lundi 28 mai 2012 - par Georges Yang

Les stoïciens et les cyniques, deux approches du plaisir diamétralement opposées

1. Les stoïciens, ou comment apprendre à s’ennuyer intelligemment

Dans la lignée de Zénon de Cition, (vers -335/vers -262) les stoïciens recherchent l’absence de trouble et de passion dans l'apatheia, qui correspond à un amorphisme de l’esprit et de la conscience. Le stoïcien choisi de subir sans broncher la souffrance et l’injustice au nom d’une éthique individuelle qui lui permet de sortir grandi et plus fort des épreuves. Par contre, il ne recherche pas la jouissance dans la douleur. Souffrir uniquement par plaisir est un non-sens pour un stoïcien. En se dévouant pour la cité, pour la communauté, l’homme atteint la satisfaction par le biais de l’acte positif accompli sans égoïsme dans l’intérêt collectif. Il faut agir et penser selon une conscience individuelle non imposée et non formatée mais cependant dirigée vers l’autre. En ce cas le plaisir, s’il n’est totalement condamnable, devient subalterne. L’apathie est donc le moyen d’éviter la souffrance ; comme pour les épicuriens l’absence de douleur et de crainte prime sur le plaisir. Le stoïcien ne prône pas l’ascèse mais la circonspection et la modération. La sagesse est un moyen d’atteindre le bonheur, mais avec précaution et prudence. Avoir une démarche citoyenne demande de raisonner et de tempérer ses désirs et de s’intégrer dans un ensemble social. Penser individuellement est souhaitable à condition de rester un membre de la société et d’agir dans l’intérêt commun. Le stoïcisme ne laisse pas de place à l’égocentrisme et la satisfaction des sens n’est pas une fin en soi, bien au contraire. Il a pour but une synergie constructive entre les individus. Il semble donc que l’homme vertueux n’ait pas de temps à perdre en balivernes érotiques, en gueuletons et en beuveries. Il n’est qu’à lire Epictète, stoïcien tardif (50-125) ayant vécu à Rome au temps de la « débauche » des empereurs pour s’en convaincre. Mais peut-on être heureux en acceptant les choses telles qu’elles viennent ? La devise d’Epictète « supporte et abstiens-toi » ne peut concevoir les plaisirs qui pourtant sont l’essence de la vie. Dans son contexte, Diogène aurait pu dire « supporte et astique-toi ». En accordant ses désirs avec le réel, on tue l’imagination, la créativité et l’espérance. Les stoïciens se présenteraient alors comme des prédécesseurs, inspirateurs d’Albert Camus pour qui « Tout le malheur des hommes vient de l’espérance ». Or le stoïcisme et la résignation ne sont pas les mots de Camus apôtre de la résistance à l’adversité, à moins de considérer la résignation comme un mode d’expression de l’absurde. Sisyphe est voué à l’échec, mais il ne renonce pas. « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux », nous affirme Albert Camus. Mais pourquoi est-il heureux Sisyphe ? Probablement parce qu’il estime qu’à force de volonté il arrivera un jour à le faire basculer ce fameux rocher de l’autre côté de la montagne, du moins a-t-il le mérite d’y croire et d’essayer. Cette attitude est autant valable pour l’homme politique, le scientifique, l’artiste et le jouisseur. Tenter de casser un mythe pour l’inverser et retourner l’inéluctable tel est le début de la connaissance et l’origine du progrès. Il vaut mieux penser en Prométhée mal enchaîné que d’accepter ses fers et ses chaînes avec résignation. Et quitte à se faire dévorer le foie par un aigle ou un vautour, autant que cet organe soit déjà atteint de cirrhose éthylique.

