, mais pas n'importe quelle vengeance : une vengeance à réaliser durant l'action.

Toutes les contradictions sont malicieusement contournées pour sauver coûte que coûte cette compréhension-là des faits, et empêcher pour ainsi dire tout autre lecture.

Hamlet ne tue pas Claudius quand il peut le faire ? Qu'à cela ne tienne ! On explique cette attitude par une hésitation, la très fameuse procrastination, du latin cras demain, c'est-à-dire le fait de remettre au lendemain ce qu'on pourrait faire le jour même.

Claudius ne quitte pas la séance juste après la pantomime du théâtre de théâtre qui est censée représenter son propre crime ? Qu'à cela ne tienne ! Il part après la même scène parlée avec l'argument suivant : il peut supporter la représentation de son assassinat une fois, mais pas deux.

Comme Claudius avoue son crime, il ne peut pas y avoir d'erreur : selon tous les commentateurs, il est bien l'assassin de son frère, la question ne se pose même pas.

On ne s'occupe pas du tout de la teneur de ses aveux : il avoue, les aveux sont considérés depuis toujours comme une preuve, donc il est bien coupable du crime dont on l'accuse.

On cherche sans répit la cause de la folie d'Hamlet (Hamlet's transformation, lunacy, distemper, confusion, wildness, melancholy, grief, madness, fear, disease, distraction : les termes sont nombreux pour exprimer à peu près la même chose à des degrés divers) : la mort de son père et notre marriage trop précipité (his father's death and our overhasty marriage) résumera Gertrude, l'amour qu'il est censé ressentir pour Ophélia, mais c'est finalement Claudius qui, sans s'en rendre compte, se rapproche le plus de la vérité par cette formule générale : il y a quelque chose dans son âme (there's something in his soul).

La folie d'Hamlet est connue de tous, le fossoyeur, sans savoir qu'il parle au prince lui-même, lui dira clairement qu'Hamlet est fou (mad).

Cette folie n'est en principe pas liée à l'assassinat de son père puisqu'il n'est censé apprendre qu'il a été assassiné qu'à la scène cinq de l'acte premier, lors de sa rencontre avec un spectre qui va le lui révéler, alors que sa folie est déjà tout à fait visible dès sa première apparition, scène deux.

C'est en effet un spectre qui vient révéler à Hamlet la vérité, à savoir que la mort de son père n'est pas due à une morsure de serpent, comme on l'a fait croire, c'est son frère Claudius qui est venu l'assassiner un après-midi, alors qu'il dormait comme à son habitude dans son verger, en lui versant le poison d'une fiole dans l'oreille, le but de cet attentat étant de lui prendre sa couronne et sa femme.

Pour que toute la compréhension de cette affaire tienne debout, il faut donc croire au spectre : on est alors clairement dans l'irrationnel pur, basé sur la réalité d'un spectre qui vient annoncer cette vérité à Hamlet.

Pourquoi pas ? mais alors comment se fait-il que Gertrude ni ne voit ni n'entend ce spectre ?

Hamlet lui pose les deux questions coup sur coup, cela fait quatre répliques consécutives : sa mère Gertrude répond ne rien voir et n'avoir rien entendu, alors que le spectre est censé avoir fait son apparition durant cet entretien.

Faut-il sauver l'irrationnel à tout prix en affirmant que Gertrude est dans un déni de réalité, et que le spectre existe bel et bien, contrairement à ses dires ?

Si Hamlet est fou et sa mère saine d'esprit, en quoi est-il raisonnable de donner raison à Hamlet sur ce point plutôt qu'à sa mère ?

Si ce spectre existe vraiment, comment se fait-il qu'il ne peut communiquer qu'avec Hamlet ?

Horatio lui adresse la parole mais le spectre ne lui répond pas.

Deux Officiers de la Garde, Bernardo et Marcellus, invitent en effet Horatio à monter la garde avec eux à minuit, le but de cette invitation étant qu'il admette la réalité de cette apparition comme étant plus qu'une fantaisie (more than fantasy), mais aussi qu'il lui parle (and speak to it) avec l'argument qu'il est savant (scholar) : Horatio est en effet étudiant à l'université de Wittenberg d'où il est revenu, Hamlet y poursuit également ses études, d'où leur complicité.

