mercredi 14 mars 2012 - par Vincent Delaury

Moebius (1938-2012), un grand de la BD s’en est allé

C’est samedi 10 mars 2012 qu’on a appris la mort du dessinateur et scénariste de bandes dessinées Jean Giraud, alias Moebius, des suites d’un lymphome. Sa mort n’a pas été une surprise car on le savait malade depuis un certain temps ; il lui arrivait d’ailleurs de parler de sa maladie, exemple (in Télérama n°3168, septembre 2010, page 22) : « Au fond de la pente douce, je me suis retrouvé devant un nouveau maître, auquel je ne m’attendais pas : mon cancer, un lymphome, la maladie de la modernité, de l’empoisonnement par les pesticides et les ondes radio. Ce nouveau maître exige que je donne la mesure de tout ce que j’ai appris. Tout mon cheminement a pris soudain sons sens, c’est lui qui me donne la force de faire, de continuer et surtout de ne pas me laisser aller à mourir, de ne pas céder à la tentation de tout résoudre d’un coup, en refermant la porte. » 

Hélas pour lui, et pour nous – les amateurs de BD de science-fiction et de western -, la porte s’est refermée. Ce créateur génial, inventeur de formes ayant ouvert des perspectives infinies, est arrivé, de par son immense talent, en haut de la montagne magique puis un chemin en pente douce (la maladie) l’a conduit vers la mort. Auteur double, à la fois Gir et Moebius (les deux pseudonymes de Jean Giraud), ce graphiste surdoué, qui était passé par les Arts appliqués (1954-1956), était une star internationale. En France, dans toute l’Europe et jusqu’aux Etats-Unis, son influence était considérable. Son inventivité graphique a influencé non seulement la BD mais tous les domaines de l’image (science-fiction, animation, 3D, jeu vidéo et cinéma). Jean Giraud, pour Miyazaki, pour George Lucas et pour moult professionnels de l’image, qu’ils soient nostalgiques du western, enfants de la SF, mangakas japonais ou auteurs de comics, c’était une référence. Un modèle. Une idole du 9e art. Le Pape de la BD. Et malgré ce statut de star planétaire, ce « petit banlieusard », né en 1938 à Nogent-sur-Marne, restait tout à fait abordable quand on le rencontrait. J’avais eu la chance de déjeuner avec lui dans une brasserie parisienne, parmi d’autres invités (journalistes, commissaires d’expos, lecteurs de BD…), un certain dimanche 10 octobre 2010 : c’était le jour du vernissage professionnel pour sa grande rétrospective à la Fondation Cartier (Paris, 12 octobre 2010 – 13 mars 2011). Et je me souviens d’un homme plein d’humour, joueur, très loquace, très curieux des autres. Il discutait de tout et de rien. Au cours de ce déjeuner, qui avait rapidement quitté son cadre protocolaire pour devenir festif, sa discussion partait un peu dans tous les sens (!), mais c’était passionnant. Malgré sa maladie, il s’était montré très disert, gourmand de la vie, des mots et des gens. Il s’était pas mal étendu sur ses années de formation, sur le Mexique, sur le chamanisme, sur les capacités parapsychiques, sur une ville des Etats-Unis dont les habitants attendent les soucoupes volantes en ayant construit dans leur jardin une aire d’atterrissage, puis sur le cinéma numérique. Sa dernière création (le film d’animation 3D La Planète encore, projeté en exclusivité à la Fondation Cartier, court métrage de 8 minutes) semblait l’exciter, il rêvait d’une animation 3D pour adultes qui soit entrée dans les mœurs et qui quitte, enfin, les joujoux, souris et autres chienchiens à la Pixar. Lorsque je lui avais demandé ce qu’il pensait d’Avatar, signé James Cameron, il m’avait répondu, l’œil malicieux, « C’est de la médiocrité grandiose ! ». 