Une attitude qui pourrait être à la fois stoïcienne et jouissive à la fois serait de se vautrer dans la débauche et éventuellement le délit ou le crime en attendant avec calme et résignation le temps du châtiment quand il arrive, sans regret, sans crainte ni repentance. La décadence est un art de vivre, uniquement quand elle est maîtrisée et conceptualisée pour pouvoir profiter pleinement de la vie. L’auteur d’un crime ou d’un délit qui assume pleinement sa responsabilité sans pour autant exprimer de remords et de repentir mérite plus une remise de peine que celui qui se fend de manière hypocrite en excuses, tout en mettant en avant qu’il va faire un travail sur lui-même avec l’aide d’un psychologue parasite et complice. Rien n’est plus méprisable qu’un coupable qui cherche à se faire passer pour victime et utilise des manœuvres dilatoires, alors qu’un salaud qui revendique son acte ne mérite sûrement pas l’admiration en encore moins l’absolution, mais tout au moins le respect. Jadis, tel Cartouche ou Mandrin, les bandits de grands chemins et autres détrousseurs qui choisissaient le crime comme mode d’existence, acceptaient l’opprobre, le rejet, la corde, la roue ou la guillotine comme une probabilité de fin de carrière. Et paradoxalement, moins les peines ont été cruelles et dissuasives, moins la société a toléré la vengeance, la légitime défense et de se faire justice soi-même. La société moderne se replie de plus en plus derrière le paravent de la loi et de la réglementation car ses membres veulent être le moins possible maîtres de leur destinée. Il faut qu’une autorité supérieure décide pour eux, tant au niveau de la justice que de la vie quotidienne. Les fers de la servitude ont sauté symboliquement lors de la Révolution de 1789, puis de l’abolition de l’esclavage, mais ils sont restés dans les mentalités. La liberté fait peur à ceux que l’on vient de libérer et souvent, les moutons apeurés réclament de nouveaux maîtres et de nouvelles contraintes. La liberté hélas, inquiète et peu sont capables de s’en donner les moyens et d’en payer le prix.

2. Les Cyniques, cave canem !

Les Cyniques, on devrait s’en méfier car ils étaient supposés se comporter comme des canidés sans retenue sexuelle, ils ne se pliaient pas à une morale préétablie. Avec ce genre de gens on peut s’attendre à tout, surtout quand ils sont dotés d’une intelligence maléfique ! Diogène né à Sinope vers -413 et décédé à Corinthe vers -327, le plus connu d’entre eux, ne révérait pas le pouvoir, se masturbait en public, insultait son entourage. En deux mots, il ne respectait rien ni personne, et pour employer un langage trivial, il se foutait de la gueule des autres et même du Grand Alexandre. Le cynique serait donc un proto-anarchiste, un jouisseur au second degré, un anticonformiste. Ni l’épicurien de souche et a fortiori ni le stoïcien ne peuvent se satisfaire d’une orgie ou d’un banquet excessif ou extravagant. En modernisant les concepts, ils ne peuvent concevoir la Grande Bouffe de Marco Ferreri ni les performances athlétiques de Rocco Siffredi et encore moins la prose de Charles Bukowski ou d’Henry Miller. Le cynique, lui, peut les envisager à la fois par ironie, par désinvolture et par distanciation vis-à-vis de la norme. Il est celui qui pratique l’autodérision en vomissant lors d’une réception sur sa chemise de soie ou mieux encore sur celle de son voisin de table après une cuite mémorable sciemment préméditée à la Serge Gainsbourg. Il est aussi celui qui lit distraitement Le Monde ou le Times au milieu d’une partouze effrénée, jetant de temps à autre un regard amusé et détaché sur les performances des participants à l’orgie. Car il sait que tout est dérision et se sert de son cynisme pour relativiser ses actes en les rendant subversifs et jubilatoires, sans pour cela s’avilir à ses propres yeux. Mais il est cependant difficile de briser les conventions sans se rabaisser au niveau des gens du commun. Le cynisme ne peut se concevoir pleinement que pour une véritable élite intellectuelle (et souvent sociale), celle dont faisait partie Oscar Wilde (1854-1900), bien qu’il s’en défendit. « Le cynique est celui qui connaît le prix de tout et la valeur de rien  » et « Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains d’entre nous regardent les étoiles », ces deux citations affirment de façon évidente le cynisme de Wilde, quoiqu’il en ait dit.

Diogène de Sinope et ceux qui suivent son cheminement philosophique préfèrent la provocation à la jouissance. Diogène pratiquant l’onanisme lors de ses harangues éprouve de la jubilation à l’idée de déranger « le bourgeois » plus qu’il ne ressent une satisfaction d’ordre sexuel. En poussant l’analyse comportementale de Diogène, on peut en arriver à se demander si ses masturbations n’aboutissaient qu’à une éjaculation de type mécanique du fait du frottement répété sur la verge et non à un apaisement de la pulsion sexuelle. « Ah, si l’on pouvait soulager sa faim uniquement en se frottant le ventre ! » devient donc dans la bouche du philosophe à la fois un questionnement sur la vanité de l’existence et un constat d’impuissance face aux contraintes du corps. Diogène n’est donc pas un jouisseur, mais un provocateur qui se complait à exciter ses interlocuteurs par un comportement grossier et ironique, mais qui jouit plus de ses propres facéties que des plaisirs de la chair.