Durant cette séance, le spectre disparaîtra puis réapparaîtra, c'est Horatio, très bon élève, qui cette fois-ci fera remarquer à Bernardo et Marcellus sa soudaine réapparition, sans toutefois pouvoir le faire parler, mais il prédit que cet esprit, muet pour eux, parlera à Hamlet (will speak to him) : on justifie donc d'ores et déjà ici que ce spectre n'est censé parler qu'à Hamlet.

Dira-t-on que Marcellus et Horatio entendent le spectre au motif qu'ils jurent sur l'épée juste après que le spectre leur demande de jurer (swear) ?

Cette même séance a lieu trois fois mais à chaque fois Hamlet demande en premier de jurer sur l'épée, avant que le spectre ne fasse lui-même la même demande : on n'est donc pas tenu de croire qu'ils jurent parce que le spectre en fait la demande, car s'ils n'entendent pas le spectre, le résultat serait exactement le même.

Imaginons en effet qu'Hamlet soit le seul à entendre le spectre, supposition tout à fait plausible puisqu'il est le seul à pouvoir communiquer avec lui, cela ne changerait absolument rien à la scène : Marcellus et Horatio jureraient sur l'épée non pas parce que le spectre en fait la demande, puisqu'ils ne l'entendraient pas dans cette hypothèse, mais parce qu'Hamlet, lui, en fait clairement et distinctement la demande.

Un signe nous est offert juste avant pour aller dans ce sens : quand le spectre intervient à nouveau, uniquement oralement cette fois-ci sans être visible, après son départ suite à l'entretien qu'il a eu avec Hamlet, pour lui apporter son aide en leur ordonnant de jurer (swear), c'est Hamlet qui lui répond, puis il leur pose comme une question : vous entendez ce camarade à la cave (you hear this fellow in the cellarage).

Mais personne ne lui répond : le spectre est censé se trouver à ce moment-là au sous-sol mais seul Hamlet discute avec lui, usant d'ailleurs d'une singulière familiarité en le qualifiant entre autres de petit (boy), de franche pistole (truepenny), de vieille taupe (old mole).

Il faut donc oser comprendre que ni Marcellus ni Horatio n'entendent le spectre, il faut oser comprendre qu'ils ne le voient pas non plus, les Officiers de la Garde et Horatio disent qu'ils le voient et agissent comme s'ils le voyaient : ce genre d'attitude porte un nom, on appelle cela se monter le bourrichon.

Peut-être se sont-ils inspirés d'Hamlet qui est maître dans l'art de manipuler les esprits, il fera immédiatement dire à Polonius qu'un nuage qu'il lui montre a presque la forme d'un chameau (almost in shape of a camel) puis d'une belette (weasel) puis d'une baleine (whale), et à Osric, après lui avoir fait dire qu'il fait froid ('tis very cold), il lui fait immédiatement dire le contraire, à savoir que la chaleur est étouffante (it is very sultry).

Hamlet porte le deuil depuis quatre mois, avec son fameux habit d'encre (inky cloak), il dit deux mois mais se reprend, ce ne serait pas autant, pas deux (not so much, not two) mais Ophélia le corrige sur ce point : non, c'est deux fois deux mois (nay 'tis twice two months).

Comme on peut considérer qu'Ophélia est saine d'esprit, on aura plutôt tendance à croire en sa version plutôt qu'en celle d'Hamlet qui hésite et ne sait plus trop : de toute façon, il porte le deuil depuis la mort de son père, c'est donc aussi dans cette tenue délirante qu'il a assisté au mariage de sa mère, laquelle devient aussi sa tante à cette occasion en tant qu'elle est désormais l'épouse de son oncle.

Hamlet porte donc le deuil depuis quatre mois, il dit voir son père dans l'œil de son esprit (in my mind's eye) : on peut donc comprendre que les Officiers de la Garde inventent la vision d'un spectre qui représente feu le roi Hamlet, ils cherchent à convaincre dans un premier temps Horatio de cette apparition.

Comme Horatio est un fidèle ami d'Hamlet, l'idée serait tout simplement de faire plaisir au très paradoxal mais très aimé prince, en allant dans le sens de sa folie et de ses visions.