Moebius s’était essayé au cinéma. A sa façon. Les perspectives vertigineuses de ses bandes dessinées de science-fiction (Arzach, 1976, Le Garage hermétique, 1979, L’Incal, 1980, sur un scénario d’Alejandro Jodorowsky…) sont nourries par le cinéma d’auteurs puissants (Fritz Lang, Kurosawa, etc.). Et les cases de Blueberry, série créée en 1963 avec Jean-Michel Charlier, puisent à la fois dans le cinéma d’un John Ford, pour les larges panoramas et pour l’histoire détaillée du Far West américain, et dans une conception italienne du western. Difficile de ne pas voir, dans son goût pour le resserrement de l’action autour d’une poignée de personnages, dans la mine patibulaire de ces derniers, souvent crades, et dans la distribution des plans dans la page (du paysage grandiose aux gros plans sur les visages), l’influence majeure de Sergio Leone et de ses westerns-spaghetti ; autre référence au 7e art, il représente dans un premier temps Blueberry, ce « mauvais soldat » au sale caractère, sous les traits de Belmondo. Par ailleurs, on sait que les dessins de Moebius ont retenu l’attention de réalisateurs internationaux avec qui il a collaboré sur plusieurs films, au point d’être parfois carrément pillé. Pour n’en citer que quelques-uns : Le Cinquième élément de Luc Besson (pour le personnage de la Diva mais pas seulement !), Abyss de James Cameron (créatures sous-marines), Tron de Steven Lisberger (costumes, objets et décors), Alien, le huitième passager de Ridley Scott (costumes) ou encore le dessin animé Les Maîtres du temps de René Laloux (story-board).Moebius s’est expliqué sur ces va-et-vient entre BD et cinéma (in Studio Ciné Live n°23, février 2011, page 93) : « [Maints de ses projets ambitieux ont été abandonnés] Finalement, je suis plus célèbre pour les films que j’ai failli faire que pour ceux auxquels j’ai réellement participé ! J’ai mon nom au générique d’Alien, de Ridley Scott, ou d’Abyss, de James Cameron, mais je ne saurais revendiquer mon apport sur ces œuvres. (…) C’est vrai qu’il y a un système de vases communicants entre l’univers de la science-fiction que j’ai inventé dans les années 70-80 et les "visions" de certains metteurs en scène. Métal Hurlant, le magazine de science-fiction où je publiais Arzach, paraissait aux Etats-Unis – sous le titre Heavy Metal – depuis 1977, et c’était devenu une bible graphique pour une génération de réalisateurs américains. C’est une imprégnation générationnelle sur des préoccupations qui nous sont communes. Quand Ridley Scott a adapté Blade Runner, il s’est inspiré de The Long Tomorrow. Sur Le Cinquième élément, Luc Besson a fait appel à Jean-Claude Mézières et à moi parce qu’on faisait partie de ses lectures de jeune homme. J’ai vraiment apprécié la collaboration. Mais une fois le film terminé, les Humanos, ma maison d’édition, a estimé qu’il y avait beaucoup d’emprunts à L’Incal. Je n’étais pas partisan d’attaquer, mais je ne pouvais pas me désolidariser de l’action de mon éditeur. Je ne pense pas que Luc Besson ait plagié. Il a été nourri de L’Incal. Comme moi, j’ai été nourri de Philip K. Dick, Vance ou Farmer… ». 

Ce qu’il y a de fascinant chez Jean Giraud/Moebius, c’est sa dualité créatrice, complètement assumée et parfaitement aboutie. A l’instar d’un Picasso en peinture ou d’un Miles Davis en jazz, Moebius a une large palette de styles. C’est un expérimentateur graphique de haute volée mais, malgré son trait différent (du réalisme détaillé de Blueberry à la finesse des pleins et déliés de L’Incal), ses divers thèmes et ses compositions explorant de multiples combinaisons, il reste toujours identifiable, il existe une « Moebius touch » - ce qui est l’un des signes de son génie graphique. Ce dessinateur virtuose (un Patrice Leconte, qui a participé à Pilote, a souvent raconté, qu’ayant vu Gir dessiner très rapidement devant lui avec une facilité déconcertante, il a décidé d’abandonner la BD pour le cinéma) a une identité artistique changeante ; « En passant de Giraud à Moebius, j’ai tordu le ruban, changé de dimension. J’étais le même et j’étais un autre. Moebius est la résultante de ma dualité.  » D’un côté, il se montre classique et « hollywoodien » avec Blueberry et, de l’autre, avec la SF, il se fait expérimentateur. Il casse les codes de la bande dessinée traditionnelle, il explore le dessin automatique des surréalistes, les « rêves emboîtés » bien avant … Inception !, quitte à transgresser les conventions du récit. Créateur de Blueberry, d’Arzach, de L’Incal, pilier de Pilote, cofondateur de Métal Hurlant et de la maison d’édition Les Humanoïdes Associés, Jean Giraud/Moebius a développé, en une cinquantaine d’années, une œuvre polymorphe impressionnante qui a fait entrer la BD dans l’âge adulte, très loin des petits Mickey, des coloriages et autres gros nez que des esprits encore paresseux, et souvent « analphabètes de l’image » (Benoît Peeters), associent à tort au 9e art. Chapeau l’artiste. 

Photo 1 de l’auteur de l’article, portrait de Moebius (10 octobre 2010, Fondation Cartier, Paris). 