Précédant de peu Diogène, le cynique Antisthène (vers -444/-365) encourage aussi la vertu, « La vertu est avare de mots ; le vice, lui, bavarde sans fin.  ». Il montre une morgue et un mépris des autres qui ne lui arrivent pas à la cheville. Il se justifie par le dédain et la dérision, qu’il doit pousser jusqu’à la critique de lui-même pour aller au bout de son raisonnement. Le cynisme de Diogène de Sinope peut, par contre être envisagé comme insanité et déraison, si l’on suit Platon qui le décrivait comme « un Socrate devenu fou  ». De fait, il faut énormément de raison pour être cynique à moins de tomber dans la posture et l’attitude. Le vrai cynique recherche la liberté par la contestation et la provocation qui sont par essence supports du plaisir. Plus que l’acte provocateur en lui-même, c’est la portée de l’acte qui est significative. Quand Diogène se masturbe, urine en public, aboie ou insulte il refuse la norme, il provoque les puissants et les bienpensants. Il jouit du malaise qu’il crée parmi les autres, il est l’apôtre du chaos intellectuel. Mais aurait-il approuvé et même tout simplement supporté ce type de comportement de la part d’un ignare ? Cela n’est pas du tout évident, car malgré son détachement, Diogène a du mal à masquer l’autosatisfaction qu’il éprouve à l’image qu’il donne de lui-même. Et cette image est celle d’un érudit, d’un cérébral qui se croit tout permis du fait de sa supériorité intellectuelle. Pour employer une expression qui n’a rien du grec ancien, « il joue au con » et exulte quand on le prend pour tel. Diogène serait aujourd’hui un humoriste sarcastique et cultivé qui aurait renoncé à ses cachets mirobolants de star du petit écran et se présenterait sur les plateaux de télévision encore plus mal fagoté que Michel Houellebecq. Il se voudrait être une sorte de Nicolas Bedos qui fréquenterait les puissants en se foutant de leur gueule tout en buvant leur champagne et dégustant leurs petits fours et leur caviar. On l’imagine capable de tenir la dragée haute à Michel Onfray entre deux rots et un pet sur le canapé rouge de Michel Drucker ouvrant sa braguette et faisant mine de rechercher des morpions devant une Carla Bruni médusée à défaut de Whitney Houston.

Le vrai cynique se satisfait du verbe et ne recherche pas les excès dans les plaisirs soi-disant naturels si chers aux épicuriens. Il aime mettre les pieds dans le plat sans les avoir préalablement lavés. Il est au-dessus ou à côté de ces mêlées futiles qui agitent les microcosmes de tous bords. Il leur préfère l’autosuffisance et la frugalité, mais uniquement par intermittence et sans se réclamer de l’ascèse. Il n’a pas à courir derrière la gloire et les richesses. Bien qu’attaché à la vertu, il est opposé à un enseignement rhétorique et pompeux, préférant maximes et petites phrases à un discours dogmatique. Il est encore moins attaché à la politique ou à un camp, il est cosmopolite et ne peut se satisfaire d’une chapelle, d’un parti ou d’un groupuscule. La vertu qu’il revendique n’est pas restrictive et se réclame de la liberté. Mais bien que contre toute convention et idée reçue, il n’en prêche pas pour autant la jouissance pour elle-même. Ce n’est donc pas chez les cyniques que nous trouverons les jouisseurs absolus et sans entraves, mais plutôt des modérés sachant se restreindre et peu enclins à l’excès sous ses formes multiples et variées en dehors du verbe où tous les débordements sont permis mêmes souhaitables. Laissons-leurs, malgré tout le privilège de l’ironie et de l’irrespect face aux puissants de ce monde, car c’est une jouissance très subtile, celle qui ne respecte ni rien ni personne. Le cynique se rie de tout et surtout de lui-même tout en ayant une haute estime de soi.



9 réactions


  • Pyrathome Pyrathome 28 mai 2012 11:48

    Yang aurait-il un sérieux problème de braguette ?
    On ne saurait trop lui conseiller de prendre rendez-vous avec Brigitte Lahaye pour surmonter ses frustrations obsessionnelles.......


  • Senatus populusque (Courouve) Senatus populusque (Courouve) 28 mai 2012 15:25

    Cela fait plaisir de lire un peu de philosophie sur A.V.


  • easy easy 29 mai 2012 08:46


    Je trouve ça bien de rappeler ces principes.

    Mais je regrette que vous n’ayez pas du tout creusé la question du pourquoi de ces principes.

    Il serait possible de dire, par exemple, que la perpective de notre mort (que nous avons divisée en divers types de mort : sociale, spirituelle, physique...) + le constat de nos limites peu magiques nous conduisent à rechercher des formules pour affronter ce sort.