Un signe nous permet de déceler cela : Horatio mettra quatre répliques à reconnaître la présence d'un spectre, il est évident qu'il hésite, d'ailleurs il ne croit pas trop qu'il y aura une apparition, il ne sait pas encore ce qu'il va décider, tout dépendra de l'ambiance et de son degré de crédibilité.

Il est vrai que s'il ne reconnaît pas la réalité du spectre, il n'y a plus de pièce du tout puisque toute la tragédie est basée sur cette prime acceptation mais un signe clair est donné par le démiurge : Horatio hésite à reconnaître officiellement par les mots la présence d'un spectre.

Il hésite car s'il reconnaît la venue d'un spectre, il en parlera nécessairement à Hamlet, c'est l'idée de base de toute cette machination, il évalue donc logiquement la manière dont Hamlet est susceptible d'apprécier cette nouvelle : ce dernier se montre bien évidemment très intéressé par ce délire auquel il veut croire à tout prix, et dit qu'il viendra monter la garde le soir même (I will watch tonight), espérant que le spectre fera son apparition comme durant les deux nuits précédentes à peu près à la même heure.

Quand Horatio lui annoncera la présence du spectre, Hamlet n'hésitera pas un seul instant, il démarrera au quart de tour en lui parlant immédiatement.

Il est d'ailleurs symptomatique dans ces scènes que c'est lui celui qui cherche à convaincre qui décide du moment exact où le spectre fait sa première apparition : ce n'est jamais le futur convaincu qui voit le spectre en premier, le futur convaincu doit se laisser guider et ne peut pas prendre l'initiative de l'apparition du spectre.

Tout ce beau monde semble donc tout simplement se monter le bourrichon pour aller dans le sens d'Hamlet qui est le seul à pouvoir entrer en communication avec le spectre : rien ne prouve que les trois soi-disant témoins de cette apparition le voient, rien ne prouve qu'ils l'entendent, Hamlet est le seul à dialoguer avec lui, l'hypothèse d'une affabulation généralisée ne peut pas être éludée.

Si Hamlet est le seul à entrer en communication avec le spectre, il faut conclure qu'il se parle à lui-même : Hamlet entend des voix, c'est en ce sens, et en ce sens seulement, que le spectre est réel, il n'existe que pour Hamlet lui-même, dans l'œil de son esprit comme il le dit lui-même, ce qui corrobore le fait que sa mère Gertrude, dont on peut penser qu'elle est saine d'esprit, ni ne le voit ni ne l'entend, et se demande d'ailleurs à qui son fils peut bien parler quand il discourt avec l'air impalpable (with the incorporal air).

Un premier signe nous est généreusement offert par le démiurge : pour nommer cette apparition qu'Horatio lui explique avoir aperçue de ses propres yeux, Hamlet emploiera, sans l'avoir encore vue lui-même, la même expression, en l'occurrence esprit du père (father's spirit), que celle que le spectre utilisera lui-même pour se présenter dès le début de l'entretien : je suis l'esprit de ton père (I am thy father's spirit), il nomme d'ailleurs le spectre avant même qu'il se présente : je te nommerai Hamlet, roi, père, Danois souverain (I'll call thee Hamlet, king, father, royal Dane).

Un autre signe nous est donné : quand on cherche à empêcher Hamlet de s'isoler avec le spectre qui semble lui avoir fait signe pour obtenir de lui un entretien particulier, il s'exclame en se défendant : je ferai un spectre de celui me retient (I'll make a ghost of him that lets me) : il est donc clair qu'Hamlet reconnaît ici être capable de créer un spectre.

Le fait qu'Hamlet dise que c'est un spectre honnête (it is an honest ghost), tout en l'appelant esprit tourmenté (perturbed spirit) après le troisième jurement sur l'épée, va également dans ce même sens, il s'agit là de jugements sur lui-même, le perturbé Hamlet étant traversé par le problème de l'honnêteté, thème qui revient avec Polonius et Ophélia.

Si Hamlet se parle à lui-même, et que ce n'est qu'en ce sens qu'il faut concevoir le spectre, on supprime tout irrationnel, tout s'explique sans forcer le sens : les deux Officiers de la Garde, connaissant la folie d'Hamlet et les visions qu'il a de son père, se montent ensemble le bourrichon pour se faire croire à l'apparition d'un spectre qui représente feu le roi Hamlet, Horatio hésite de son côté mais finit par accepter d'entrer dans le processus d'affabulation collective, parce qu'il pense que ça plaira au prince.

