Le temps éclairé
Et le spirituel, dans tout ça ? Lorsque la désespérance gagne du terrain, le besoin de spiritualité « progresse » lui aussi, dit-on... Parce qu’on aurait davantage besoin de « croire » en « temps de crise » prolongée ? Un livre collectif, dirigé par le physicien et prospectiviste Marc Halévy, éclaire sur « la plus grave pénurie de notre époque » : celle d’une spiritualité vécue au quotidien quand il n’y a plus de credo commun. La question est posée en ces temps de Noël, dits de "de joie et de sacralité". N'est-ce pas à Noël que les arbres montent jusqu'au ciel ?
Qu’espérons-nous par temps d’incertitude et de basses eaux qui rompent toutes les digues de notre « société liquide » ? La « modernité » a cru avoir « déconstruit » ce que les anthropologues appellent les « systèmes traditionnels du croire ». Mais elle n’a pas évacué pour autant le besoin de croire, profondément inscrit dans la nature humaine comme la bipédie et la parole...
La spiritualité n’est pas affaire de croyances, elle n’est pas réservée aux religions, même si l’Homo sapiens s’avère d’abord un Homo reliogiosus depuis le néolithique voire avant... Anne Finot souligne que la « question du sens de la vie au-delà de nos besoins de subsistance ». Ce qui devrait interpeller davantage encore en ces temps de gouvernementalité algorithmique : « La première question fondamentale qui veut amorcer une chemin spirituel serait : « Que désires-tu ? ». Car « tout commence par un désir ». Et la spiritualité, « ce n’est rien d’autre que de choisir de s’accomplir, de dire oui à la vie et d’oser son propre chemin ». Ce cheminement vers l’essentiel « se fait pas à pas, tranquillement : le temps de notre vie nous est donné pour cela ».
Marc Halévy rappelle que toute spiritualité authentique commence « dès lors que l’on affirme l’existence d’un principe de cohérence au sein du Réel ». Au-delà des débats sur la nature de Dieu, la « puissance d’accomplissement du Réel se manifeste dans chaque âme particulière et lui donne une vocation et une mission, une bonne raison d’exister et d’évoluer ». Encore faut-il l’activer, son âme – et entrer dans la joie de se mettre au monde... Le Grand Oeuvre commencerait-il par cette prise de conscience qu’« aucun être humain ne possède une quelconque existence en soi » ? Car « chacun n’est qu’une vague locale et éphèmère à la surface du Réel »... Le spécialiste de la complexité rappelle que « la question centrale est celle de la raison d’exister de tout ce qui existe, nous compris ». Cette question fondamentale est « généalogique : « pourquoi ? », et téléologique : « pour quoi ? ». Si l’horizon du sens se déplace à mesure qu’il avance sur la décomposition du religieux, le « Réel », lui, s’accomplit au travers de cette expression individualisée que nous tenons pour « moi » : « Je suis au service de l’accomplissement cosmique. Tout « je » n’a qu’une seule bonne raison d’exister : contribuer au mieux à l’acccomplissement du Tout, c’est-à-dire de la Matière, de la Vie et de l’Esprit qui sont les trois strates constitutives de complexité croissante. »
Les auteurs de ce livre s’accordent sur cette évidence : la spiritualité est un chemin de libération et d’humilité, une « marche vers soi-même où l’on se dépouille de tout ce qui fait obstacle à la manifestation du Réel » pour libérer notre réalité profonde - et la lumière dont chacun est porteur. Si la communauté et la définition normative du sacré étaient des caractéristiques du religieux, la « spiritualisation est une tension intérieure (une « intension » ou « intention ») visant la sacralisation de l’existence ».
La spiritualité, ce serait peut-être de vivre cette évidence, au-delà des matrices imaginaires issues des grandes religions : « Ce n’est pas moi qui ai un corps, c’est la Matière qui se transforme en moi. Ce n’est pas moi qui vis, c’est la Vie qui se vit en moi. Ce n’est pas moi qui pense, c’est l’Esprit qui se pense en moi. Notre corps doit se connecter à la Substance. Notre vie doit se connecter à l’Intention. Notre pensée doit se connecter avec l’Esprit. » Ainsi, un « triangle philosophique formé par le Moi (mon intériorité consciente et reconnue), le Monde (mon extériorité ressentie et perçue) et le Divin (le mystère et le lien éventuel entre cette intériorité et cette extériorité) suffit à exprimer toutes les écoles métaphysiques ».
Mais l’individu postmoderne techno-zombifié dérive « hors sol » dans un temps qui lui échappe. Justement, la philosophie et la science se posent la question du « commencement », de la « cause première » et du temps qui fuit. Marc Halévy rappelle que « la notion de temps est un paramètre purement humain, destiné à mesurer (au sens physique) ce qui change, l’ordre de succession des états successifs d’un processus ». Ainsi, le temps qui nous dépasse n’est rien moins que la « mesure humaine de ce qui varie ». Il n’existe pas pour ce qui ne varie pas. Si la Terre est ronde comme un cadran, il n’y a pas de flèche du temps absolue. Chacun peut marquer un temps d’arrêt, serait-ce au coeur atomique de l’acccélération d'une folie planétaire – celui d’une percée vers l’Etre plutôt que de suivre l'appel du néant...
Si la vie est un « don de chaque instant », pourquoi ne pas se faire présent d’une pensée respirante et régénérante qui « résonne en tant que vague sur la mer » ?
Nombre de médecins du siècle dernier avaient observé le parallélisme parfait entre le dessin des dispositions des cellules nerveuses du cerveau et les lignes entrecroisées des étoiles dans le ciel. Et si nous faisions un rêve de Noël en filant la métaphore de ces micro-étoiles contenues dans le cerveau humain ? Et si huit milliards de consciences saisissaient l'occasion d'allumer chacune un micro-soleil au lieu de perdre une seule nano-seconde à maudire l'obscurité de ces temps de la fin ? On peut imaginer cette extase de joie, ce feu de joie cosmique qui feraient reculer les ténèbres de la fin des temps.
Marc Halévy, Qu’est-ce qui arrive à... la Spiritualité ?, éditions Laurence Massaro, 272 p., 17 €