    Et qu’il existerait, si on aime les classements, plusieurs manières de vivre en réponse à ce sort

    Les deux principales manières ou classes seraient d’un côté le déni superficiel ou cosmétique de ce sort (classe dans laquelle se retrouvent des milliers d’écoles bricolant de divers ingrédients comme l’ordre, la définition, la science, le raisonnement, la classification, la propreté, la constance...) et de l’autre le rire de ce sort (classe dans laquelle se retrouvent des milliers de cuisines dont les ingrédients sont carpe diem, la dérision, la provocation, le vandalisme, le foutoir, le gaspillage ...)

    Sachant que les gens étant rarement des puristes d’un genre, ils oscillent tous entres ces deux principales classes, selon les moments, circonstances et acculements. L’inconstance étant la meilleure solution pour échapper aux défis que nous nous lançons mutuellement, défis tournant tous autour du sujet de la mort.


    • Georges Yang 29 mai 2012 09:14

      Vous avez raison, le plaisir est inconcevable sans la mort , l’éternité est mortifère car elle ne laisse aucune possibilité de fin


  • Vivre est un village Vivre est un village 8 mars 2020 15:33
    Le volontarisme esthétique

    "Il s’agit de démontrer la haute probabilité vertueuse du clochard…Contre la figure du sage hiératique et quelque peu infatué ; le cynique propose le philosophe vagabond. Par delà les siècles, Cioran semble conserver une sympathie pour cette façon d’être qui est aussi une sympathie pour cette façon d’être qui est aussi proximité avec l’essentiel. Ne rien avoir invite à mieux percevoir en quoi consiste l’être. Cioran écrit à Fernando Savater : « Nous sommes arrivés à un point de l’histoire où il est nécessaire, je crois, d’élargir la notion de philosophie. Qui est philosophe* ? « Et le vieil homme de préciser : certainement pas l’universitaire qui triture des concepts, trie des notions et rédige des sommes indigestes pour obscurcir le propos de l’auteur analysé. Pas plus le technicien, fût-il brillant ou virtuose, quand il sacrifie aux rhétoriques nébuleuses et absconses. Le philosophe, c’est celui qui, dans la simplicité, voire le dénuement, met de la pensée dans sa vie et sa vie dans sa pensée. Il tisse de solides liens entre sa propre existence et sa réflexion, sa théorie et sa pratique. Pas de sagesse sans implications concrètes de cette imbrication. Pendant plusieurs années, Cioran a rencontré l’un de ces hommes, un clochard, mendiant qui l’interrogeait sur Dieu, le Mal, la Liberté ou la matière. « Je n’ai jamais connu, écrit Cioran, quelqu’un d’aussi écorché, autant pris par l’insoluble et l’inextricable. » Après avoir confié à son visiteur qu’il le tenait pour un authentique philosophe, Cioran ne le revit plus. De cette anecdote, il conclut que le philosophe se distingue en ce qu’il est préoccupé d’avancer toujours vers un plus haut degré d’insécurité** ». De quoi congédier les propriétaires de chaires, les spécialistes en péroraison et autopsies stériles. Exit les salariés qui font florès avec la momification des textes ou le jargon des spécialistes. Les racines d’une authentique sagesse fouillent le ventre d’abord, la tête ensuite.

    L’Antiquité avait ce souci de faire de la philosophie une discipline de l’immanence. Il faudra les docteurs de l’Eglise pour que la sagesse – ou ce qui se présentera comme tel – s’enferme, se spécialise dans le détail verbeux et le point technique. L’université fera le reste, domestiquant la chose pour la mieux rendre inoffensive : activité pratiquée par des pairs qu’on intronise à l’aide de cérémonies initiatiques, elle s’appauvrit et perd de sa puissance jubilatoire. Elle finit par ressembler à ceux qui la mettent bas : triste, grise, inutile et sans saveur, détachée du réel et confinée dans des zones sans turbulences.

    Avec Athènes, et peut être plus encore Rome, la philosophie se propose le mieux-vivre, le bien être, la qualité de l’existence. La vie est seule en cause et les sagesses proposent des techniques pour la mener à bien, avec le maximum de jie, de béatitude et le minimum de peines, de souffrances. Apprendre à mourir, c’est-à-dire à dépenser avec profit le quotidien dans toutes ses ramifications. Que faire du bonheur des hommes quand les Pères de l’Eglise viennent vous dire qu’il suffit de prier, d’obéir aux orthodoxies et de sacrifier aux catéchismes qui diluent deux ou trois principes fondés sur l’idéal ascétique ? Rien, plus rien.