Hamlet de son côté accepte ce délire qui va dans son sens, et communique immédiatement avec le spectre, on comprend alors que Gertrude ni ne le voit ni ne l'entend, tout simplement parce qu'il n'y a pas de spectre, il n'y a de spectre que pour Hamlet, et l'on comprend aussi pourquoi Hamlet est le seul à communiquer avec lui.

Si Hamlet se parle à lui-même en dialoguant avec le spectre, on peut aussi supposer que le spectre ne va rien lui apprendre dans cette scène où il va lui parler en tête à tête puisque tout ce que le spectre dit de vrai, Hamlet le sait déjà aussi : si donc il est vrai que son père a été assassiné comme le lui dit le spectre, Hamlet le sait déjà, et l'on peut supposer alors que sa folie est liée à cet assassinat, ce qui serait fort logique car cela corroborerait ce fait qu'elle soit antérieure aux révélations du spectre qui ne lui apprend rien.

Ce ne serait donc pas le spectre qui va lui apprendre que son père a été assassiné, même s'il joue les étonnés à l'audition de cette nouvelle, car il faut bien que le théâtre brouille les cartes et les pistes.

Ce spectre se présente comme étant l'esprit de son père, il dit purger dans le feu les noires fautes (the foul crimes) qu'il a commises sur terre de son vivant  : cette révélation est intéressante, on se demande bien quelles pourraient être ses noires fautes, en tout cas celles, s'il y en a, qui auraient trait à ce dossier criminel, lesquelles, dans cette hypothèse, seraient aussi connues d'Hamlet, puisque c'est le spectre qui le lui dit.

Les révélations du spectre corroborent le fait qu'Hamlet se parle à lui-même : en effet, le spectre, qui représente feu le roi Hamlet, dit avoir été assassiné par son frère qui lui a injecté un poison dans l'oreille pendant son sommeil.

Ça n'a évidemment aucun sens : s'il dormait, comment peut-il savoir qui l'a assassiné, comment peut-il savoir comment il l'a été ?

Si le spectre avait été une entité extérieure à Hamlet, il aurait expliqué la possibilité de cette connaissance : il aurait dit, par exemple, pour être plus crédible, qu'il a eu le temps de se réveiller avant que le poison ne produise son effet, qu'il a eu le temps de voir son assassin, qu'il a eu le temps de reconnaître son frère avant de mourir.

Or, le spectre n'éprouve aucunement le besoin de se rendre crédible, il annonce cette contradiction flagrante allant jusqu'à jouxter les éléments frontalement contradictoires devant le bon public qui gobe tout : en dormant, par la main d'un frère (sleeping, by a brother's hand).

Il ne cherche pas à se rendre crédible tout simplement parce qu'on n'a pas besoin d'être crédible quand on se parle à soi-même : Hamlet, qui se parle à lui-même, n'a pas besoin de peaufiner une version acceptable, le spectre n'a pas besoin de se justifier en expliquant comment il peut savoir, alors qu'il dormait, qui l'a assassiné et comment il l'a été.

La première chose dont parle Hamlet, quand il est seul, a trait au suicide : si le suicide n'était pas interdit, il se serait déjà suicidé, mais il ne dit pas pourquoi.

La tragédie est en effet conçue dans une perspective chrétienne, le suicide est donc interdit.

Mais il y a peu après une parole étrange dans ce premier monologue, il dit à propos de son père : il aimait tant ma mère (so loving to my mother).

Que vient faire ici une telle remarque au début de la pièce ? il annonce cela comme s'il y avait une contradiction.

Mettons côte à côte le fait que son père purge dans le feu ses noires fautes commises ici-bas, et le fait qu'il aimait tant sa femme, et cherchons une contradiction.

Quelle peut être la principale de ces noires fautes ? La plus commune est celle d'avoir été avec une autre femme.

Qui peut être cette femme ? Ce ne peut être qu'Ophélie : c'est certes totalement délirant et inattendu mais tout le reste en découle.

