mardi 8 juin 2010 - par Vincent Delaury

« Marathon Man » en reprise au cinéma

Babe s’entraîne pour le marathon de New York dans Central Park. Pendant ce temps-là, dans New York, Klaus Szell, frère du criminel nazi Christian Szell, périt dans un accident de voiture. Alors que Babe fait la connaissance d’une étudiante suisse ravissante (Elsa), son frère Doc, travaillant soi-disant dans le pétrole mais étant en fait membre d’une organisation gouvernementale secrète, meurt sous ses yeux. Les apparences sont trompeuses : Elsa n’est pas Suisse mais Allemande, et Doc, avant son assassinat, avait bel et bien raison de s’inquiéter pour son frangin en se rendant compte que celui-ci, bien malgré lui, est mêlé à une affaire à laquelle lui-même est mêlé. Le Dr Szell, prêt à tout pour récupérer son trésor de guerre (des diamants volés aux Juifs), a lancé ses agents, non seulement aux trousses de Doc, mais aussi de Babe. Cet étudiant à l’université, entre séquestrations et évasions à répétition, finira par avoir le dernier mot, puis reprendra son marathon, mais sans y avoir laissé au passage quelques plumes et kilos. 

Malgré ses nombreuses rediffusions à la télé, Marathon Man* (1976, John Schlesinger) n’a rien perdu, avec le temps, de sa puissance narrative et ce d’autant plus quand on le revoit au cinéma sur grand écran. A la revoyure, bien sûr, ce qui impressionne c’est son casting international (Laurence Olivier, Dustin Hoffman, Marthe Keller, Roy Scheider), son intrigue digne d’Hitchcock, mais c’est également, et surtout, le nombre de scènes cultes qu’il aligne sur deux heures de film : les courses du marathonien Babe/Hoffman dans les allées grillagées de Central Park, la scène de la bagarre du fil à couper le beurre avec Roy Scheider dans l’hôtel parisien, la scène de poursuite du nazi Szell (Olivier) par une rescapée des camps de la mort en plein New York ou encore le duel final entre l’étudiant et son bourreau dans le décor monumental, digne d’un James Bond, d’une usine de distribution d’eau de New York. Ce film est devenu un classique, si bien qu’aujourd’hui, lorsqu’on est amateur de cinéma et qu’on se promène au sein de la Grosse Pomme, je crois qu’il est impossible d’aller, par exemple dans Central Park, sans penser à Dustin Hoffman le parcourant de long en large dans la lumière mordorée de Marathon Man.

Au-delà des qualités précédemment citées, la force de ce film (du 4, 5 sur 5 pour moi) c’est son ambiance. Rappelant les vibrantes compositions d’un Howard Shore (compositeur attitré de Cronenberg), la partition de Michael Small, via ses notes de piano scintillantes et ses nappes de violon crescendo ou decrescendo, épouse un récit gigogne, se jouant avec brio d’un puzzle scénaristique multipliant les pistes (intrigues internationales, agents doubles, mises en abyme) jusqu’à ce que les différents fragments du puzzle s’assemblent et qu’on finisse, histoire de comprendre l’intrigue, par retomber sur ses pattes ; rappelons-que le film est adapté du roman homonyme de William Goldman. Ponctuée d’une bande-son inquiétante (cf. de nombreux sons stridents), Marathon Man n’est pas en reste en ce qui concerne le traitement de l’image en vue de créer une atmosphère inquiétante : pour montrer qu’on nage en eaux troubles, coincés dans un nid de guêpes, le réalisateur Schlesinger - à qui on doit aussi les très bons Macadam Cowboy et Envoûtés - crée la confusion entre rêve et réalité, projection fantasmatique et ancrage au réel, multipliant les contre-jours, les surexpositions, les lumières blanches (néons éblouissants, phares de voiture aveuglants) et, a contrario, les zones d’ombre, cf. la course-poursuite nocturne entre Babe et des tueurs (Karl & Erhardt) froids comme la mort. En voyant ce thriller, impossible de ne pas penser aux films de genre qui ont une dette envers lui - pour le meilleur et, reconnaissons-le, parfois, pour le pire. Lorsque Babe et sa petite amie se rendent dans la villa isolée de Szell et qu’ils « accueillent » les hommes de main du Dr, on a l’impression de revoir, dans A History of violence (2005, Cronenberg), Tom Stall/Viggo Mortensen recevoir dans son jardin, sous les yeux de sa femme, Dirty Harris et ses hommes armés venus lui rappeler ses vieux démons. Pour le pire, l’imagerie du Nazi réorchestrant à l’envi les mises en scène criminelles de son passé du temps de la shoah (la fameuse scène de chirurgie dentaire à coups de « C’est sans danger » et de perçages de dents à la fraise) a très certainement dû inspirer le « tout à l’image horrifique » dans lequel peuvent tomber des productions gornos - mix entre gore et pornographie de l’image - actuelles, comme Saw et Hostel  ; même un Tarantino, si brillant soit-il, tombe par moments dans une complaisance du filmage de la violence (l’oreille coupée dans Reservoir Dogs, l’écrabouillage de la tête du Nazi à coups de battes de baseball dans Inglourious Basterds) qui peut être sujette à caution. Se servir de l’Histoire, mais pour dire quoi et aller jusqu’où ?