    Diogène a la volonté de promouvoir une vie bienheureuse, et il dit comment il faut s’y prendre : « Le but et la fin que se propose la philosophie cynique, comme d’ailleurs toute philosophie, est le bonheur. Or ce bonheur consiste à vivre conformément à la nature, et non selon les opinions de la foule.*** Démonax ira plus loin en disant que seul l’homme libre est capable de bonheur. A qui s’étonne de pareil propos et croit bon de faire remarquer que, selon lui, il y a beaucoup de gens heureux, le cynique répond : « Je crois au contraire que seul est libre celui qui n’a rien à espérer, ni rien à craindre****. » Désespérer, donc, au sens étymologique : cesser d’espérer, se déprendre de l’espoir, détruire les illusions et les mythologies qui sont sécrétées par la civilisation et qui se cristallisent à l’aide des instruments du conformisme et de la convention. Lutter contre cette fâcheuse tendance qu’ont les hommes à préférer l’idée qu’ils se font de la réalité plutôt que la réalité elle-même.

    Le bovarysme est comme une loi du réel : universellement partagé, il déclenche la colère de Diogène et sa cruauté, c’est-à-dire sa préférence résolue des évidences, malgré leur caractère urticant, car « la vérité est amère et désagréable aux gens sans esprit, tandis que la fausseté leur est douce et agréable. C’est tout comme pour les malades : la lumière leur blesse les yeux, tandis qu’ils aiment les ténèbres qui les empêchent de voir et ne leur causent aucun trouble*****. » La philosophie est la pharmacopée du malade, le sage son médecin – la métaphore de Marc Aurèle se fera drastique chez Nietzche. Généralement, les idéologies fonctionnent comme des consolations : leurs artifices nécessitent des fables, des distorsions, des histoires avec lesquels on fonde le social. Les cyniques veulent saper la confiance en ces pilotis factices. Rien n’échappe à leurs sarcasmes. Toutes les architectures de fondation sont critiquées, minées puis détruites. L’authentique travail philosophique consiste à découvrir la supercherie, à la dénoncer et à pratiquer une pédagogie du désespoir.

    Dans l’essai qu’il consacre à Antisthène, Charles Chappuis écrit : « Tandis que les autres hommes cherchent au-dehors les règles de leur conduite et obéissent aux lois et aux usages, le sage, dégagé de toute affection pour sa Patrie et ses parents, de tout Devoir envers l’Etat et la Famille, libre de ces liens que, suivant lui, les hasards de la naissance et les conventions humaines imposent aux autres hommes, est dirigé par sa seule vertu et jouit d’une liberté sans limite******. » Etre à soi même sa propre norme, ne pas chercher ailleurs, dans une quelconque transcendance aliénante, le principe qui fonde l’agir – voilà l’objectif cynique. La théologie de Diogène suppose, en chacun, la confusion des moyens et des fins dans l’espoir de faire émerger un style.

    Antisthène et les cyniques visent la vertu dans les meilleurs délais. Pas question d’une voie longue pour accéder à la sagesse, la vie est trop brève, la sagesse est urgente. Foin d’une longue et pénible ascèse soumise à de périlleux exercices, improbables quant au résultat. Songeons qu’en son temps Plotin consacrera l’essentiel de son existence, de sa vie, à des pratiques purificatoires pour ne connaître l’extase qu’à quatre reprises…Il faut un talent fou pour la patience ! La méthode cynique est élaborée pour l’homme pressé qui désire le bonheur rapidement. Les voies longues accordent beaucoup trop d’importance aux moyens, au point que les fins disparaissent presque. On oublie le but pour se concentrer sur la façon d’y parvenir. En attendant, la période propédeutique est trop absorbante. Or il faut payer par une ironique compensation le temps gagné en difficultés : on va plus vite, mais c’est plus dur. Le gain s’obtient par de la perte en douceur. L’ascèse cynique ait de l’action l’entraînement privilégié. L’anecdote cynique témoigne en ce sens : le philosophe est un praticien, sa méthode est de geste, les traces qu’il laisse sont concentrées dans des histoires – celles qui font le corpus cynique, et son originalité.« 

    Extrait de : »Le volontarisme esthétique «  »Cynismes" Michel Onfray ed.biblio essais Le livre de poche p.53-56

     

     

    *Fernando Savater, Ensayo sobre Cioran, lettre préface de Cioran, éd. Taurus, traduction de Michel Onfray

    ** Fernando Savater, Ensayo sobre Cioran, lettre préface de Cioran, éd. Taurus, traduction de Michel Onfray

    ***Julien l’Apostat, Discours, IX. 13.

    ****Lucien de Samosate, vie de Démonax, 13.

    ***** J.Damascène, Florilège, II. 31. 22.

    ***** Chappuis (ch.), Antisthène, Auguste Durant librairie, p.111


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