Hamlet, qui revient par exemple à l'improviste de Wittenberg sans s'annoncer, surprend son père dans un lit aux côtés de sa fiancée Ophélia, il sont tous deux endormis, il voit la grosse oreille de son père qui dort sur le côté.

Fou de rage, il assassine son père en lui injectant un poison dans l'oreille.

On comprend alors pourquoi la folie d'Hamlet coïncide avec la mort de son père, et pourquoi elle est perceptible bien avant qu'il ne rencontre le spectre qui ne lui apprend rien, on comprend aussi la cause de cette folie, son deuil prolongé étant plus le deuil de la noire faute de son père que le deuil de sa mort, c'est aussi plus généralement le deuil de la vie, ce qui corrobore ses pulsions suicidaires immédiatement exprimées.

Ophélia se réveille ensuite avec un cadavre : être ou ne pas être, dormir, mourir.

Comme elle est bien obligée de se taire en pareille situation, elle transporte le cadavre dans le verger du mort, et fait courir le bruit qu'il a été mordu par un serpent : ça passe comme une lettre à la poste.

Mais elle ne sait pas que le roi a été assassiné, elle croit qu'il est mort de mort naturelle, par exemple une crise cardiaque ou un malaise durant la nuit, ce qui serait logique puisqu'il était déjà vieux.

Voilà ce qu'Hamlet va chercher à expliquer à Ophélia, à savoir qu'il y a eu un témoin de cette scène, mais il décide en plus de le lui faire savoir sans l'usage des mots : il veut communiquer avec elle par le silence, le mot silence est d'ailleurs le dernier mot qu'il prononcera avant de mourir : le reste est silence (the rest is silence).

Quand Polonius lui demande ce qu'il lit, il lui répond : des mots, des mots, des mots (words, words, words) : voilà un petit indice qui nous fait savoir qu'il ne croit pas trop aux mots, et qu'il préfère aux mots, surtout pour ce qu'il a à dire de fondamental, le silence.

Il y a deux façons de communiquer par le silence : soit se taire, soit prononcer des paroles absconses ou hermétiques, ce qui revient à peu près au même.

Il y aura trois tentatives pour communiquer avec Ophélia par le silence, c'est la troisième qui marchera.

Dans le premier essai, il va la voir sans rien lui dire, il la regarde comme un fou, regard qui veut signifier qu'il sait quelque chose : Ophélia ne comprend pas.

Son père Polonius voudra y voir là le signe d'un amour envers elle, il va simplement dans un sens qui l'arrange, car il est, comme tout l'entourage royal, à dix mille lieues de pouvoir pressentir la vérité.

La deuxième tentative est cette conversation qu'il a en tête à tête avec elle : il va d'abord dire : être ou ne pas être (to be or not to be), puis peu après mourir, dormir (to die, to sleep) : on ne sait d'ailleurs pas, en l'absence didascalies, si Ophélia entend ou non ces premiers mots de la tirade, ça n'a aucune importance puisque de toute façon elle ne les aurait pas compris.

Mais ensuite, quand on est bien sûrs qu'ils sont bien entrés tous deux en conversation, il lui dira par cinq fois d'aller dans un couvent (get thee to a nunnery), dans diverses formules à peu près équivalentes : elle ne comprend pas ces messages codés.

Or, un couvent, c'est soit un cloître dans lequel elle devrait s'isoler pour y expier jusqu'à la fin de ses jours la faute impardonnable dont elle s'est rendue coupable, soit une maison close c'est-à-dire un bordel, les lupanars ayant de tout temps existé puisqu'on y pratique le plus vieux métier du monde, Polonius appelle cela une maison de vente c'est-à-dire un bordel (a house of sale videlicet a brothel), et dans un bordel, il y a des prostituées : Hamlet semble donc traiter Ophélia en sous-entendu de putain, dans cette deuxième acception du mot couvent, ce qui est quand même logique après ce qu'il a vu.

Si elle est pécheresse, sa progéniture le sera héréditairement à ce titre, ce qui peut expliquer qu'il lui demande dans cette même causerie pourquoi elle voudrait enfanter des pécheurs (why wouldst thou be a breeder of sinners ?).

La troisième tentative sera la bonne, c'est la pantomime : Hamlet renoue ici avec le silence absolu, mais cette fois-ci, il gagne son pari intérieur.