On le sait, la représentation de la shoah - et pour certains, comme Claude Lanzmann, il y aurait, au cinéma, comme un « interdit de sa représentation » - est difficile à insérer dans un film de fiction. Comment trouver la juste mesure entre travelling et morale sans tomber dans une esthétique qui virerait au cosmétique du plus mauvais goût ? Beaucoup s’y sont cassés les dents, à commencer par les travellings esthétisants dans le camp de concentration du fameux Kapo (1960, Pontecorvo) dénoncés par Rivette dans Les Cahiers, jusqu’au tout récent Shutter Island (2010, Scorsese) qui avait bien du mal à se dépatouiller avec les fantômes de l’Histoire en lorgnant vers une imagerie des camps de la mort aux confins d’une monstration pataude. Dans Marathon Man, c’est en creux que la barbarie nazie, et son corollaire (la résistance), sont présents, et c’est très bien ainsi. Pour échapper aux tenailles qui se referment sur lui, Babe fait acte de résistance, il rejoue l’Histoire à sa façon, la phrase-clé du film étant peut-être celle-ci : « Je cours le marathon, j’ai une résistance à la souffrance. » Hormis la scène de torture dentaire (assez courte, quand on la revoit), c’est moins par l’image que par les mots que reviennent en mémoire les maux d’un passé qui n’a rien de passif. Au tout début du film, on entend un ancien déporté crier sur un vieux nazillon n’arrivant pas à démarrer sa Mercedes - « Saleté de Boche ! Vas le bouffer ton fromage de Limbourg ! Salaud de Nazi. (…) Salopard d’antisémite ! » ; et à la fin du film (à mes yeux la scène la plus inoubliable du film), on entend une victime ayant reconnu son ancien tortionnaire crier en pleine rue : « C’est Szell, Szell, Szell ! Der Weisse Engel ! L’Ange blanc est ici. Mon Dieu, il faut l’arrêter ! Aidez-moi, c’est une bête, un assassin !  ». Ainsi, Marathon Man tient à distance « le choc des photos » du théâtre de la cruauté nazi, sachant que « le poids des mots » viendra combler les « manques » de l’image - en BD, on parlerait d’interstices, à savoir des espaces blancs entre les cases pouvant servir d’ellipses. Pour susciter la peur, suggestion vaut mieux que monstration. Or Marathon Man, au-delà de son casting royal et d’un suspense de grand spectacle à l’américaine comme Hollywood peut parfois en faire (rappelons qu’il a été produit par la Paramount via Robert Evans, le producteur de Chinatown), est un grand film sur la peur, la souffrance, et sur ce qu’on peut infliger comme souffrance en cédant à la peur - la peur de l’autre par exemple, ou de la complexité de la nature humaine.

Il y aurait encore tant de choses à dire sur Marathon Man, la force d’un grand film étant qu’il ne s’épuise pas suite à des re-visionnages. On pourrait s’attarder sur la phrase culte d’Hitchcock (« Plus le méchant est réussi meilleur est le film. ») et se dire qu’elle colle parfaitement au film : Laurence Olivier, avec son regard bleu acier et sa lame rétractable, est inoubliable dans le rôle du Dr Szell, inspiré du Dr Josef Mengele médecin SS en chef d’Auschwitz, au point qu’il piquerait presque la vedette à Dustin Hoffman, pourtant excellentissime là-dedans ; on pourrait rappeler le plaisir qu’il y a à observer à l’écran deux styles de jeux opposés mais qui font des étincelles ensemble (Hoffman, venant de l’Actor Studio, est un acteur « organique », adepte de l’improvisation et de l’ébranlement intérieur alors qu’Olivier, lui, digne héritier du théâtre anglais, colle au texte, ne changeant rien) ; mais - et en supposant qu’ils me lisent ! - je préfère inviter les jeunes cinéastes en herbe d’aujourd’hui à (re)voir Marathon Man afin qu’ils puissent se rendre compte qu’un grand film sur la peur repose avant tout sur un scénario ciselé et non pas sur des conneries sadiques de bas étage.

* En reprise en salle de cinéma (la Filmothèque du Quartier latin, Paris 5e), en copie neuve (int -16 ans, v.o.), depuis le 26 mai 2010. 

 

 



6 réactions


  • Georges Yang 8 juin 2010 11:37

    Apres avoir vu le film, j’ai longtemps hesite a revoir un dentiste


  • voxagora voxagora 9 juin 2010 08:26

    Le film mérite votre article, et inversement, merci.
    J’ai revu le film car j’ai un abonnement télé chez ..
    ainsi que d’autres films de l’époque.
    Une reflexion me vient souvent à l’esprit à propos de ceux-ci :
    « c’est quand les américains étaient intelligents ».


    • Vincent Delaury Vincent Delaury 9 juin 2010 16:22

      voxagora, et les autres, merci pour vos divers commentaires.

      voxagora  : « Une reflexion me vient souvent à l’esprit à propos de ceux-ci :
       »c’est quand les américains étaient intelligents« .
       »

      Tant que Terrence Malick est vivant, plus quelques autres (Eastwood, Lynch, Van Sant), il y a encore de l’espoir ! smiley


  • Nicolas 14 juin 2010 01:06

    J’avais vu le film, l’avais relativement apprécié, et ai trouvé cette critique précise et juste, merci à l’auteur.


  • ourston 25 octobre 2010 23:36

    Film confus et totalement invraisemblable.


  • Annie 25 octobre 2010 23:44

    Un film terrifiant, à voir et à revoir. Hormis la scène du dentiste, celle du Palais Royal est inoubliable.


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