 



12 réactions


  • kall kall 14 mars 2012 09:18

    Merci pour cet article sur le « Maître »

    Pour Gir je ne saurais que conseiller la fameuse trilogie de Blueberry
    L’homme qui valait 500 000 $
    Chihuahua Pearl
    Ballade pour un cercueil

    Pour Moebius que citer d’autre que l’Incal ?

    Et de toutes façons j’encourage vivement la lecture de toute l’oeuvre de ce génie des arts graphiques


  • King Al Batar King Al Batar 14 mars 2012 10:57

    Bonjour et merci pour lui...
    Même s’ils n’ont rien a voir, entre lui et Frazetta l’année dernière, le monde a perdu mes deux dessinateurs préférés.
    Pour ma part, je vous concede preferer largement l’oeuvre de Moebius à celle de Gir, que je ne connait quasiement pas. J’ai envie de m’y interesser et je vais probablement faire l’acquisition des albums que le précédent posteur a indiqué.
    Fan de SF, Moebius est pour moi un génie. Je suis tombé dans la SF, petit, parce que mon grand père possede une collection hallucinante de roman Fleuve Noir. Moebius a réalisé la mise en image de tous ces mondes que j’imaginais dans mon enfance. J’aimerai tellement pouvoir le remercier pour tous les moments magiques que j’ai vécu au travers de son oeuvre...
    Je remercie parfois encore mon vieux voisin de m’avoir fait découvrir Arzach. Le surfer d’Argent et Galactus n’ont jamais été aussi légendaire que quand il sortait de la plume de Moebius...
    Bref je suis un gran fan (même si je deteste ce mot) et je suis quand même un peu affecté par son départ...
    Je pense que je vais me faire une petite revision de toute son oeuvre pour marqer le coup et ainsi lui accorder une place pour son souvenir.


  • sisyphe sisyphe 14 mars 2012 11:06

    Merci pour l’hommage.

    Nous venons de perdre le graphiste le plus fécond, le plus doué, le plus novateur de la BD moderne, qui aura influencé un nombre considérable de dessinateurs, jusqu’au cinéma.

    Nous voilà, amateurs de BD, tous orphelins : perte irremplaçable..


    • King Al Batar King Al Batar 14 mars 2012 16:34

      Sisiphe ca me fait plaisir de vous que nous avons plus d’un point commun !
      J’espère que tu vas bien !
      L’OGCN c’est pas la joie en ce moment, alors que je trouve que sur le papier vous avez une belle équipe composée de vieux briscards...
      Moi, avec les petrodollards, tu peux imaginer que ca va... smiley
      Sont pas dégueu Montpellier hein ?


    • sisyphe sisyphe 14 mars 2012 18:01

      Salut, king ! smiley

      Ben ouais : on est mal barrés cette année ; pas sûr qu’on s’en sorte

      Sûr qu’avec les pétrodollars, c’est plus facile...

      Mais gaffe à Montpellier : sur le match à Paris, j’ai trouvé que le PSG s’en tirait bien, et c’est les montpellierains qui ont pratiqué le plus beau foot...

      Sinon, oui, je suis un vieux fan de bd ; alors, forcément fan de Moebius (Gir) ...

      Snif.. smiley


  • tinga 14 mars 2012 13:39

    Sensei Mœbius, c’est ainsi que le nommaient les Japonais, on peut noter aussi chez Giraud toutes les références à la peinture, classique et moderne, la cohérence de son œuvre est impressionnante malgré sa diversité.



  • mortelune mortelune 14 mars 2012 15:54

    Voilà un homme qui a vraiment été utile. Inoubliable !

    Il est parti au pays des gentils de l’au delà. Ils ont de la chance de l’avoir avec eux.

  • kitamissa kitamissa 14 mars 2012 18:02

    à mon avis, il aurait dû jeûner , il y a un guérisseur qui passe un article aujourd’hui , qui conseille le jeûne pour ne pas choper le cancer !


  • Louis Matisse Louis Matisse 15 mars 2012 23:44

    Bravo pour cet hommage ! Par contre, ce n’est pas Philippe, mais Philip K. Dick : c’est un américain dont je recommande vivement la lecture.


    • Vincent Delaury Vincent Delaury 16 mars 2012 10:07

      Louis Matisse : « ce n’est pas Philippe, mais Philip K. Dick » 
      Tout à fait. Merci pour la précision. smiley

      Et merci à tous pour vos réactions...


  • Jean_R Jean_R 16 mars 2012 00:49

    Lui qui plus que tout autre m’a intéressé à l’onirisme, au mystique, je lui souhaite un meilleur lendemain, ou une meilleure renaissance.


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