Claudius étant désigné comme coupable du crime, tout est fait pour faire croire que la pantomime lui est destinée, mais sa vraie destination est Ophélia qui, cette fois-ci, va comprendre le message crypté d'Hamlet : il ne peut s'agir que d'un message d'Hamlet étant donné qu'il est de notoriété publique que c'est lui qui organise ce théâtre de théâtre.

En effet, il n'y a rien à dire après cette pantomime, absolument rien, il n'y a aucunement lieu de parler, mais Ophélia perd ici son sang-froid, elle s'inquiète de ce que pourrait signifier cette mimique silencieuse, et c'est elle qui rompt le silence, elle demande à Hamlet ce que cela signifie (what means this, my lord ?) : Hamlet a gagné son pari intérieur par cette seule réplique qui n'avait pas lieu d'être, il a réussi à lui insuffler du doute, elle est tombée dans le piège, d'où le titre qu'il donne finalement à cette pièce : La souricière (The mousetrap).

En effet, par cette pantomime totalement silencieuse par définition, Hamlet mettant cyniquement en scène la façon dont il a assassiné son père, Ophélia y apprend l'art et la manière dont on peut se débarrasser discrètement d'un endormi, elle est donc bien obligée dès lors, munie de cette information capitale, de prendre pour hypothèse que le roi n'est pas mort de mort naturelle, comme elle l'avait cru en se réveillant avec le cadavre, mais qu'il a été assassiné, ce qu'elle ne savait pas et n'a pas su deviner non plus.

Et s'il a été assassiné, il y a alors un témoin, à savoir l'assassin lui-même : elle comprend alors qu'Hamlet a vu la scène, et qu'il a assassiné son père pour cette raison, elle en déduit qu'elle doit se suicider au plus vite car tout est perdu pour elle : comment pourrait-elle simplement oser croiser Hamlet du regard, elle ne le reverra d'ailleurs jamais après ce théâtre de théâtre, sans même parler de se marier avec lui dans des conditions de ce genre ?

On comprend maintenant qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark (something is rotten in the state of Denmark).

Comme dans la foulée, Hamlet tue par hasard son père Polonius, les larmes lui viendront plus spontanément, elle demande audience à la cour non pas pour pleurer la mort de son père de ses chansons confuses qui expriment aussi et déjà sa folie naissante, même si c'est ainsi qu'elles seront interprétées, mais pour y faire ses aimables adieux, sachant qu'elle doit disparaître au plus vite, mais de façon très discrète puisque le suicide est chrétiennement interdit.

On apprendra peu après qu'elle s'est noyée.

Hamlet a réussi son pari : insuffler à Ophélia par le silence absolu l'idée que le roi a été assassiné, et l'inviter à tirer au plus vite les conclusions qui s'imposent, de manière à enterrer définitivement ce secret pour ne pas souiller l'honneur de son père ni celui d'Ophélia, il mourra lui-même avec le secret, ne laissant au seul survivant Horatio que des miettes éparses de vérité qui ne pourront jamais reconstituer ce qui s'est passé à Elseneur.

Il pourrait certes parler : je pourrais vous dire (I could tell you) mais dès le début il sait qu'il doit tenir sa langue (I must hold my tongue).

Tout le reste n'est qu'épaisse mayonnaise pour masquer la vérité.

On comprend qu'Hamlet ne tue pas Claudius quand il peut le faire, tout simplement parce qu'il sait très bien que ce n'est pas Claudius qui a assassiné son père.

S'il joue à fond ce rôle en se faisant croire à lui-même qu'il doit se venger de son oncle suite aux révélations du spectre, encore qu'il estime que l'esprit qu'il a vu pourrait être un diable (the spirit that I have seen may be a devil) et qu'il cherche par le théâtre de théâtre à avoir des preuves plus circonstanciées (I'll have grounds more relative than this), c'est surtout pour s'éloigner lui-même le plus possible de la vérité, de manière à ne rien risquer de sous-entendre publiquement, sachant que tout cela va également dans le sens d'un démiurge qui souhaite enfumer son monde.

On comprend que Claudius ne s'en va pas juste après la pantomime : comme il n'est pas l'assassin, il ne sait pas comment son frère a été assassiné, cette pantomime ne lui dit donc absolument rien.

S'il quitte le théâtre de théâtre, c'est parce qu'Hamlet lui explique ensuite la pièce, intitulée "Le meurtre de Gonzago", en disant : lui, c'est un certain Lucianus, le neveu du roi (this is one Lucianus, nephew to the King), alors Claudius réfléchit et transpose spontanément par rapport à sa propre situation : il comprend que le roi, c'est lui, et que le neveu du roi, c'est Hamlet.

Hamlet poursuit sa glose : il l'empoisonne dans son jardin pour usurper son royaume (he poisons him in the garden for his estate) : Claudius voit rouge, il imagine instantanément qu'Hamlet pourrait très bien l'assassiner de pareille façon pendant son sommeil, et que sa vie est en danger : voilà pourquoi il quitte les lieux, parce qu'il se sent menacé de mort par cette observation, ce qui explique qu'il précisera plus tard à Laertes, fils de Polonius qu'Hamlet a assassiné : celui qui a tué votre noble père traquait ma vie (he which hath your noble father slain pursued my life).

La pantomime est destinée à Ophélia, non à Claudius, c'est elle qui rompt le silence juste après, elle dénonce ainsi son trouble, et devient très nerveuse, c'est elle aussi qui s'aperçoit que le roi se lève (the King rises), ce qui interrompt le théâtre de théâtre.

Les aveux de Claudius n'en sont pas puisqu'ils ne sont pas corroborés par des éléments patents, notamment bien sûr la façon dont l'assassinat a été réalisé, ce que seul l'assassin est censé savoir.

Il dit que son crime est puant (my offence is rank), il parle du meurtre d'un frère (a brother's murther), et dit avoir commis le meurtre (I did the murther) mais son crime n'est pas d'avoir assassiné son frère, il est de ne pas avoir vu le coup venir, d'autant qu'il en est le bénéficiaire direct puisqu'il devient roi suite à cet assassinat.

Il formule le même type de raisonnement à Gertrude à propos de l'assassinat de Polonius qu'il aurait dû prévoir : il nous sera imputé (it will be laid to us).

Ses aveux sont donc nuls et non avenus en tant qu'ils ne sont pas circonstanciés, pas plus que ne le seraient ceux d'une mère dont le jeune enfant aurait été kidnappé puis assassiné par un criminel qui se serait trouvé là par hasard, et qui s'en voudrait terriblement d'avoir autorisé son fils à aller jouer seul pour la première fois dans la rue, et qui s'accuserait elle-même dans une oraison intérieure en disant : pardonnez-moi, mon Dieu, mon crime est puant, j'ai tué mon enfant.

Ce type de soliloques de prières, qui sont susceptibles d'utiliser les mêmes mots que le criminel, n'est que l'expression de la mauvaise conscience du prieur qui se sent coupable de n'avoir pas prévu le mauvais coup, sans avoir commis directement le crime.

Claudius ne croit évidemment pas à la version officielle selon laquelle son frère a été mordu par un serpent, il sait bien qu'il a été assassiné mais il ne sait ni qui l'a assassiné, ni comment, ni pourquoi.

Si Hamlet se parle à lui-même, on comprend qu'il sache à travers le spectre que son père a été assassiné et comment il l'a été : en effet, seul l'assassin est censé le savoir, les vrais aveux sont là.

Quant à rejeter le crime sur un autre avec un mobile spécieux, c'est à la fois naturel et obligatoire si le démiurge veut créer une intrigue indéchiffrable à multiples zones d'ombre.

On comprend qu'il demande à Ophélia si elle est honnête (are you honest ?) : il sait bien que non, la notion d'honnêteté est d'ailleurs récurrente chez Hamlet.

On comprend qu'Hamlet dise à Polonius : la conception est une bénédiction mais pas de la façon dont votre fille est susceptible de concevoir (conception is a blessing, but not as your daughter may conceive) : car ce n'est pas avec un vieillard qu'on fait un enfant.

On peut aussi décrypter cette phrase totalement inintelligible, au moment où le roi Claudius fait savoir qu'il cherche le corps de Polonius assassiné qu'Hamlet a laissé quelque part : le corps est avec le roi mais le roi n'est pas avec le corps (the body is with the King, but the King is not with the body) : en transposant dans la situation où s'est trouvée Ophélia en se réveillant avec le cadavre du roi, on peut comprendre que le corps d'Ophélia était avec le roi, c'est ce qu'elle croyait tout du moins, mais le roi n'était pas avec le corps d'Ophélia, puisqu'il était mort.

Même la fameuse scène avec le crâne de Yorick, le bouffon du roi, peut également s'interpréter dans le sens d'une contradiction avec ce qu'il a vu, quand il précise : ici tenaient ces lèvres que j'ai embrassées je ne sais combien de fois (here hung those lips that I have kissed I know not how oft) : car ce qui est possible pour un petit garçon avec un proche de la famille ou ce qui en tient lieu, à savoir embrasser ses lèvres, devient impossible pour un père avec la fiancée de son fils.

La folie d'Hamlet ne sert qu'à parasiter en haut lieu le message essentiel qu'il se propose de signifier à Ophélia par le silence, il fait d'ailleurs cette précision : je ne suis fou que nord-nord-ouest, quand le vent est au sud, je sais distinguer l'épervier du héron (I am but mad north-north-west, when the wind is southerly, I know a hawk from a handsaw).

Sans forcer le sens, on voit bien que le sud, c'est le bas, et le nord le haut sur une carte : il faut comprendre ici qu'avec le bas de la hiérarchie, il n'est pas fou et se comporte tout à fait normalement, il n'est fou qu'avec l'entourage royal : complètement cinglé avec Claudius, complètement cinglé avec Gertrude, complètement cinglé avec Ophélia, complètement cinglé avec Polonius, complètement cinglé avec Guildenstern et Rosencrantz : devant tout ce beau monde, il le dit à Horatio à leur arrivée pour assister au théâtre de théâtre, il se propose de faire le niais (I must be idle), et s'il avoue que son esprit est malade (my wit's diseased), il ne se dit fou que par ruse (but mad in craft).

En revanche, il est parfaitement aimable et normal avec le bas de l'échelle sociale : il est très gentil avec son ami Horatio, avec les Officiers de la Garde, avec les comédiens qu'il accueille avec la plus exquise politesse, avec le fossoyeur dont il apprécie la franchise.

Une fois son pari gagné, il n'hésitera pas à brouiller encore et toujours les pistes en affirmant haut et fort sur sa tombe : j'aimais Ophélia (I loved Ophelia), ce qui a été vrai aussi.

Le fait qu'il tue Claudius dans le carnage final, une fois qu'il sait détenir une épée empoisonnée, donne l'impression qu'il finit par se venger de lui, ce qui est le cas puisqu'il sait que Claudius a organisé son exil qui devait le mener à la mort, et qu'il a truqué son duel avec Laertes, mais il se venge de tout autre chose que de l'assassinat de son père.

Que le titre de la pièce ait été primitivement "La vengeance d'Hamlet, prince de Danemark" ne change rien à cette analyse, car au-delà du fait qu'il s'agit bien de cela en surface, on voit bien qu'Hamlet s'est vengé de son père : il est donc bien question de vengeance mais il s'agit d'une vengeance déjà réalisée dès le début de la tragédie, et non d'une vengeance à réaliser durant son déroulement, sauf à considérer qu'il se venge d'Ophélia en l'incitant au suicide.

Le thème fondamental de ce drame est la communication par le silence : essayer de faire comprendre à Ophélia par le silence qu'il a été témoin de l'adultère de son père avec elle.

La pièce ne serait pas mieux jouée par des comédiens qui accepteraient d'aller dans le sens de notre interprétation, tout cela n'a aucune importance : il y a de la vie, des répliques, des situations, une fresque grandiose, chacun en soutirera la poésie qu'il lui convient, la vérité n'est d'aucune utilité au théâtre, c'est un problème très secondaire : nous nous sommes simplement évertué à déchiffrer plus rationnellement les dessous de cette fiction criminelle dans l'état où elle nous est parvenue.

On comprend aussi pourquoi il y a environ 15% d'innocents dans les prisons.

Et comment en serait-il autrement quand les universitaires et autres commentateurs érudits, qui devraient mieux savoir lire que les autres, n'ont jamais envisagé l'innocence de Claudius ?

Chacunsapanhard




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